Les photos du massacre sur la plage de Šķēde des Juifs de Liepāja
(Libau, en Lettonie)

Les victimes dans l’œil du bourreau

15 décembre 1941

© Gilles Karmasyn/PHDN 2019-2020


IntroductionA propos des photosVoir les photosRéflexionsBibliographie et liensAnnexe

Introduction:

Le massacre des Juifs de Liepāja (1941) et les photos de la plage de Šķēde

Pays baltes et ghettos… 
Pays baltes et ghettos

Lorsque les troupes nazies pénètrent en Lettonie en juin 1941, environ soixante quinze mille Juifs y vivent encore, principalement dans de grandes villes, comme Riga. Très rapidement des massacres de masse ont lieu ainsi que le rassemblement des Juifs non encore assassinés dans des ghettos. Dans la forêt de Rumbula, non loin de Riga, un centre de mise à mort par balle est installé. Vingt-cinq mille Juifs y sont assassinés les 30 novembre et 8 décembre 1941.

La lettonie… 
La lettonie

À Libau (Liepāja), deuxième ville de Lettonie, sur la côte de la mer baltique, à 195 kilomètres au sud ouest de Riga, 6 500 Juifs sont encore présents lorsque les troupes allemandes y pénètrent le 29 juin 1941. Meurtres «spontanés» et pillages débutent immédiatement. Des massacres systématiques sont organisés à partir du 4 juillet par les Einsatzkommando 1a et 2 de l’Einsatzgruppe A de Walter Stahlecker. Les forces allemandes s’adjoignent bientôt des auxiliaires lettons, dont le tristement célèbre Sonderkommando commandé par Viktors Arājs. Massacres de masse, ghettoïsation, famine et maladies permettent aux nazis et à leurs auxiliaires d’éliminer presque tous les Juifs: en mars 1943, il ne restait plus que 809 Juifs à Liepāja. À la fin de la guerre les survivants sont déportés au Stutthof puis vers d’autres camps allemands. L’Armée Rouge pénètre à Liepāja le 9 mai 1945. Seuls 175 Juifs de Liepāja survivent finalement, dont 33 cachés par des Lettons.

Liepaja et Skede… 
Liepaja et Skede

La plupart des hommes valides avaient déjà été assassinés en juillet et en août 1941, comme l’atteste un rapport du major Hans von Payr, un officiel du Wirtschaftsrüstungsamt en visite dans les pays baltes, qui écrit le 11 août 1941: «à Libau, plusieurs milliers de Juifs ont été liquidés. […] Les femmes n’ont pas encore été abattues. Il a été question qu’elles soient éliminées plus tard par gazage» (voir source…). La solution envisagée, les assassinats par gazages (pratiqués par les Einsatzgruppen ailleurs à partir de novembre 1941 puis à Chelmno à partir du 8 décembre 1941), ne fut pas retenue. Mais l’objectif d’une élimination totale des Juifs de Liepāja, femmes, enfants, personnes âgées devait être maintenu.

Ordre aux Juifs de se tenir disponibles… 
Ordre aux Juifs de se tenir disponibles

L’un des massacres les plus connus est celui de la plage de Šķēde (ou Shkède), à 15 kilomètres au nord de la ville, commis par trois esquadrons allemands et un letton (le bataillon de police lettone 21) entre le 15 et le 17 décembre 1941. Strictement planifié, des fosses (de trois mètres de profondeur, sur une longueur totale d’une centaine de mètres) avaient été creusées pendant la semaine précédente par des policiers lettons. Peu avant le 15 décembre les Allemands avaient placardé un ordre intimant aux Juifs de rester chez eux (voir ci-contre). Emmenés par petits groupes parfois en camions, parfois à pied, dans un froid mordant, trompés sur leur destination, les Juifs de Liepāja sont accueillis à Šķēde par les unités allemandes et lettones, qui les font se déshabiller puis les assassinent par petits groupes. Le SS-Obersturmbannführer Dr. Fritz Dietrich, chef de la police SS (SS-Polizei-Standortführer) de Libau, qui a organisé le massacre, écrit dans un rapport officiel en date du 29 décembre 1942: «Pour la période du 14 au 17 décembre 1941, 2749 Juifs ont été évacués». L’utilisation, dans les correspondances officielles, du terme «évacuation» pour désigner en le camouflant le massacre de masse des Juifs était depuis longtemps en usage et perdurerait jusqu’à la fin bien que devenu transparent pour tous. Cependant, dans son journal de guerre, non destiné à la diffusion, Fritz Dietrich ne prenait aucune précaution. Il y avait écrit ce qui suit (voir sources…):

«15.12.41  Début de l’action juive [Judenaktion]. Aujourd’hui on en a exécuté 270 à la plage de Libau.
«16.12.41Suite de l’action juive.
«17.12.41Fin l’action juive. En tout 2746 Juifs ont été abattus. Ainsi la Courlande est libre de Juifs [judenfrei], hormis 350 artisans juifs, dont ont a besoin pour des tâches essentielles».

Chaque jour, Fritz Dietrich accompagnait ses descriptions de remarques sur la météo: «froid, un peu de givre» le 15, «givre» le jour suivant, «un peu de givre» le 17. Se voit ainsi confirmé le froid extrême qui régnait pendant ces trois jours et qu’on devine sans peine sur les photographies dont il est question ici.

Les fosses de Šķēde aujourd’hui… 
Les fosses de Šķēde aujourd’hui

En trois jours, près de 2750 Juifs, en majorité des femmes et des enfants sont donc assassinés dans les dunes de la plage de Šķēde. Si ce massacre est plus particulièrement connu, c’est qu’on dispose de photographies prises par un Allemand, illustrant le processus de mise à mort. Le SS-Oberscharführer Carl-Emil Strott (on trouve aussi «Karl Strott»), affecté à Liepāja de juillet 1941 à la fin 1944 se trouve sur la plage de Šķēde pendant une des exécutions de masse de décembre 1941. Jugé à Hanovre de 1969 à 1971, il sera reconnu coupable «de complicité de meurtre» pour avoir assassiné, dit le jugement, au moins 50 Juifs, et condamné à… sept ans de prison.

Strott a photographié le déroulement d’un de ces massacres le lundi 15 décembre 1941, prenant soin de ne photographier que les membres de l’unité lettone, commandée par le Lieutenant Pēteris Galiņš (il a été avancé qu’il s’agissait de «prouver» que les massacres de Juifs n'étaient pas commis par les Allemands, ou de prouver l’implication des Lettons). Le SS-Oberscharführer Sobeck photographie également. Puis Strott (ou Sobeck, selon les versions) a gardé des négatifs développés de ces photos dans son bureau du bâtiment de la Sicherheitsdienst où il est affecté. Un juif épargné parce qu’électricien, David Siwzon (on trouve aussi «David Zivcon», également «Zivcuns», voire «Zwirzon»), né le 29 mai 1914, est appelé un jour à effectuer des réparations dans le bureau, vide, de Carl-Emil Strott (ou Sobeck), au printemps 1942. David Siwzon aperçoit les négatifs dans un tiroir ouvert, les examine, comprend de quoi il s’agit, s’empare d’un demi rouleau, le descend à la cave du bâtiment où le SD a installé un laboratoire photographique où travaille son ami Meir Stein qui en réalise des tirages que David Siwzon place à l’intérieur d’une boîte de métal qu’il enterre dans l’écurie attenante au bâtiment du SD. Entretemps il a replacé le demi-rouleau dans le tiroir. Les Allemands ne se sont aperçus de rien.

David Siwzon à l’entrée de la cachette chez les Sedols en 1943… 
Ordre aux Juifs de se tenir disponibles

Le hasard, et un couple de Lettons, Robert et Johanna Sedols (ou Seduls), qui cache et protège onze Juifs pendant dix-neuf mois, dont David Siwzon, de la fin 1943 jusqu’à la fin de la guerre, lui permettent de survivre. Lorsque l’Armée Rouge reconquiert la Lettonie et libère Liepāja en mai 1945, David Siwzon déterre la boîte et confie les photographies à un officier soviétique qui les emporte à Moscou où elles sont conservées dans les archives officielles. David Siwzon meurt à Riga en 1983. Sa sœur ainée Jeta, née à Liepāja le 19 décembre 1907, qui avait émigré en France avant la guerre, s’était mariée le 7 mars 1935 avec Marcel David Fresco. Sa fille, Nadine Fresco allait devenir l’une des premières et l’une des meilleures spécialistes du négationnisme en France. C’est Nadine Fresco qui raconte en détails, dans le premier chapitre, «Photographies», de son ouvrage La mort des Juifs (Éditions du Seuil, 2008), l’origine, mais aussi le destin d’après-guerre des photographies découvertes un jour de 1942 par son oncle, David Siwzon.. 

Les photographies du massacre de la plage de Šķēde

En examinant ces clichés, nous devons garder à l’esprit que nous le faisons à travers l’œil du bourreau, que, même si l’on ignore la nature du projet des photographes nazis qui prirent ces clichés, ce projet était sans le moindre doute destiné à alimenter un discours nazi. Ces clichés montrent ce que les bourreaux voulaient montrer. Notre regard devra se substituer à l’œil du bourreau afin de faire taire son verbe qui (notamment dans les témoignages d’après-guerre) multiplie minimisations et échappatoires. Il ne faut pas se laisser tromper par son regard et travailler le notre, refuser l’humiliation exposée, être des témoins actifs, en réflexion, en empathie autant qu’en effort de compréhension et analyses historiennes. La voix des victimes est restituée dans les ouvrages et articles cités dans la bibliographie mais tout de même également dans notre propre façon de regarder ces clichés, de nous laisser aussi traverser par les violentes émotions qu’elles peuvent, qu’elles doivent susciter. Réunir et montrer un tel corpus pose toujours problème, ne serait-ce que par rapport à la dignité bafouée des victimes. Les usages et affichages approximatifs, erronés, voire scandaleux de ces clichés abondent depuis longtemps (comme le relève justement Nadine Fresco) sur papier ou sur internet. La présente publication était donc rendue nécessaire par ces mésusages. Elle est inédite dans sa complétude et dans sa forme (et doit être complétée par l’histoire qu’en dresse Nadine Fresco dans son ouvrage). Il faut évidemment que les historiens s’emparent enfin de ces clichés pour les traiter comme les sources qu’elles sont, dans le respect des victimes, car les images ne parlent pas d’elles-mêmes: il faut leur faire dire ce que parfois elles offrent contre la volonté de ceux qui les ont fabriquées.

Les photographies présentées ci-après ont souvent été publiées pour certaines d’entre elles, rarement pour d’autres. En 1960 cinq d’entre elles sont publiées dans l’ouvrage largement diffusé, et traduit, de Gerhard Schoenberner, Der Gelbe Stern. Die Judenverfolgung in Europa 1933 bis 1945 (Hamburg: Rütten & Loening Verlag GmbH, 1960, traduit en français par Corinne Duquenelle, sous le tire L’Étoile jaune: le génocide juif en Europe, 1933-1945, Paris: Presses de la Cité, 1982). Dans la grande presse on note la présence de deux d’entre elles en 1966, légendées laconiquement, dans un article du Spiegel (26 décembre 1966, «Der Orden unter dem Totenkopf»). Huit (sur les douze que nous présentons) l’avaient été dans la version originale allemande de Pour Eux, «c’était le bon temps…. On trouve aisément la plupart de ces clichés sur internet, mais présentés souvent isolés, dans des qualités très hétérogènes, généralement mauvaises, souvent sans informations pertinentes. Nous avons tenté d’en trouver les meilleures versions possibles. Il se peut que des photos de cette série nous ait échappé, mais cela nous semble peu probable. C’est la première fois, à notre connaissance que sont rassemblés ces douze clichés. Les Bundesarchiv (les Archives fédérales allemandes) semblent en détenir les meilleures versions numérisées (pour onze d’entre elles toutefois), mais exigent des sommes exhorbitantes pour les obtenir et les utiliser (2200 € pour la mise en ligne des onze clichés détenus par les BA…), ce qui, compte tenu de la nature de ces documents et du lien qui unit ceux qui ont pris ces clichés et ceux qui les vendent, nous paraît parfaitement obscène.

L’ordre des photographies que nous avons choisi (notre numérotation n’a aucun caractère standard) tente de respecter la séquence des événements: les Juifs de Liepāja étaient amenés sur la plage de Šķēde par petits groupes. On demandait à certains de se déshabiller. Le plus souvent, plus les femmes étaient jeunes ou belles, plus de déshabillage exigé était substantiel… Ils étaient ensuite amenés, par groupes d’une dizaine de personnes au maximum, au bord d’une fosse creusée dans les dunes, forcés de se tenir debout face à la mer, tournant le dos à la fosse et surtout aux bourreaux qui évitaient ainsi le face à face. Ils étaient assassinés, puis les corps repoussés jusqu’au fond de la fosse par un membre des commandos d’exécution.

Bien que les Allemands aient largement participé à ces massacres, seuls des auxiliaires lettons sont montrés sur ces photographies. C’est sans doute délibéré de la part des photographes allemands, mais ne doit pas tromper sur la responsabilité et la participation des Allemands dans les massacres. La majorité des Juifs visibles dans cette série sont des femmes et des enfants, et un petit nombre d’hommes âgés. Nous avons choisi de présenter l’une de ces photos dans deux versions (la plus complète étant légèrement moins lisible que la moins complète). Nous n’avons fait subir aucun traitement aux clichés, étant entendu qu’ils en ont peut être déjà eu (couleurs, contraste, luminosité, recadrages).

La description figurant sous les photographies découle de notre propre examen et des descriptions qu’en ont données avant nous notamment Nadine Fresco, mais surtout Edward Anders dans le documentaire de Michael Prazan et dans ses propres travaux (voir bibliographie). L’identification de certaines personnes sur les photographies ressort des travaux de Edward Anders et Juris Dubrovskis (qui ont dressé la liste de la quasi totalité des Juifs de Liepāja assassinés), du témoignage de Kalman Linkimer et du documentariste Philippe Labrune ainsi que de la recherche de Raoul Perrot et Yvonne Desbois (voir bibliographie). Edward Anders, survivant de la communauté juive de Liepāja et des massacres de 1941, est célèbre pour avoir été un scientifique de premier plan et avoir, en 1985, été le premier à émettre l’hypothèse que la principale cause de disparition des dinosaures était la chute d’une météorite sur la terre…

 

Liepāja, massacre de la plage de Šķēde, 15/12/1941 photo 1
Des gardes lettons entourent un groupe constitué principalement de Juives et d’enfants juifs, attendant qu’on les fasse se déshabiller

Des gardes lettons, entourent un groupe constitué principalement de Juives et d’enfants juifs, attendant qu’on les fasse se déshabiller. Tous sont chaudement habillés. Le garde au premier plan à gauche tient un fouet ou une matraque qu’on aperçoit aussi sur d’autres clichés. Tous les manteaux des femmes ont deux étoiles jaunes cousues, une devant, une derrière. Au moins deux femmes tiennent un enfant emmitouflé dans leurs bras. Elles semblent calmes mais, a minima, inquiètes. À l’arrière plan, on aperçoit des véhicules allemands. 

Liepāja, massacre de la plage de Šķēde, 15/12/1941 photo 2
Un groupe similaire au précédent, attendant qu’on les fasse se déshabiller avant les exécutions

Un groupe similaire au précédent, peut-être le même pris cette fois de l’autre côté (avec le photographe entre le groupe et les voitures derrière lui, ce que suggèrent des éléments communs au sol), attendant qu’on les fasse se déshabiller avant les exécutions. On distingue un nombre élevé d’enfants sur ce cliché. 

Liepāja, massacre de la plage de Šķēde, 15/12/1941 photo 3
Des Juifs sont en train de se déshabiller, entourés par des piles de vêtements des victimes précédentes. Ces vêtements seront fouillés, et réutilisés par les Allemands

Des Juifs, probablement des femmes, peut-être quelques enfants, sont en train de se déshabiller, entourés par des piles de vêtements des victimes précédentes. Ces vêtements seront fouillés, et réutilisés par les Allemands.


Deux autres photos qui pourraient se placer ici selon certaines sources concernent probablement d’autres événements. Voir Annexe. 


Liepāja, massacre de la plage de Šķēde, 15/12/1941 photo 4
Les femmes de la famille Epstein, dont la petite Sorella, 10 ans, première version du cliché

Le photographe allemand a obligé les femmes de la famille Epstein à poser devant lui en sous-vêtements. La petite fille à gauche, Sorella Epstein (parfois Suralla), 10 ans, née le 25 août 1931, tente de se cacher derrière sa maman, Rosa Epstein (Roza, 43 ans, née Saxer). Quelles émotions, quelles peurs traversent à ce moment cette petite fille? On voit en continuant sur la droite, peut-être Emma Rathaus (47 ans, la tante de Sorella). On a longtemps pensé que la jeune fille en cinquième positions était la fille de Emma Rathaus, Maya (ou Mia-Malka Epstein, 18 ans) à côté d’une amie de la famille non identifiée (en quatrième position; on inverse parfois les deux dernières jeunes filles à droite). Cependant une étude de 2016 (Raoul Perrot et Yvonne Desbois) a conclu, prudemment, à l’improbabilité de cette hypothèse. Le mari de Rosa, Yaacov (Jakob) avait été assassiné dès juillet 1941 (ou, selon les versions, arrêté avec son frère par les Soviétiques, voir ci-après). Le mari d’Emma, Haim (Chaïm) Epstein (le frère ainé de Yaakov), avait été arrêté par le NKVD avant l’arrivée des Allemands en janvier 1941 et déporté à Saratov où il mourra en juin 1942. Elles posent devant un énorme tas de vêtements laissés par les victimes précédentes. À l’arrière plan, des auxiliaires lettons poussent des femmes à se déshabiller. D’autres identités ont été proposées pour certaines personnes présentes au premier plan (Zelde Purwe ou Pauline Goldman à la place de Rosa Epstein, et Fruma-Jette Zelde), mais l’identité de Rosa Epstein pour la deuxième personne en partant de la gauche est aujourd’hui certaine (Raoul Perrot et Yvonne Desbois, 2016). 

Liepāja, massacre de la plage de Šķēde, 15/12/1941 photo 4bis
Les femmes de la famille Epstein, dont la petite Sorella, 10 ans, seconde version du cliché

Deuxième version du même cliché que le précédent (filles et femmes de la famille Epstein élargie). 

Liepāja, massacre de la plage de Šķēde, 15/12/1941 photo 5
Plusieurs femmes juives et enfants et un homme âgé (la plupart des hommes âgés avaient fait l’objet de massacres en juillet et en septembre-octobre), achèvent de se déshabiller, à côté d’un garde letton

Plusieurs femmes juives et enfants et un homme âgé (la plupart des hommes âgés avaient fait l’objet de massacres en juillet et en septembre-octobre), achèvent de se déshabiller, à côté d’un garde letton dont on distingue le fouet (ou la matraque). En bas à droite, une femme semble se déplacer (courir?) hors cadre. Aux pieds du garde, on distingue un enfant à moitié déshabillé, gisant, peut-être inconscient. Plusieurs personnes du groupe de gauche regardent dans la même direction, vers leur droite, visiblement très impressionnées, voire tout simplement terrorisées. D’autres semblent éviter de regarder dans cette direction. 

Liepāja, massacre de la plage de Šķēde, 15/12/1941 photo 6
Emma, Mia et Max Epstein

Au premier plan au centre, complètement nue, se trouve Mia (Mia-Malka, Maya) Epstein, 18 ans, transie de froid, voire de honte, tentant de se réchauffer ou de se dissimuler de ses bras repliés sur elle. À sa droite (sur la gauche de la photo), penchée et habillée de sous-vêtements blancs, se trouve sa mère, Emma, 47 ans. De dos, on voit le frère de Mia, Max Epstein, 15 ans, en train de se déshabiller. Les Epstein portaient plusieurs couches de sous-vêtements ce qui peut indiquer un froid très vif ou le fait qu’il pensaient être emmenés dans un ghetto. À l’arrière plan, on voit plusieurs petits groupes de policiers lettons, visiblement détendus. On voit gésir au sol les vêtements des victimes précédentes. On ne voit pas les gardes SS (que le photographe garde soigneusement hors champ), avec leurs fouets, et pour certains leur appareil photo. On ne peut que deviner la peur qu’ils suscitent chez celles et ceux qu’ils photographient.  

Liepāja, massacre de la plage de Šķēde, 15/12/1941 photo 7
Des femmes et jeunes femmes juives, nues ou quasi nues sont emmenées par des policiers lettons pour être assassinées

Des femmes et jeunes femmes juives, nues ou quasi nues sont emmenées par des policiers lettons pour être assassinées. 

Liepāja, massacre de la plage de Šķēde, 15/12/1941 photo 8
jeunes femmes juives nues avant d'être exécutées

Des femmes et jeunes femmes juives nues, transies de froid et objet du voyeurisme de leurs bourreaux, se dirigent vers le lieux de leur exécution. Une jeune femme court à l’arrière plan, sans doute pour rattraper les premières. L’une des jeunes femmes sur la gauche de la photo est visiblement prise d’un malaise et est soutenue par les deux autres, à peine moins terrorisées. Lors des massacres de l’été précédent, des viols avaient eu lieu, mais en décembre, seul le voyeurisme semble avoir motivé l’exigence de nudité. L’arrière plan suggère plusieurs comportement violents de la part des policiers lettons armés de fouets ou de matraques.  

Liepāja, massacre de la plage de Šķēde, 15/12/1941 photo 9
groupe d'enfants se dirigeant vers le fossé pour y être exécutés

Le groupe qui se dirige vers le fossé creusé dans les dunes (on voit la mer en haut à droite) est composé de femmes et de cinq enfants. De droite à gauche, on distingue un jeune garçon, le plus à à droite, portant une chemise sombre: il s’agit de Ruben-Aron Grinfeld, 15 ans. Il regarde sur sa droite, vers la fosse en haut de laquelle se tient un groupe précédent, sur le point d’être abattu. Ce qu’il voit le perturbe de façon très visible. Il est suivi par sa sœur, Ester-Liebe, âgée de 13 ans, qui regarde dans la même direction que son frère et s’est retournée comme si elle refusait d’avancer. On voit ensuite leur mère, Ita-Beile, 38 ans, et l’autre sœur de Ruben-Aron, Cilla, 9 ans, dont on distingue seulement une jambe et le bas d’un vêtement. Cilla est cachée par un autre jeune garçon qui avance jambes nues, en évitant de regarder dans la direction qui terrifie les premiers. Suit enfin une mère qui regarde elle aussi de l’autre côté, et porte visiblement sa toute petite fille dans les bras, qui semble inconsciente de la situation. 

Liepāja, massacre de la plage de Šķēde, 15/12/1941 photo 10
groupe de femmes juives debout au bord du fossé avant d'être exécutées

Un groupe de neuf femmes juives se tient debout au bord du fossé (dont on ne voit pas ce qu’il contient) creusé dans les dunes, tournées vers la mer, dos au fossé, attendant d’être assassinées par balles. Certaines d’entre elles tiennent à peine debout ou sont soutenues par leur voisine. C’est la scène qui effraie tant le groupe de la photographie précédente. Quelle terreur étreignait ces femmes?  

Liepāja, massacre de la plage de Šķēde, 15/12/1941 photo 11
groupe de femmes et enfants juifs debout au bord du fossé avant d'être exécutées

C’est au tour du groupe de la photographie 9, celui dont plusieurs membres étaient tant perturbés par ce qu’ils voyaient, de se tenir au bord du fossé, dos tourné face à la mer, et d’attendre d’être assassinés. On distingue bien Ruben-Aron Grinfeld, le jeune garçon en chemise sombre (avant dernier à droite), Cilla, la petite fille qui tient la main de sa maman, la maman qui tient son enfant dans les bras. Sur ce cliché, on voit distinctement au fond du fossé les corps des groupes de femmes et enfants juifs précédemment assassinés. Ici aussi, il nous est difficile de concevoir l’angoisse et le désespoir de ces êtres. À droite, à l’arrière plan on distingue le policier letton, dont on devine le fusil, chargé de faire rouler les corps au fond du fossé. Entre ce policier et le groupe, juste à droite de celui-ci, on aperçoit un drapeau que le policier déplaçait afin de signaler au prochain groupe où il devait se positionner.  

Liepāja, massacre de la plage de Šķēde, 15/12/1941 photo 12
groupe de femmes et enfants juifs debout au bord du fossé avant d'être exécutées

Ce cliché suit exactement de quelques secondes le précédent. Les assassins on tiré. Les femmes et enfants juifs de la photo précédente ont été exécutés. Certains gisent encore en haut du fossé. D’autres ont déjà roulé au fond. Arrive le même agent letton que sur le cliché précédent, chargé de pousser les corps au fond du fossé. On distingue bien le drapeau qui servait à placer le prochain groupe de victimes. Le meurtre est accompli. Les Juifs innocents ont vu mourir leurs proches devant eux en attendant leur tour. Des mamans ont vécu l’angoisse de savoir que leur enfant allait mourir avec elles et vécu le désespoir de savoir le désespoir et la peur de leurs petits. Et le cycle a recommencé, pendant trois jours, des centaines de fois.


Brèves remarques

Il existe bien d’autres photographies des massacres de Juifs par balles commis par les nazis et leurs complices. Cependant, rares sont les séquences aussi complètes et aussi poignantes nous donnant à voir les personnes, les êtres innocents qu’une logique de haine perverse entièrement élaborée sur une vision mensongère de la réalité vouait à l’assassinat. Malgré le regard nazi porté sur elles, les victimes, les femmes, les enfants, offrent à notre regard leur humanité, dans la souffrance indicible de leurs derniers instants, dans toute l’insoutenable injustice qui a présidé à cette absurde mise à mort. Aujourd’hui, des antisémites rêvent de voir les Juifs disparaître en tant que Juifs, voire de recommencer le massacre de masse en répétant les mêmes mensonges et en en inventant de nouveaux, des négationnistes justifient de telles scènes dont ils ne peuvent évidemment nier la matérialité, tout en niant la réalité globale de l’extermination des Juifs par les nazis. Étudions l’histoire avec rigueur et intransigeance mais aussi compassion active envers les victimes déshumanisées par leurs bourreaux. Rendons leur leurs noms, leurs histoires, leurs émotions. Souvenons-nous de David Siwzon dont l’héroïsme met en échec la tentative nazie d’effacement. Souvenons-nous de Sorella Epstein, petite fille de dix ans innocente, emmenée de force par les nazis sur une plage de la mer baltique pour se faire assassiner d’une balle par derrière.


Éléments bibliographiques & liens


Annexe: deux photos «incertaines»

Dans la toute première version de la présente page, nous présentions quatorze clichés, deux supplémentaires entre les actuelles photos 3 et 4 (nous avions précédemment numéroté des deux clichés supplémentaires 4 et 5), visibles ci-dessous. Ces deux photographies avaient été incluses dans la série sur le massacre de Liepāja/Šķēde parce que les archives photos de Yad Vashem les décrivent comme telles et que nous les avions vues reproduites avec la même description. Cependant plusieurs éléments rendent finalement cette inclusion plus que problématique. Aucune des publications papier (toujours partielles certes) de séries de photos du massacre de la plage de Šķēde (Klee, Fresco, Anders/Linkimer, Prazan) ne les propose. Elles ne figurent pas non plus sur la page des photos du massacre de Šķēde des Bunderarchiv. Plus important: leur examen attentif révèle des éléments qui peuvent être considérés comme incohérents avec le reste de la série: dans la première (anciennement photo 4), les vêtements semblent globalement moins chauds que sur les autres photographies. Aucun des manteaux visibles ne semble porter d’étoile jaune, et surtout la clôture qu’on distingue en arrière plan n’appartient pas au paysage des autres clichés et s’explique mal sur une plage. Enfin la corpulence des femmes des deux photos semble différentes — elles semblent plus maigres — sur la photo, constat d’ailleurs aussi valable sur la seconde (anciennement photo 5). Pour la seconde photographie, d’autres éléments, semblent suggérer qu’elle n’appartient pas à la série de la plage de Skede. La végétation y est sensiblement différente: plus abondante, plus fournie. C’est la seule où figurent des gardes vêtus en civil. Par ailleurs, il sont vêtus beaucoup plus légèrement que les gardes lettons visibles sur les autres clichés. Enfin, tout à gauche de la photo, on voit un jeune homme en uniforme, uniforme qui ne correspond pas à la tenue des gardes lettons. Enfin ces deux clichés apparaîssent régulièrement avec des légendes les plaçant ailleurs.

Ainsi la première est placée au fort VII de Kaunas (Kovno) par le United States Holocaust Memorial Museum, mais sans information archivistique. Cependant, une autre photo présentée par Yad Vashem (item id: 17457, archival signature: 2725/5, que nous a signalée Jonathan Harrison), présente en toute probabilité la même clôture et, pour le coup, est localisée également au fort VII de Kaunas, ce qui semble devoir permettre de conclure à la validité de la localisation du premier cliché par l’USHMM au fort VII.

La seconde est quant à elle placée lors des massacres de Ponary de août-septembre 1941 (cohérent avec les tenues et les végétations) par le site des Archives de Lituanie (19e photo d’une exposition virtuelle, qui est la version que nous présentons ici), qui en fournit la source archivistique dans les Archives spéciales lituaniennes, Lietuvos Ypatingajame Archyve («LYA, F. K-1, ap. 58, b. 11713/3, l. 208.») et la décrit comme extraite du dossier pénal de Franz Murer («le boucher de Vilnius», 11713 est le numéro du dossier judiciaire de Franz Murer, 3 le troisième volume), l’original en étant conservé au musée juif de Vilnius. Dans ces conditions, nous ne pouvions maintenir ces deux clichés au sein de la série sur Skede, mais plutôt que de les supprimer complètement, nous avons préféré les reproduire ci-après, précédés des présentes réserves. Nous remercions vivement l’historien Tal Bruttmann dont les lumières nous ont aidé à prendre cette décision. 

fort VII de Kaunas
Un groupe, principalement des femmes, commence à se déshabiller

Un groupe, principalement des femmes, a commencé à se déshabiller. Cette photo n’appartient pas à la série de la plage de Šķēde bien qu’elle soit cataloguée comme telle par Yad Vashem (voir ci-dessus). 

massacre de Ponary (Lituanie), été 1941
Des auxiliaires lettons gardent un groupe de femmes juives qui se sont déshabillées et attendent

Des civils et un homme en uniforme gardent un groupe de femmes juives qui se sont déshabillées et attendent. La posture de ces gardes suggère qu’ils sont là pour «profiter» de la vue qui s’offre à eux, tandis que celle des femmes, épaules rentrées, bras repliés, tête souvent baissée, suggère le malaise, sinon la peur. L’appartenance de cette photo à la série de la plage de Šķēde est très douteuse bien qu’elle soit cataloguée comme telle de Yad Vashem (voir ci-dessus). 

Bien que présentant très probablement des moments d’autres événements, ces deux photographies, par leurs grandes ressemblances avec celles de la série de la plage de Šķēde permettent de relever deux points: les méthodes employées à Šķēde (groupes de femmes gardées par des auxiliaires locaux, qu’on force à se déshabiller en plein air) sont des méthodes pratiquées de façon habituelle. Par ailleurs, même si on ne possède les clichés des événements qui surviennent après ces deux photographies, ceux de la série de Šķēde permettent avec une quasi-certitude de comprendre quel est le destin des femmes qu’on y voit…