De l’antisémitisme à l’extermination
Esquisse historiographique et essai d’interprétationSaul Friedländer
in Colloque de l’École des Hautes Études en sciences sociales, L’Allemagne nazie et le Génocide juif, Paris: Gallimard/Le Seuil, 1985© Saul Friedländer/Gallimard 1985 – Reproduction interdite sauf autorisation de l’auteur,
de l’éditeur ou des ayants droit
Préambule (par PHDN)
Nous reproduisons ici l’étude pionnière de Saul Friedländer reprenant son intervention à un important colloque organisé en juillet 1982 par l’EHESS, et dont les actes parurent en 1985. Si certains aspects de cette analyse sont datés, elle n’en demeure pas moins fondamentale: elle expose notamment l’articulation de la controverse intentionnalistes/fonctionnalistes (même si elle est désormais dépassée, les questions soulevées demeurent pertinentes). Il faut souligner que le rôle fondamental de l’idéologie relevé par Saul Friedländer, l’importance d’un «antisémitisme rédempteur» (même si Friedländer n’utilise pas encore cependant cette formule) dans la genèse et la mise en œuvre de l’extermination des Juifs par les nazis et leurs complices, ont été confirmées par les travaux des historiens des trentes dernières années. Rappelons que Saul Friedländer est l’auteur d’une remarquable histoire globale du génocide en deux tomes (L’Allemagne nazie et les Juifs, Seuil, 1997 pour le tome 1, Les années de persécutions: 1933-1939, et 2008 pour le tome 2, Les années d’extermination: 1939-1945). L’historien Philippe Burrin a produit, selon nous, l’une des plus fines analyses de l’antisémitisme nazi, qui nous semble une digne héritière de l’étude présentée ici, dans son ouvrage de 2004, Ressentiment et apocalypse: essai sur l'antisémitisme nazi (Seuil, 2004). On pourra aussi compléter par les travaux de Christian Ingrao qui intègre l’antisémitisme exterminateur nazi à l’espoir nazi de réaliser une société «pure» sur des territoires libérés («purifiés») notamment des Juifs. Enfin, il faut relever qu’au moment de l’écriture de cette analyse, Saul Friedländer n’avait pas encore été exposé à l’antisémitisme de Ernst Nolte, lequel ne s’exprimait pas dans l’ouvrage que Friedländer commente…
De l’antisémitisme à l’extermination…
Saul Friedländer
L’histoire de l’antisémitisme nazi et de l’extermination des Juifs d’Europe a pris, depuis la fin de la guerre, une ampleur considérable, qu’il s’agisse des racines de l’antisémitisme nazi, de son développement, de la politique du Reich hitlérien à l’égard des Juifs, de la «solution finale» en tant que telle ou bien encore de l’attitude et des réactions de la société allemande, des gouvernements neutres et alliés, des Églises, des Juifs enfin, et notamment du comportement des Conseils juifs, objet de tant de polémiques. Recherches et publications n’ont cessé de se multiplier, et les perspectives d’analyse avec elles1. En fait, on distingue aujourd’hui des modes d’interprétation multiples – on pourrait presque parler d’écoles de pensée – au sujet de ce qu’il est devenu usuel d’appeler l’«holocauste». Pour ce qui est de l’antisémitisme nazi et de la politique du IIIe Reich à l’égard des Juifs – le seul aspect du problème qui sera considéré ici2 –, toute évaluation d’ensemble tourne autour d’une seule question: les acquis de l’historiographie permettent-ils désormais d’insérer les événements dans le cadre d’une interprétation historique globale et cohérente, quelle qu’elle soit, ou reste-t-on face à des aperçus fragmentaires, échappant à toute synthèse qui ne serait purement descriptive, défiant une véritable compréhension? En d’autres termes, doit-on, aujourd’hui encore, admettre ce qu’Isaac Deutscher écrivait il y a une quinzaine d’années: «Pour l’historien qui tente de comprendre l’holocauste des Juifs, l’obstacle le plus important est le caractère absolument unique de cette catastrophe. Ce n’est pas seulement une affaire de temps et de perspective historique. Je doute que dans un millier d’années les gens comprennent mieux Hitler, Auschwitz, Maïdanek et Treblinka que nous le faisons aujourd’hui. Auront-ils une meilleure perspective historique? Il se peut, au contraire, que la postérité comprenne tout cela encore moins bien que nous3.» Ou, au contraire, faut-il accepter l’interprétation que Raymond Aron formulait, voici deux ans environ: «Quant au génocide, […] je dirai que l’irrationalité apparente résulte d’une erreur de perspective. Hitler avait proclamé plusieurs fois, en particulier au premier jour des hostilités, que les. Juifs ne survivraient pas à la guerre que ceux-ci, d’après lui, avaient déclenchée […]. Si l’on veut bien admettre que la liquidation des Juifs, du poison juif, du sang corrupteur, constituait l’objectif prioritaire de Hitler, l’organisation industrielle de la mort devient rationnelle en tant que moyen de la fin, le génocide. La rationalité instrumentale, par nature, est amorale, ou moralement neutre. La fin génocide étant posée, il fallait divertir de la logistique des armées les matériaux, les hommes et surtout les moyens de transport nécessaires à cette entreprise4»?
Ces deux positions contraires sont le fondement implicite de l’historiographie de notre sujet. Mais, pour ce qui est de l’évaluation concrète de cette historiographie, on peut l’envisager à deux niveaux d’analyse différents: celui des interprétations globales du nazisme et celui, plus limité mais plus ouvert aux controverses, de l’explication des mesures nazies antijuives prises dans leur enchaînement et leur dynamique interne.
1. L’ANTISÉMITISME DANS LES INTERPRÉTATIONS DU NAZISME
Au niveau des interprétations générales du nazisme, on perçoit aisément trois grandes catégories d’explications: les racines germaniques, le fascisme, le totalitarisme5. Or, dans aucune de ces catégories l’antisémitisme nazi ne s’insère aisément dans la trame du raisonnement historique.
Nous ne mentionnerons que très brièvement l’explication fondée sur une tradition allemande spécifique. Bon nombre d’études désormais classiques sur l’antisémitisme allemand du XIXe siècle établissent un lien causal quasi direct entre la montée d’un antisémitisme à la fois raciste et politique dans l’Allemagne impériale et l’explosion antisémite du nazisme6.
Que l’antisémitisme nazi ne saurait, de manière générale, s’expliquer sans référence à cet arrière-plan, voilà qui relève de l’évidence, mais n’autorise pas nécessairement à postuler une filiation précise.
En effet, les mêmes thèmes semblent apparaître dans la France et dans l’Allemagne de la fin du XIXe siècle7, d’une part, et d’autre part, l’ampleur de la diffusion de thèmes antijuifs dans l’opinion allemande, à la fin de l’Empire et sous Weimar, n’est pas clairement établie8. Tout au plus peut-on avancer que la continuité entre l’antisémitisme raciste allemand du XIXe siècle et celui des nazis se ramènerait non pas à un mouvement croissant de l’opinion, mais au rôle d’organisations somme toute marginales, bénéficiant des préjugés antisémites diffus communs à la majorité de l’opinion dans les pays les plus divers, à cette époque. Une telle interprétation – qui nous semble plausible – amène à chercher le véritable point de départ du processus au sein du groupe nazi et particulièrement dans la manière dont Adolf Hitler lui-même en vint à reformuler et à imposer des thèmes jusqu’alors secondaires.
De toutes les interprétations généralisantes du nazisme, celle qui place le phénomène hitlérien dans la catégorie plus vaste du «fascisme» reste, aujourd’hui encore, la plus courante9; elle a sa version marxiste, que nous verrons plus loin, et sa version non marxiste. Dans l’un et l’autre cas, l’antisémitisme nazi, de par sa singularité et sa centralité, représente un obstacle décisif sur la voie de ce genre de généralisation. La plupart des théoriciens du fascisme résolvent le problème en n’en tenant aucun compte: leurs théories générales contournent l’obstacle en évitant quasiment de le mentionner (sauf quelques mots, pour la forme)10. D’autres reconnaissent la difficulté, mais cherchent néanmoins un «terrain commun» aux mouvements fascistes, par-delà l’obstacle11. Certains cependant ont essayé d’intégrer l’antisémitisme nazi dans le cadre de leur théorie générale.
L’inclusion de l’antisémitisme nazi dans le cadre d’une théorie générale du fascisme peut prendre trois formes diverses: sa réduction à une caractéristique idéologique plus fondamentale, son inclusion fonctionnelle dans l’analyse de la dynamique particulière des partis fascistes, sa mise en relation avec des attitudes similaires identifiées dans la plupart des régimes fascistes.
C’est Ernst Nolte qui, dans sa monumentale étude sur le Fascisme dans son époque, va essayer de la manière la plus systématique de ramener l’antisémitisme hitlérien à un commun dénominateur idéologique de tous les grands mouvements fascistes: l’antimarxisme. Pour Nolte, l’antisémitisme des nazis ne serait qu’une facette de l’antimarxisme commun (la forme extrême de l’antibolchevisme des «fascistes radicaux»): «Chaque fois que Hitler parle du bolchevisme, il le fait avec une passion exaspérée. Il le considère comme la forme la plus extrême de la volonté juive de génocide et c’est vers lui que convergent toutes les constructions historiques de Mein Kampf […]. Le Hitler du Dialogue d’Eckart avait vu l’origine du bolchevisme de Lénine dans un bolchevisme infiniment plus ancien, celui de Moïse12 […].» Cette identification du judaïsme et du bolchevisme permettrait donc de relier l’antisémitisme hitlérien à l’antimarxisme des autres mouvements fascistes, à ceci près cependant que même les textes cités par Nolte donnent l’impression que l’antijudaïsme détermine l’antibolchevisme plus que l’inverse. D’ailleurs, la récente collection de tous les textes de Hitler des débuts et jusqu’à la rédaction de Mein Kampf permet de mieux évaluer l’importance relative de l’antijudaïsme et de l’antimarxisme: les références aux Juifs sont environ trois fois plus nombreuses que celles qui ont trait au bolchevisme, au communisme et au marxisme13. Ce qui renvoie à la différence évidente entre le national-socialisme et les autres «fascismes»: dans le nazisme, l’antisémitisme occupe une place centrale et singulière. D’ailleurs, ce sont bien les Juifs et non les marxistes qui furent la cible des premières comme des dernières déclarations idéologiques de Hitler; l’Union soviétique et donc les partis communistes européens furent des alliés temporaires entre 1939 et 1941; l’idée d’une paix séparée avec Staline revient avec insistance à la fin de la guerre. Par contre, tout «arrangement» avec les Juifs a été à proprement parler impensable, du point de vue de Hitler. Enfin, ces phrases on ne peut plus explicites de Martin Bormann sur le rapport entre antijudaïsme et antimarxisme: «La doctrine nationale-socialiste est totalement antijuive, ce qui signifie anticommuniste et antichrétienne. Tout se tient dans le national-socialisme et tout concourt au combat contre le judaïsme14.»
L’antisémitisme raciste – et c’est là le second point d’une interprétation dans le cadre du «fascisme» – existe en Allemagne depuis la fin du XIXe siècle; son passage de l’état de théorie vague à celui de politique systématique exigeait des conditions structurelles qui sont précisément celles des régimes fascistes. «Il ne suffit pas, écrit Hans Mommsen, de considérer [l’antisémitisme nazi] comme une variante plus radicale [de tendances préexistantes] […]. Il faut se poser la question des conditions structurelles qui firent en sorte que l’on ne reste pas à des déclarations de propagande et à des explosions d’un radicalisme “sauvage”15.»
Ces conditions, Hans Mommsen les explique par la structure du NSDAP et du IIIe Reich, qui seraient, à ses yeux, les structures typiques des partis et des régimes fascistes: lien direct entre les divers dignitaires et le chef suprême, compétences mal délimitées, d’où rivalités et luttes internes permanentes suscitant un radicalisme cumulatif dont l’impulsion constante serait l’effort des uns et des autres pour défendre des positions toujours menacées16. Ainsi, la lutte pour le contrôle des «affaires juives» aurait mené à une radicalisation croissante des initiatives dans ce domaine, ce qui expliquerait en définitive la solution finale comme le corollaire possible de la dynamique interne d’un parti et d’un régime fascistes17. Nous reviendrons par la suite à cette interprétation des événements menant à la solution finale, mais, de toute évidence, ce genre de radicalisation n’aurait pu se maintenir à l’encontre de toutes les difficultés sans l’action permanente d’une impulsion centrale et, par ailleurs, rien de semblable ne se retrouve dans les autres régimes fascistes.
Enfin – et là, il nous paraît inutile de nous attarder – on a voulu comparer l’antisémitisme des nazis avec le «racisme» des fascistes italiens à l’égard des Africains, des Slaves (Trieste, Fiume), des Allemands du Tyrol méridional… La différence de degré n’aurait été que l’effet de la guerre18… On se demande évidemment pourquoi l’Italie en guerre n’est pas parvenue aux mêmes résultats et, de manière plus générale, comment, pour maintenir coûte que coûte une théorie du fascisme, on aboutit sérieusement à ce genre de comparaison. En fait, comme l’écrit Karl Dietrich Bracher, «une théorie générale du fascisme restera toujours problématique quand on la confrontera avec ce problème [l’antisémitisme des nazis et l’extermination des Juifs, S.F.] […]. Tandis que le fascisme [italien, S.F.] était centré sur la quête de l’État fort, Stato totalitario en tant que fondement d’un nouvel Impero romano, la notion de base de Hitler était le rôle primordial de la race, le fondement racial du futur empire, pour lequel l’organisation d’un État fort n’était qu’instrumentale – jamais un but en soi19».
Dans la conception marxiste du nazisme en tant que fascisme, l’antisémitisme nazi s’insère de manière moins cohérente encore que dans la conception libérale. On y trouve, tout d’abord, une progagande politique camouflée en historiographie (une certaine production «historique» soviétique depuis les années soixante): on y découvre, du côté des exterminateurs, les nazis d’une part, les sionistes de l’autre, et, face à eux, leurs victimes, les masses juives. Peu importe l’objectif des nazis; celui des sionistes est simple: collaborer à l’extermination de la majorité pour s’assurer qu’une minorité aura la possibilité d’arriver en Palestine afin de contribuer à la création de l’État sioniste20.
A un autre niveau, la conception marxiste du fascisme essaie très systématiquement d’insérer le racisme nazi et même l’extermination des Juifs dans un cadre idéologique orthodoxe où la solution finale ne peut être que la résultante d’une politique délibérée du grand capital industriel et financier obtenant en l’occurrence d’énormes bénéfices à peu de frais (exploitation esclavagiste d’une force de travail toujours renouvelable selon les besoins; saisie des biens juifs, etc.). Défendue notamment par les historiens est-allemands21, cette interprétation, dans l’ensemble, ne tient aucun compte de faits évidents: le massacre des Juifs d’Europe a enlevé aux industries de guerre une force de travail considérable22. Au stade paroxystique des hostilités, moins d’un quart des Juifs de chaque convoi échappait à l’extermination dès son arrivée au camp. D’après les statistiques, la solution finale a représenté pour l’économie de guerre allemande une perte telle que les biens récupérés sur les victimes n’en compensèrent qu’une part infime23.
Autre thèse marxiste: la persécution des Juifs était utilisée par les nazis et donc par le grand capital pour détourner l’attention des masses de la crise du système, de l’absence de toute véritable réforme sociale, etc. L’antisémitisme jouerait donc le même rôle en l’occurrence que l’agression extérieure et la guerre: la persécution comme dérivatif nécessaire. Là encore, les faits ne concordent pas. On sait tout d’abord que la transformation sociale opérée par le nazisme fut bien plus importante qu’on ne l’a souvent cru après la guerre24. On sait aussi que l’opinion, pendant les années trente, n’accueillait pas la persécution des Juifs avec enthousiasme; il semblerait même que l’antisémitisme des nazis ternissait la popularité du régime25. Quant à la phase ultime, celle de l’extermination, elle ne pouvait détourner l’attention de l’opinion de quoi que ce soit, puisqu’elle était menée dans le secret le plus complet26.
Enfin, pour certains historiens marxistes occidentaux, le sujet n’appartient tout simplement pas au cadre interprétatif d’ensemble. Ainsi, l’historien anglais T. W. Mason, reprenant une thèse hétérodoxe sur l’«autonomie du politique» dans le cadre du national-socialisme (autonomie nécessaire pour tirer le système d’une crise autrement insurmontable27) aboutit, en évoquant la solution finale, à la complète dissociation de cet aspect du nazisme de tout le reste de l’interprétation: «Grâce à leur monopole des services d’information et de l’appareil de la terreur, grâce à leur position en dehors du système légal et, finalement, par suite de la relation spéciale de Himmler à Hitler, les SS pouvaient exécuter la tâche que leur impartissait l’idéologie, la destruction des Juifs, au détriment matériel du système tout entier. La manière dont la sphère politique réussit à s’émanciper de toute référence aux besoins de la société n’est nulle part plus évidente que dans les cas des SS, où la transformation de l’idéologie en pratique était en contradiction totale avec les intérêts de l’économie de guerre et put néanmoins continuer28.» Le cadre théorique reste ainsi intact.
C’est au niveau de la théorie et de la méthode de l’investigation que Reinhard Kühnl détache l’antisémitisme nazi du cadre marxiste orthodoxe: pour traiter de ces dimensions de l’irrationnel, il faut de nouvelles méthodes et Kühnl préconise le recours à une psychanalyse intégrée à l’analyse de la société. Il évoque Reich et Fromm: pour ce qui est de l’antisémitisme et de la solution finale, l’interprétation ne semble plus s’ancrer pour l’essentiel au niveau des déterminantes sociales, mais à celui de l’inconscient29.
Le «totalitarisme» est la troisième voie majeure vers une interprétation généralisante du nazisme30. A première vue, la politique antijuive des nazis et la «solution finale» même s’expliquent mieux dans ce cadre que dans celui du fascisme, mais à première vue seulement. L’interprétation totalitaire de la politique nazie à l’égard des Juifs peut recourir à l’un des thèmes suivants (ou à une combinaison de plusieurs d’entre eux):
Ce n’est pas, en premier lieu, une motivation idéologique fondamentale, mais bien la volonté de domination absolue sur les individus et les groupes qui pousse le système totalitaire à broyer ceux-ci et à choisir, quand la voie de la domination semble l’exiger, la destruction absolue de tel ou tel groupe – indifféremment. L’ennemi à anéantir devient un élément fonctionnel du système de domination absolue et l’on peut imaginer que, pour terroriser l’ensemble de la population ou galvaniser ses énergies, tantôt tel groupe, tantôt tel autre, choisis de manière entièrement arbitraire31, seront les victimes de la persécution ou de l’extermination totalitaires: «Les Juifs sont assassinés, écrivaient Horkheimer et Adorno, à une époque où les chefs fascistes pouvaient remplacer l’antisémitisme de leur programme par autre chose […] aussi facilement que des équipes de travailleurs peuvent être transférées d’un centre entièrement rationalisé de la production à un autre […]32.»
C’est évidemment la machine bureaucratique qui forme l’instrument privilégié du pouvoir et de la terreur totalitaires, la machine avec ses fonctionnaires banals et interchangeables dont la seule ambition est de remplir aussi bien que possible une tâche qui peut mener, s’il s’agit de la discrimination à l’égard d’un groupe, des procédures d’identification les plus élémentaires jusqu’à la totale extermination. Les travaux les plus divers confirment le rôle central de la bureaucratie totalitaire dans le processus de destruction, depuis le monumental travail de Raul Hilberg sur tous les rouages de la machine bureaucratique de destruction33, l’essai polémique de Hannah Arendt sur Eichmann, le banal fonctionnaire du mal34, l’étude d’H. G. Adler sur le processus de déportation des Juifs d’Allemagne35, jusqu’aux travaux récents de Christopher Browning sur le rôle des fonctionnaires des Affaires étrangères dans l’élaboration de la solution finale36 ou de Joseph Walk sur la législation antijuive37.
L’interprétation «totalitaire» de l’extermination des Juifs se heurte pourtant elle aussi à plusieurs difficultés majeures, dont la centralité de l’idéologie antijuive chez les chefs suprêmes du nazisme et la non-fonctionnalité de l’ennemi dans le système national-socialiste.
Inutile de revenir à nouveau sur la motivation idéologique de l’antisémitisme de Hitler lui-même; il en va de même pour Heinrich Himmler38, ainsi que pour la majeure partie de l’élite de la NSDAP: «Dans la théorie et la méthode de l’extermination de masse, écrit Karl Dietrich Bracher, lui-même l’un des tenants de l’interprétation “totalitaire” du nazisme, l’idéologie raciste du national-socialisme est devenue un but en soi39.» S’il en est ainsi, l’interprétation totalitaire de la persécution nazie des Juifs se trouve d’emblée confrontée à une objection majeure: la théorie classique du totalitarisme, telle que Hannah Arendt l’a exposée au début des années cinquante, postule un vide idéologique croissant au fur et à mesure que l’on pénètre au centre du système: l’élite totalitaire ne croit pas en l’idéologie; celle-ci n’est bonne que pour leurrer et galvaniser les masses40. Le système nazi ne semble guère répondre à ce critère. Mais, de plus, si l’idéologie antisémite est une motivation centrale et prioritaire de l’élite du régime nazi, la persécution des Juifs doit trouver son explication première hors des éléments constitutifs du système totalitaire; le cadre totalitaire ne devient alors qu’un moyen de la destruction, non son explication.
Par ailleurs, la centralité et l’autonomie de l’idéologie antijuive font que, pour les nazis, l’ennemi n’est pas interchangeable, remplaçable selon les besoins. Contrairement à la théorie du totalitarisme qui assigne à l’ennemi (interchangeable) la fonction de renforcer le pouvoir totalitaire en permettant un usage massif de la terreur contre les uns pour effrayer et avertir les autres, l’ennemi juif est, lors de la phase finale, exterminé dans le plus grand secret: but sacré et non pas moyen utilisé à d’autres fins.
Ainsi donc, il ne semble pas qu’il y ait, jusqu’à présent, d’interprétation globale du national-socialisme qui puisse intégrer une explication de l’antisémitisme nazi et de la politique nazie à l’égard des Juifs; en fait, c’est l’inverse qui paraît vrai: l’antisémitisme nazi et la solution finale remettent en question les interprétations globales du nazisme.
2. LA POLITIQUE NAZIE: INTENTION OU CONJONCTURE?
La plupart des historiens ne travaillent pas au niveau des interprétations globales, mais à celui de l’élucidation et de l’interprétation des faits dans leur contexte immédiat, leur enchaînement spécifique, ce qui donne sa cohérence interne à un phénomène – en l’occurrence, un régime et les divers aspects de sa politique.
Or, depuis la fin des années soixante, l’historiographie du national-socialisme, en Allemagne fédérale surtout, mais dans les autres pays occidentaux également, se divise – implicitement ou explicitement – en deux camps opposés: «intentionnalistes» et «fonctionnalistes»41.
Pour les intentionnalistes, il y a relation directe entre idéologie, planification et décisions; quant à la centralité absolue du décideur suprême, Adolf Hitler, elle est évidente à tel point que pour Klaus Hildebrand par exemple, «il ne faut pas parler de national-socialisme, mais bien d’hitlérisme42». La position fonctionnaliste, en revanche, implique qu’il n’y a pas de relation nécessaire entre les prémisses idéologiques et l’action politique, que les décisions sont fonction l’une de l’autre, de par l’interaction constante d’instances semi-autonomes qui limitent également le rôle du décideur suprême et que ces décisions ne prennent l’aspect d’une politique voulue et cohérente qu’a posteriori43. Bref, l’image d’un système où l’essentiel dépendait de la volonté de Hitler face à celle d’une polycratie plus ou moins anarchique.
L’opposition de ces deux thèses apparaît de manière particulièrement claire quand on se tourne vers l’interprétation de la politique nazie à l’égard des Juifs.
La thèse intentionnaliste affirme tout d’abord la continuité entre l’idéologie des débuts et l’extermination finale. Cette linéarité, déjà fortement soulignée dans l’ouvrage d’Ernst Nolte, le Fascisme dans son époque, où le Juif porteur du bolchevisme et de manière plus générale de toutes les forces antinaturelles doit être annihilé pour que soit sauvée l’humanité44, apparaît comme le corollaire inévitable de la «conception du monde» de Hitler, telle que nous la présente Eberhard Jäckel. Pour Jäckel, cette linéarité se manifeste jusque dans le détail de l’extermination: «Qu’il soit possible d’établir un lien entre la guerre des gaz du premier conflit mondial et les chambres à gaz du second ou non, il est certain que l’antisémitisme de Hitler, tel qu’il est exposé dans Mein Kampf, était marqué par la guerre. Il était né de la guerre, exigeait des méthodes guerrières et devait être réalisé en temps de guerre; il était donc logique que cet antisémitisme trouvât lors de la guerre suivante, qui, de toute manière, avait été prévue dès le début, son sanglant apogée45.»
D’ailleurs, le rapport entre intention initiale et politique ultérieure semble bien ressortir de la succession rapide et inexorable des étapes de l’action antijuive des nazis: «Déjà le programme national-socialiste exige l’abolition des droits de tous les Juifs», écrit Karl Dietrich Bracher dans Die deutsche Diktatur. «Les menées antisémites accompagnent la préhistoire de la prise du pouvoir et dès 1933 le régime organise la persécution systématique des Juifs. Même des considérations techniques n’empêchent pas la succession rapide du boycottage des Juifs, de leur exclusion de la vie publique, du recours à leur égard à un droit d’exception et finalement de leur extermination46.»
Continuité entre idéologie et politique, succession rapide des étapes, planification aussi: ainsi, pour plusieurs historiens de la solution finale, le programme d’euthanasie des débuts de la guerre représente une phase de «préparation technique» pour la solution finale: «La méthode qui fut ultérieurement utilisée pour l’extermination de masse des Juifs par les gaz, écrivent Arndt et Scheffler, […] fut essayée dès le début de 1940, lors de la mise à mort d’adultes internés dans des institutions [psychiatriques], dans le cadre de l’action dénommée “T4”47.»
Les exemples cités impliquent un plan et une mise en œuvre systématique par étapes, l’année 1941 marquant la phase cruciale de la décision. Pour les historiens «intentionnalistes», la décision de Hitler tombe alors comme l’aboutissement d’une évolution dont on pouvait discerner le cours inexorable. Ce cours, Helmut Krausnick en a décrit, lui aussi, les étapes, en soulignant que pour Hitler la politique d’expulsion de la fin des années trente n’est sans doute qu’un pis-aller et que la guerre va enfin permettre la réalisation de la solution ultime: l’extermination. «Il est certain, écrit-il, que plus mûrissait dans l’esprit de Hitler la résolution d’abattre son dernier adversaire potentiel sur le continent européen, l’Union soviétique, et plus le préoccupait la possibilité, que depuis longtemps il pouvait considérer comme la “solution maximale”, d’exterminer les Juifs dans les territoires sous sa domination. C’est en mars 1941 au plus tard, quand il dévoila son intention de faire fusiller les commissaires politiques de l’Armée rouge, qu’il doit avoir donné l’ordre secret d’exterminer les Juifs48.»
Compte tenu d’une série de faits concordants, la possibilité qu’un tel ordre ait été donné au printemps 1941 paraît de plus en plus vraisemblable. Au moment où les Einsatzgruppen reçurent l’instruction d’exterminer les Juifs en territoire soviétique occupé, une «solution finale certaine du problème juif» figure dans un document du RSHA interdisant la poursuite de l’émigration juive de Belgique et de France49. Autre possibilité: Hitler aurait donné cet ordre en été 1941, peu après l’invasion allemande en Union soviétique, quand Göring demanda à Heydrich de préparer «la solution totale du problème juif dans tous les territoires sous contrôle allemand50».
Plus aucun historien ne croit aujourd’hui qu’un tel ordre ait été donné par écrit. Sous forme orale, il pouvait s’agir soit d’une instruction directe de Hitler à Göring ou à Himmler, soit, plus probablement, d’une allusion claire, comprise par tout le monde. Quoi qu’il en soit, les historiens intentionnalistes croient qu’il a fallu un ordre venant de Hitler même pour déclencher la solution finale.
Quant à la position fonctionnaliste appliquée à la politique nazie à l’égard des Juifs, on peut également en souligner divers aspects.
Rappelons le commun dénominateur qui représente l’essence même de la position fonctionnaliste, quel qu’en soit le domaine d’application: l’État nazi représentait un système en bonne partie chaotique où les décisions majeures étaient souvent la résultante des pressions les plus diverses, sans qu’il y ait forcément planification, prévision ou ordres clairs provenant du sommet. Les ouvrages de Karl Schleunes et d’Uwe Dietrich Adam51 sur la politique antijuive des nazis se veulent en fait une démonstration de cette approche: «Pendant les premières années du IIIe Reich, écrit Karl Schleunes, personne au sein du mouvement nazi, à commencer par le Führer, ne définit ce que pourrait être la solution du problème juif […]. Ce n’est que dans le sens le plus large que les prémisses antisémites du national-socialisme nous aident à expliquer le cours que prirent une grande variété de mesures concernant les Juifs […]. Pendant cette première période, Hitler n’intervient quasiment pas52.»
Uwe Dietrich Adam pousse la thèse fonctionnaliste plus loin encore. Après avoir suivi ce qu’il considère comme l’absence de toute direction claire de la politique antijuive pendant les années trente, absence de direction relayée à partir de 1938 par la politique d’émigration conçue essentiellement par les SS, Adam en arrive à une première conclusion générale: «On ne saurait parler d’une politique coordonnée et planifiée à l’égard des Juifs […] un plan global concernant la nature, le contenu et la portée de la persécution des Juifs n’exista jamais; il est même fortement probable que l’extermination de masse ne fut pas un but que Hitler s’était fixé a priori et qu’il essayait d’atteindre53.»
Pour ce qui est des événements cruciaux de l’année 1941, Adam estime que l’extermination des Juifs d’URSS ne faisait pas nécessairement partie d’un plan d’extermination global et que ce n’est qu’à l’automne de cette année (entre septembre et décembre 1941), par suite de la situation créée par les déportations vers l’Est d’une part et l’arrêt de l’avance allemande d’autre part, que Hitler prit la décision de remplacer la «solution territoriale» du problème juif par l’extermination globale54.
Martin Broszat accomplit un pas de plus: il reprend, au sujet de la même année 1941, le raisonnement d’Uwe Adam, mais aboutit au terme logique de la position fonctionnaliste: il n’y eut jamais d’ordre d’ensemble concernant l’extermination des Juifs. L’arrêt de l’avance allemande en Russie et la poursuite de l’expulsion des Juifs vers l’Est créent, à l’automne de 1941, une situation chaotique dans les ghettos surpeuplés. Des décisions locales sont alors prises, les exterminations commencent et ainsi, selon Broszat, «la pratique de la liquidation, une fois commencée et établie, devint prédominante et se transforma en définitive en un programme d’ensemble55». L’auteur résume sa thèse dans les termes suivants: «Il m’apparaît qu’il n’y eut pas d’ordre d’ensemble donné concernant l’extermination des Juifs et que le “programme de l’extermination” se développa par des actions individuelles, puis atteignit graduellement son caractère institutionnel et factuel au printemps de 1942, après la construction des camps d’extermination en Pologne […]56.»
Dans la démonstration de Martin Broszat, l’idéologie antijuive de Hitler n’est pas minimisée, mais sa relation directe avec la politique suivie est mise en question. Dans une étude antérieure, le même historien offrait une analyse détaillée de la fonction purement mobilisatrice de cette idéologie même57: la lutte contre les Juifs produit l’élan révolutionnaire nécessaire au mouvement, puisque le maintien des structures sociales établies empêche toute véritable transformation. Mais une rhétorique idéologique centrée sur les seuls «ennemis» ne peut que mener à des mesures de plus en plus radicales, de par son propre dynamisme, et aboutir, en définitive, pour ce qui est des Juifs, à la «solution finale»: les chefs nazis étaient incapables de prévoir les conséquences de la dynamique ainsi mise en branle et le caractère «conséquent» de la ligne suivie par Hitler n’avait rien à voir avec une action planifiée d’avance58.
Hans Mommsen complète les positions fonctionnalistes en mettant l’accent sur la dynamique autonome de l’interaction entre instances du parti et de l’État nazi, dynamique suscitant le processus déjà mentionné de radicalisation cumulative59; il résume par ailleurs l’ensemble des thèses ayant trait à la période de la guerre et les pousse à leur extrême: l’intervention directe de Hitler n’apparaît pas, les déclarations du Führer concernant l’extermination des Juifs ne sont que vague rhétorique de sa part et ne sauraient prouver une intention («même les entretiens avec le maréchal Antonescu et l’amiral Horthy [où Hitler mentionne explicitement l’extermination des Juifs, S.F.] doivent être considérés comme des exemples des métaphores typiques de la propagande de Hitler»), la Conférence de Wannsee même ne représente pas la discussion d’un plan d’extermination. Enfin le début des exterminations sporadiques dans les ghettos découlait peut-être, dans l’esprit de certains commandants locaux qui en prirent l’initiative, de considérations «humanitaires»: mieux valait exterminer les Juifs par des moyens rapides que de les laisser mourir de faim ou de maladie60.
3. LA POLITIQUE NAZIE: UNE TENTATIVE DE RÉPONSE
Il est tentant de maintenir la part égale entre intentionnalistes et fonctionnalistes et de rechercher une synthèse entre les deux positions61. En fait, le fonctionnalisme, qui privilégie la dynamique d’un système aux dépens de la volonté d’un décideur central, répond mieux aux conceptions de l’historiographie contemporaine que l’intentionnalisme. Par ailleurs, la mise en évidence de la compétition constante entre instances diverses au sein du régime nazi ne saurait, depuis longtemps, être mise en question. Cela étant, l’accumulation constante de données nouvelles sur le nazisme ne semble guère confirmer l’image du «dictateur faible» qu’évoquait Hans Mommsen dans l’un de ses premiers exposés de thèses fonctionnalistes62, et, surtout, dans les deux ou trois domaines qui représentaient le champ d’intérêt fondamental de Hitler (politique étrangère, conduite de la guerre, lutte contre les Juifs), son autorité semble exclure qu’une quelconque décision importante ait été prise à son insu. Nous essayerons, pour ce qui est de la politique à l’égard des Juifs, de le montrer dans les pages qui suivent, ne serait-ce que de la manière la plus sommaire et la plus schématique63.
Pour Martin Broszat, rappelons-le, l’idéologie antisémite de Hitler, aussi authentique fût-elle sur le plan subjectif, a, avant tout, une fonction mobilisatrice générale: «L’antisémitisme et l’antibolchevisme mobilisaient le ressentiment social et national des classes moyennes contre des conspirateurs ou des exploiteurs supposés et contre la prolétarisation socioculturelle que l’on redoutait64.» Mais alors, une question se pose d’emblée: quels sont, plus exactement, les milieux que cette idéologie a pour fonction de mobiliser? Les classes moyennes en général? Les membres du parti?
Les chefs nazis ne peuvent ignorer, dès la fin de 1933, que les mesures antijuives ne suscitent pas l’enthousiasme de la population générale: les rapports de police l’indiquent; les rapports du SD aussi – nous disposons aujourd’hui d’autres sources encore et de deux études systématiques concernant les réactions de l’opinion face aux mesures antijuives du régime. L’étude de Dov Kulka offre un tableau mitigé où apparaissent des réactions positives certes, mais aussi, l’opposition et l’indifférence65; celle de Ian Kershaw, plus particulièrement centrée sur la Bavière, indique plus clairement une réticence de l’opinion: «La radicalisation permanente de la politique antijuive du régime, écrit Kershaw, […] ne saurait être considérée comme étant le produit de, ou comme correspondant à une forte demande de l’opinion; elle eut pour résultat, en 1935 et en 1938, de faire baisser le prestige du parti et aurait même pu avoir des répercussions sur l’auréole de Hitler, si l’on avait perçu qu’il appuyait les radicaux66.» En fait, les deux études se rejoignent sur un commun dénominateur essentiel: un vague fond d’antisémitisme plus ou moins latent et surtout l’indifférence. Rien n’indique l’effet significatif de l’antisémitisme comme instrument de mobilisation, comme instrument du maintien de l’élan révolutionnaire.
Restent les membres du parti. Ce sont, il est vrai, les «radicaux» du parti qui souvent poussent aux actions les plus violentes contre les Juifs, que ce soit en 1933, en 1935 et en 193867. Mais est-ce à dire que Hitler leur offre l’antisémitisme en pâture pour les maintenir en état de ferveur révolutionnaire et les empêcher de porter leur élan vers d’autres buts, moins désirables? La réponse est évidente: la politique antijuive est menée au rythme imposé par Hitler et ce rythme, comme on le verra encore, n’est souvent pas du goût des «radicaux», surtout au printemps de 1933; par ailleurs, avec l’élimination du rôle des SA, le poids des «radicaux» (dans le sens où ce terme est employé ici) baisse sensiblement; enfin, en 1938, ce sont les ennemis des «radicaux», Göring, Himmler et Heydrich qui sont chargés par Hitler de prendre en charge l’essentiel de la politique antijuive68.
Ainsi donc, quel que soit le niveau envisagé, les fondements concrets de la thèse de Martin Broszat concernant l’idéologie antisémite comme instrument de mobilisation ne paraissent pas assurés.
Face à la position fonctionnaliste, une seule question se pose, en définitive: peut-on démontrer une intervention systématique de Hitler en diverses phases de la politique antijuive? Les études de Karl Schleunes et Uwe Dietrich Adam tendent à démontrer une absence de plan d’ensemble systématiquement poursuivi, mais en fait elles ne font que montrer l’évidence: les circonstances et les difficultés concrètes auxquelles se heurte la politique anti juive, surtout dans ses phases initiales, obligent le régime à essayer plusieurs voies alternatives; il n’en reste pas moins que les persécutions vont en croissant et qu’il n’y a aucune marche arrière. De plus, l’examen des détails indique l’intervention constante de Hitler.
Prenons les décrets du printemps de 1933, par exemple. Le 26 mars 1933, Hitler fait venir Goebbels à Berchtesgaden afin de discuter avec lui du boycott prévu pour le 1er avril; le 28 mars, il en reparle à son ministre de la Propagande, indiquant les thèmes à utiliser lors de cette première grande action antijuive du régime69. Pour ce qui est de la loi concernant l’exclusion des Juifs de la fonction publique, «il est probable, écrit Adam, que Hitler prit directement part aux discussions qui eurent lieu (à ce sujet) le 31 mars ou le 1er avril […]70». Enfin, en ce qui concerne la loi sur les avocats, c’est encore Hitler qui tranche au sujet de sa portée exacte: les radicaux exigent des mesures draconiennes immédiates, alors que le ministère de la Justice est en faveur d’une législation plus restrictive; le 7 avril 1933, Hitler adopte les recommandations du ministère de la Justice et rejette les demandes des radicaux71. En résumé, lors de la première grande vague de mesures antijuives, la présence de Hitler se fait sentir à chaque étape, selon un modèle particulier: il incite (au boycottage par exemple), puis il règle le rythme (dans la législation concernant les fonctionnaires et les avocats), en tenant compte des craintes des conservateurs et des réactions de l’étranger. C’est lui qui, à tout moment, garde le contrôle de la marche à suivre.
On mentionne souvent les lois raciales de Nuremberg de septembre 1935 comme exemple d’improvisation de dernière minute et d’absence de planification des mesures antijuives. Hitler semblerait avoir agi sur l’inspiration du moment, sous la pression des radicaux (Walter Gross et Gerhardt Wagner), notamment pour mettre fin à l’agitation antijuive «sauvage», suscitée pendant les mois précédents par ces mêmes radicaux. Selon Mommsen, Hitler avait prévu de faire une déclaration sur le conflit de l’Abyssinie au Congrès du parti qui devait s’ouvrir le 10 septembre 1935. Ce projet aurait été abandonné à la demande du ministre des Affaires étrangères, von Neurath, et ce serait seulement alors, le 13 septembre, deux jours avant la séance de clôture du Congrès, que Hitler aurait fait préparer à la hâte les lois raciales72. Or, un récent réexamen des sources existantes démontre que les lois raciales sont en préparation dès le mois d’août 1935, qu’elles sont systématiquement discutées au niveau ministériel, puis apparemment avec Hitler lui-même. En fait, dès le 30 août 1935, elles sont annoncées dans la presse étrangère73.
Pour ce qui est de la tactique même utilisée par Hitler lors de la promulgation des lois, nous sommes en présence d’une méthode délibérée, identique à celle qui domine les initiatives de politique étrangère: l’utilisation de la surprise et de la menace, afin de briser les obstacles internes et externes et placer l’ennemi devant un fait accompli. Quel est ici l’obstacle? La lenteur et le légalisme de la bureaucratie conservatrice; c’est à cause de la bureaucratie que les mesures antérieures n’ont pas eu l’effet voulu, c’est l’approche bureaucratique qui représente l’obstacle principal sur la voie de la politique antijuive du régime. A l’ouverture du Congrès, le 10 septembre, Hitler menace en termes généraux: «Le combat contre les ennemis internes de la nation n’échouera jamais par suite des insuffisances d’une bureaucratie formaliste; là où la bureaucratie officielle s’avérera inapte à résoudre un problème, la nation allemande fera intervenir son organisation la plus vivante pour contribuer à l’affirmation de ses besoins vitaux […]74.» En d’autres termes, si la bureaucratie nous gêne, le parti interviendra directement; cela est dit, en toute clarté et en rapport direct avec la question juive, lors du discours de clôture du 15 septembre, au moment de la proclamation des lois raciales: «La première et la seconde loi sont une dette de gratitude à l’égard du parti […]. La seconde loi représente la tentative de règlement légal du problème; en cas d’échec, ce problème devra être transféré, par voie légale, au parti national-socialiste, afin que lui soit apportée une solution définitive.» («Das zweite ist das Versuch der gesetzlichen Regelung eines Problems, das im Falle des abermaligen Scheiterns dann durch Gesetz zur endgültigen Lösung der national-sozialistischen Partei übertragen werden müsste75.»)
Comme au moment de l’élaboration des mesures de 1933, c’est Hitler lui-même qui, en septembre 1935, décide des modalités et de la portée exacte des nouvelles lois: au ministre de l’Intérieur, Wilhelm Frick, il a demandé quatre versions du projet de loi, allant de la conception la plus extrême à la conception la plus «modérée76»; il choisit la version la plus modérée en apparence mais, lors du discours au Reichstag du 15 septembre, il omet la phrase décisive, «cette loi ne s’applique qu’aux Juifs à part entière» – ce qui laisse le domaine d’application ouvert à toutes les extensions possibles. On perçoit une stratégie, une méthode, ainsi qu’une attention portée aux plus infimes détails.
Lors de l’Anschluss, en mars 1938, c’est Hitler qui, personnellement, donne l’ordre d’interdire aux fonctionnaires juifs d’Autriche de lui prêter serment77. Quand, le 9 novembre 1938, la mort de von Rath est annoncée, un entretien entre Hitler et Goebbels précède immédiatement le déclenchement des violences de la «Nuit de cristal», entretien qui n’est pas sans rappeler celui qui a eu lieu avant le boycott du 1er avril 1933. La même nuit du 9 novembre, Hitler donne l’ordre à Himmler de se tenir à l’écart78, mais lorsque les conséquences désastreuses du pogrome deviennent manifestes, Hitler prend une décision cruciale: désormais Göring, et avec lui Himmler et Heydrich, seront responsables de la coordination globale des affaires juives79. Une fois encore, Hitler incite à l’action, puis en règle le rythme selon les réactions intérieures et extérieures.
Quant au processus de «radicalisation cumulative», on n’en perçoit guère le cours dans l’examen des étapes de la politique antijuive. Hitler accepte les suggestions des radicaux quand cela lui convient; il les repousse sans hésitation quand il lui paraît nécessaire de ralentir le rythme. Un discours secret du 29 avril 1937, prononcé devant les Kreisleiter (chefs de district du parti) à l’Ordensburg (École des cadres) Vogelsang, exprime en toute clarté d’où viennent les décisions, quelle est la technique suivie, quel est aussi le rôle de l’effet de surprise. Un texte clé:
«Dans le parti, il ne saurait être question d’exigences. Cela n’existe pas. Et qu’est-ce que cela pourrait vouloir dire dans le parti que d’exiger? Il y a quelques jours, j’ai lu dans un journal – et je ferai venir le bonhomme et je lui dirai quelques mots: “Nous exigeons qu’il y ait un signe sur les magasins juifs, que les magasins juifs soient marqués.” Dans le journal: “Nous exigeons!” Je vous le demande: “De qui exige-t-on? Qui peut donner l’ordre?” Moi seul. Ainsi donc, monsieur le rédacteur exige de moi, au nom de ses lecteurs, que je fasse ça. Je voudrais dire tout d’abord ceci: bien avant que ce rédacteur ait eu la moindre notion de la question juive, je m’en occupais déjà très systématiquement; deuxièmement, ce problème du signe spécial sur les magasins juifs est pris en considération depuis deux, trois ans et un jour il sera naturellement résolu, d’une manière ou d’une autre. Et ceci encore: le but final de toute notre politique est évidemment clair pour nous tous. Il s’agit constamment, pour moi, de ne faire aucun pas en avant sur lequel j’aurais ensuite à revenir et de ne faire aucun pas qui pourrait nous nuire. Vous savez, je vais toujours jusqu’à l’extrême limite de ce que l’on peut risquer, mais cette limite je ne la dépasse jamais. Il faut avoir le nez assez fin pour sentir: “Que puis-je encore faire? Qu’est-ce que je ne peux pas faire?” (Rires et applaudissements.) Il en est de même dans la lutte contre un adversaire. Je ne veux pas d’emblée engager l’adversaire dans un combat violent, je n’appelle pas au combat pour le seul plaisir de combattre, je dis: “Je veux t’exterminer.” Et maintenant, intelligence, viens à mon aide: je veux manœuvrer de sorte que tu sois acculé dans un coin, que tu ne puisses pas porter un seul coup et c’est alors que tu reçois le coup dans le cœur. C’est comme ça.» («Ich will ja nicht gleich einen Gegner mil Gewall zum Kampf fordern, Ich sage nicht “Kampf” weil ich kämpfen will, sondern ich sage: “Ich will dich vernichten!” Und jetzt Klugheit hilf mir, dich so in die Ecke hineinzumanövrieren, dass du zu keinern Stoss kommst und dann kriegsl du den Stoss ins Herz hinein. Das ist es.») (Bravos et applaudissements prolongés80.)
En fait, pour qui considère la politique du IIIe Reich à l’égard des Juifs pendant les années trente, il s’avère que malgré les changements de cours évidents résultant de diverses circonstances internes et externes, elle se développe dans le sens de mesures toujours plus radicales à l’encontre des victimes – sans qu’il y ait jamais le moindre signe d’accalmie ou de retour en arrière –, que Hitler intervient personnellement à chaque étape décisive, à la fois au niveau des décisions globales et des mesures de détail, qu’il règle lui-même le rythme de la politique en question, en suscitant l’accélération ou la reprise en main, qu’il use de la surprise comme tactique éprouvée pour surmonter les difficultés bureaucratiques et que si radicalisation cumulative il y a, elle provient du sommet et non de la base. Ce qui est vrai pour les années trente le sera de manière non moins évidente pour la période de la guerre et pour le cours de la solution finale.
Si, entre 1933 et 1939, le but de la politique nazie à l’égard des Juifs semble avoir été leur ségrégation et leur expulsion, le déclenchement de la guerre changea les données. Suit une période d’hésitations et de transition, pendant laquelle les nazis sont à la recherche de nouvelles solutions. Entre 1938 et 1941, l’on peut en effet distinguer quatre aspects différents de la politique nazie: a) les menaces d’extermination que Hitler proféra contre les Juifs dès la fin de 1938, soit lors de conversations avec des personnalités étrangères, soit dans des discours publics, comme par exemple celui du 30 janvier 1939, ou dans des entretiens avec ses proches collaborateurs après la défaite polonaise; b) une politique simultanée d’émigration forcée et d’expulsion qui comprend à la fois le projet de Madagascar et l’expulsion des Juifs du Palatinat et de Bade vers la France non occupée; c) une politique de concentration des Juifs dans le Gouvernement général dont fait partie, entre autres, le projet de Nisko81; d) des mesures d’extermination contre des groupes limités, comme les actions des Einsatzgruppen en Pologne ou le programme d’euthanasie. Le tableau devient encore plus complexe quand on considère qu’à un moment donné de cette période de transition, Hitler décide de laisser aux Gauleiter le soin de trouver les mesures appropriées pour se débarrasser de leurs Juifs. Ceci ressort clairement de la lettre de Bormann à Lammers, du 20 novembre 1940, où ce dernier est informé que le Führer attend des Gauleiter qu’en quelques années leurs Gaue deviennent purement allemands, sans demander quelles seraient les méthodes employées pour atteindre ce but82. Cependant, cette période d’hésitations se termine en été 1941, un peu avant ou un peu après l’invasion de l’Union soviétique.
Or, le débat entre intentionnalistes et fonctionnalistes prend toute sa portée quand on aborde la période de la guerre et des années 1941-1942 notamment: la décision concernant l’extermination des Juifs fut-elle prise par Hitler ou, au contraire, fut-elle le résultat d’initiatives locales tournant, petit à petit, à une action d’ensemble? Y eut-il, à partir de l’été 1941, préparation d’un programme global d’annihilation ou un programme de ce genre n’apparaît-il que plus tard, au fur et à mesure que l’Office de sécurité du Reich (RSHA) coordonne les actions spontanées83?
Jusqu’en automne 1941, seuls les Juifs soviétiques étaient systématiquement exterminés. Adam et Broszat ne voient pas de lien immédiat entre ces exterminations et la solution finale, bien que ces tueries représentent, comme le souligne Browning84, un saut qualitatif dans la politique nazie à l’égard des Juifs. Par ailleurs, les déportations du Reich commencent en automne 1941, surtout vers Lodz, Kovno, Minsk et Riga. Nombre de déportés sont exterminés immédiatement, soit dans le camp d’extermination de Chelmno (près de Lodz), soit dans les forêts de Rumbuli près de Riga. L’extermination comprenant maintenant des Juifs du Reich, transportés à cette fin aux lieux d’exécution, on a l’impression qu’il s’agit bien désormais d’un plan global. Cependant, Broszat, comme on l’a déjà mentionné, explique ces tueries comme étant le résultat de la situation chaotique sur le terrain (les ghettos étaient surpeuplés à cause de l’arrivée des Juifs du Reich, et comme le rythme de l’invasion allemande en Union soviétique ralentissait, les Juifs ne pouvaient pas être envoyés plus loin vers l’Est). Il ajoute que le caractère chaotique de ces premières déportations, dû au désir soudain de Hitler de débarrasser le Reich des Juifs aussi vite que possible, semble justement exclure l’existence d’un plan d’extermination systématique. Pourtant, les tueries de Riga ne furent nullement des actions improvisées dues aux nécessités locales. Le 10 novembre 1941, le Gauleiter Lohse, commissaire du Reich pour les Pays baltes, est avisé par le général Friedrich Jeckeln que ces exterminations sont entreprises sur un ordre de Himmler et correspondent au désir du Führer. «Dites à Lohse, indique Himmler à Jeckeln, que ce sont mes ordres et que c’est également le désir du Führer.» («Sagen Sie dem Lohse, es ist mein Befehl, was auch Führers Wunsch ist85.») Il s’agit donc clairement d’un ordre venant directement de Hitler, et non pas d’une initiative née sur le terrain.
Si l’on quitte les scènes locales pour regarder le tableau général, les choses deviennent encore plus évidentes. Dans la deuxième moitié de l’année 1941, les Einsatzgruppen exterminent près d’un million de Juifs en Union soviétique; 11 000 Juifs apatrides expulsés de Hongrie sont tués à Kamenetz Podolsk lors des derniers jours du mois d’août. Les exterminations de masse à Riga débutent en novembre, et en décembre, le premier camp d’extermination, Chelmno, commence à fonctionner. Toute émigration juive est interdite dans l’ensemble des territoires occupés par les Allemands (décret du 23 octobre 1941), et les travaux de construction pour le camp d’extermination de Belzec ont commencé. Compte tenu de tous ces facteurs concordants, l’existence, en automne 1941, d’un plan global d’extermination des Juifs d’Europe ne peut guère plus être mise en doute: la période d’hésitation était bien terminée; le schéma général de la solution finale apparaît clairement.
Dans certains cas précis, la position fonctionnaliste extrême est difficile à saisir. Ainsi, pour ce qui est de la Conférence de Wannsee, Hans Mommsen écrit: «A la Conférence de Wannsee, la décision fut prise d’inclure tous les Juifs européens dans le programme de déportation et de préciser la définition des Juifs appartenant au groupe persécuté. Ce programme d’annihilation semblait encore assez vague et les remarques de Heydrich pouvaient être interprétées différemment, bien qu’il ait mentionné la nécessité d’une extermination ultérieure des déportés qui survivraient au processus d’annihilation par le travail86.» Les termes de Heydrich, présentés par Mommsen de manière dubitative, sont on ne peut plus clairs, mais, par ailleurs, on dispose du témoignage direct d’Eichmann concernant le sens des discussions lors de la Conférence: «De quoi s’agissait-il en général?», lui demande le président du tribunal: «Il s’agissait de mise à mort, d’élimination et d’extermination.» («Es wurde von Tölen und Eliminieren und Vernichten gesprochen.87») Et l’entrée en action de quatre centres d’extermination dans les semaines qui suivent confirme, sans aucune hésitation possible, ce dont il s’agissait à Wannsee.
A Wannsee, Heydrich s’était référé à une «autorisation du Führer» en annonçant son plan. Mais, dès 1941, les références à des ordres explicites de Hitler apparaissent dans les contextes les plus divers. Quand, à la mi-août 1941, Otto Bradfisch, chef de l’Einsatzkommando 8 qui opère dans la région de Minsk, demande à Himmler qui porte la responsabilité des exécutions, celui-ci répond que les ordres viennent du Führer et que, comme tels, ils ont force de loi88.
A la fin de décembre de la même année, quand Bernhard Lösener, conseiller aux Affaires juives au ministère de l’Intérieur, déclare à son supérieur, Wilhelm Stuckhart, que les exterminations de la région de Riga lui interdisent désormais de rester à son poste, ce dernier lui répond: «Ne savez-vous donc pas qu’il s’agit d’un ordre venant de l’instance suprême?» («Wissen Sie nicht, dass diese Dinge auf höchsten Befehl geschehen?89») En mai 1942, au cours d’une discussion très vive au sujet des exterminations qui a lieu à Prague entre Reinhard Heydrich et les officiers de l’Abwehr, Heydrich déclare que l’Office central de sécurité du Reich n’est pas responsable de ces tueries: elles sont exécutées sur l’ordre personnel du Führer90.
En fait, dans quatre discours successifs prononcés en l’espace de quelques mois, dont trois devant des officiers supérieurs de la Wehrmacht, pendant la première moitié de 1944, Himmler souligne que l’ordre concernant la «solution finale» vient de Hitler91.
Hitler tient d’ailleurs à être informé des étapes de l’extermination: le 1er août 1941, le chef de la Gestapo, Heinrich Müller, envoie aux commandants des quatre Einsatzgruppen l’ordre suivant: «des rapports réguliers doivent être soumis au Führer au sujet du travail (sic) des Einsatzgruppen à l’Est» («Dem Führer sollen von hier aus lfd. Berichte über die Arbeit der Einsatzgruppen im Osten vorgelegt werden92.») En décembre 1942, Himmler note: «Conférence chez le Führer […] point (3): Juifs […] éliminer, Juifs en France 600-700 000, éliminer» («Juden […] abschaffen, Juden in Frankreich, 600-700 000, abschaffen93.») D’ailleurs, pour ce qui est des chiffres, Himmler sera mieux informé à la fin du même mois de décembre, puisque le statisticien en chef des SS, Richard Korherr, lui aura remis alors un rapport complet et précis sur le cours de la solution finale. En avril 1943, le rapport, mis à jour jusqu’au 31 mars de la même année et condensé en six pages, est prêt pour le Führer94. Dactylographié sur la machine spéciale du Führer (une machine à écrire à gros caractères), il est transmis à Hitler quelques jours avant le 19 avril 1943; selon les déclarations d’Eichmann, lorsqu’il est renvoyé à l’Office central de sécurité du Reich, il porte la mention: «Le Führer a pris connaissance. A détruire. H. H.95» (Heinrich Himmler, S.F.)
Aux preuves directes de l’attention que Hitler porte aux diverses étapes de la solution finale viennent s’ajouter les indices indirects. Ainsi, l’on sait qu’Odilo Globocnick, le responsable des camps d’extermination du Gouvernement général, se rend à la chancellerie du Reich en automne 1942; or, une note de Himmler se référant à un entretien avec Hitler en date du 7 octobre 1942 porte la mention suivante: «Situation dans le Gouvernement général. Globus.» (Globocnik porte le sobriquet «Globus».) Le 9 novembre 1942, Globocnik est élevé en rang de général de brigade SS96. Quand, le 13 avril 1943, la proposition d’élever Christian Wirth au rang de SS Sturmbannführer est soumise à l’Office du personnel des SS, le dossier porte la mention que Wirth (chargé particulièrement des méthodes d’extermination par le gaz et bras droit de Globocnick) est, depuis le début de la guerre, chargé d’une mission spéciale par le Führer («seit Kriegsbeginn “in einem Sonderauftrag des Führers” tätig ist97»).
Le 26 janvier 1944, au théâtre municipal de Posen, Himmler tient un discours secret devant plusieurs centaines d’officiers supérieurs; il parle sans ambages: «Quand le Führer m’a donné l’ordre de mettre en œuvre la solution finale de la question juive, je me suis demandé si je pouvais exiger de mes braves SS l’exécution d’une tâche aussi terrible […]. Mais il s’agissait en définitive d’un ordre du Führer face auquel il ne pouvait y avoir d’hésitation. Entre-temps la tâche a été accomplie; il n’y a plus de question juive98.»
Ainsi donc, au niveau limité de l’analyse de la politique nazie, une réponse au débat suscité par les thèses opposées des intentionnalistes et des fonctionnalistes paraît possible. C’est au niveau de l’interprétation globale, le niveau brièvement évoqué dans la première partie de cet essai, que les véritables difficultés apparaissent. L’historien qui ne s’embarrasse pas d’œillères idéologiques ou conceptuelles reconnaît aisément que c’est l’antisémitisme nazi et la politique antijuive du IIIe Reich qui, précisément, donnent au nazisme son caractère sui generis. Les questions que, par ailleurs, l’on se pose au sujet du nazisme prennent, de ce fait, une dimension nouvelle qui défie les comparaisons. Le «fascisme» tombe comme concept suffisant et le «totalitarisme» aussi; les interprétations marxistes ou freudiennes trouvent là leurs limites évidentes. C’est la difficulté essentielle que la masse toujours croissante des études générales sur le nazisme essaie d’escamoter: une page ou deux suffisent au rappel de la «folie raciale» de Hitler, ce qui empêche de déséquilibrer l’interprétation habituelle. Or, si l’on admet que le rapport au problème juif fut le centre, l’essence même du système, une bonne partie des exposés communs perd sa cohérence et l’historiographie se trouve confrontée à une «anomalie» défiant ses catégories habituelles d’interprétation.
Tout au plus peut-on mentionner l’émergence, jusqu’à présent unique en son genre, d’une foi messianique et d’une vision apocalyptique de l’histoire au sein du système politique, bureaucratique et technologique d’une société industrielle avancée. Mais, là encore, l’image évoquée trompe, puisque, en ce qui concerne le rapport aux Juifs, ce n’est pas d’un mouvement de masse qu’il s’agit, ni même de la «croisade» d’une secte d’illuminés. Une bureaucratie de la destruction, indifférente, occupe l’avant-scène, mais poussée par les ordres d’un chef, mû, lui, par la plus intense des convictions.
La paralysie de l’historien provient de la simultanéité et de l’interaction de phénomènes entièrement hétérogènes: fanatisme messianique et structures bureaucratiques, impulsions pathologiques et décrets administratifs, attitudes archaïques et société industrielle avancée.
Nous savons dans le détail ce qui est advenu, nous connaissons la séquence des événements et leur enchaînement probable, mais la dynamique profonde du phénomène nous échappe, comme nous échappe la désintégration quasiment immédiate des structures politiques, institutionnelles et légales, ainsi que des forces morales qui, de par leur nature même, auraient dû former d’importants obstacles à l’action nazie, en Allemagne, dans les autres pays d’Europe et dans le monde occidental tout entier.
1. Parmi les études historiographiques consacrées à l’«holocauste», on mentionnera: Léon Poliakov, «Changing Views in Holocaust Research», Yad Vashem Bulletin, 20 avril 1967; Leni Yahil, «The Holocaust in Jewish Historiography», Yad Vashem Yearbook, VII, 1968; Philip Friedman, «L’étude de l’histoire de l’holocauste et ses problèmes» (en hébreu), in Israel Guttman et L. Rothkirchen, Shoat Yehudei Europa, Yad Vashem, 1973; Shaul Esh, «Problèmes de l’étude de l’holocauste» (en hébreu), in Ijounim Beheker Hashoah Ve Yahadut Zmanenu, Yad Vashem, 1973; Yehuda Bauer, «Trends in Holocaust Research», Yad Vashem Studies, XII, 1977; Lucy S. Dawidowicz, The Holocaust and the Historians, Cambridge, Harvard University Press, 1981; Konrad Kwiet, «Zur historiographischen Behandlung der Judenverfolgung im Dritten Reich», Militärgeschichtliche Mitteilungen, 1980-1981, vol. 27; Otto Dov Kulka, «Die deutsche Geschichtsschreibung über den Nationalsozialismus und die “Endlösung”», Historische Zeitschrift, 1984, vol. 239.
2. Pour une tentative de mise en rapport entre la politique nazie, l’attitude de la société ambiante et les réactions des victimes elles-mêmes, voir notre article «L’extermination des Juifs d’Europe; pour une étude historique globale», Revue des études juives, CXXXV (1-3), 1976.
3. Isaac Deutscher, The Non-Jewish Jew and Other Essays, Londres, Oxford University Press, 1968, p. 163.
4. Raymond Aron, «Existe-t-il un mystère nazi?», Commentaire, 7, 1979, p. 349.
5. Nous nous en tenons ici aux distinctions qu’établit Wolfgang Sauer dans «National Socialism: Totalitarianism or Fascism?», American Historical Review, décembre 1967, p. 404 sq. Voir aussi Andreas Hillgruber, Endlich genug über Nationalsozialismus und Zweiter Weltkrieg?, Düsseldorf, 1982, p. 24 sq.
6. Parmi les ouvrages les plus connus allant dans ce sens, qu’il suffise de mentionner ici Paul Massing, Rehearsal for Destruction, New York, 1949; Eva Reichmann, Hostages of Civilisation, Londres, 1950; Fritz Stern, The Politics of Cultural Despair, Berkeley, 1961; George L. Mosse, The Crises of German Ideology, New York, 1964; Peter Pulzer, The Rise of Political Antisemitism in Germany and Austria, New York, 1964; Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, t. III, De Voltaire à Wagner, Paris, 1968. L’historiographie israélienne a jusque récemment adopté cette conception des racines de l’antisémitisme nazi. D’un autre côté, certains travaux importants d’après-guerre traitant des racines allemandes du nazisme minimisent ou méconnaissent complètement la place de l’antisémitisme dans ce passé, cf. notamment Friedrich Meinecke, Die deutsche Katastrophe, Zürich, 1947; Gerhard Ritter, Europa und die deutsche Frage, Munich, 1948; Hans Rothfels, The German Opposition to Hitler, Chicago, 1962; Hans Kohn, The Mind of Germany, New York, 1960. Voir sur ce sujet Lucy S. Dawidowicz, op. cit., p. 60-67; Konrad Kwiet, «Zur historiographischen Behandlung…», loc. cit., p. 149 sq.
7. Cf. l’ouvrage de Zeev Sternhell, La Droite révolutionnaire, 1885-1914: les origines françaises du fascisme, Paris, Editions du Seuil, coll. «Univers historique», 1978; 1984, coll. «Points-Histoire».
8. On ne dispose pas d’une étude systématique d’ensemble sur l’évolution de l’antisémitisme dans l’opinion allemande depuis la Première Guerre mondiale jusqu’à l’avènement de Hitler au pouvoir. Les très nombreuses études partielles qui touchent à ce sujet d’une manière ou d’une autre donnent des indications contradictoires: disparition des partis antisémites allemands au début du siècle (Richard S. Levy, The Downfall of the Antisemitic Political Parties in Imperial Germany, New Haven, Yale University Press, 1975), diffusion croissante d’un antisémitisme extrême entre 1917 et 1924 (Werner Jochman, «Die Ausbreitung des Antisemitismus» et Saul Friedländer, «Die politischen Veränderungen der Kriegszeit und ihre Auswirkungen auf die Judenfrage», in Werner E. Mosse (éd.), Deutsches Judentum in Krieg und Revolution 1916-1923, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1971), mais aussi absence apparente d’un antisémitisme massif, au sein de l’opinion allemande au début des années trente. Pour ce qui est du cas d’une ville allemande au moment de la prise du pouvoir, voir par exemple l’étude de William Sheridan Allen, The Nazi Seizure of Power. The Experience of a Single German Town, Londres, 1966; d’autres études régionales sont moins claires. Pour un essai de synthèse, voir Richard F. Hamilton, Who voted for Hitler?, Princeton, 1982, p. 606-607; nous reviendrons encore sur les études de Dov Kulka et de Ian Kershaw concernant la période du IIIe Reich.
9. Le concept même est de plus en plus contesté. Cf. notamment Gilbert Allardyce, «What Fascism is not: Thoughts on the Deflation of a Concept», American Historical Review, avril 1979, p. 367 sq.
10. Pour s’en rendre compte, il suffit de parcourir un ouvrage récent sur les théories du fascisme, comme par exemple Wolfgang Wipperman, Faschismustheorien, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1980.
11. Cf. par exemple Stanley G. Payne, Fascism Comparison and Definition, Madison University of Wisconsin Press, 1980, surtout p. 163 et 195 sq.
12. Ernst Nolte, Le Fascisme dans son époque, trois tomes, t. III: Le National-socialisme, Paris, Julliard, 1970, p. 368-369.
13. Eberhard Jäckel (éd.), Hitler. Sämtliche Aufzeichnungen 1905-1924, Stuttgart, Deutsche Verlags-Anstalt, 1980. La comparaison a pu être effectuée grâce à l’index détaillé du volume. Nous avons utilisé les termes clés suivants: (a) Bolschewisierung, Bolschewismus, Bolschewisten, Kommunismus, Kommunist, Kommunistische Arbeiter-Partei Deutschlands, Kommunistische Partei Deutschlands, Marxismus; (b) Antisemitismus, Hebräer, Jude, Juden, Judenfrage, Judentum. En ajoutant le terme Rasse et ses dérivés à la seconde catégorie, on aboutit à un rapport d’environ 4 à 1 pour ce qui est des références aux Juifs comparées aux références au bolchevisme et au marxisme. Pour l’historien du parti nazi, Dietrich Orlow, cette centralité irréductible de l’antijudaïsme en tant que tel s’impose: «Ce que le parti possédait comme idéologie, écrit-il, se réduisait rapidement à une définition de l’Aryen-Allemand comme bien absolu et à celle du Juif comme mal absolu.» Cf. Dietrich Orlow, The History of the Nazi Party 1919-1933, Pittsburgh, Pittsburgh University Press, 1969, p. 4 et 48.
14. Adolf Hitler, Libres Propos sur la guerre et la paix, Paris, Flammarion, t. II, 1954, p. 347.
15. Hans Mommsen in Totalitarismus und Faschismus. Eine wissenschaftliche Begriffskontroverse, R. Oldenburg Verlag, 1980, p. 63-64.
16. Ibid., p. 24.
17. Hans Mommsen, «National-Socialism: Continuity and Change» in Walter Laqueur (éd.), Fascism: A Reader’s Guide, London, Penguin, 1979, p. 178-179. Nous trouvons ici, transposée à la théorie du fascisme, la conception «fonctionnaliste» du système nazi, conception que nous discuterons en détail par la suite et dont Hans Mommsen et Martin Broszat entre autres sont devenus les interprètes les plus conséquents, depuis la fin des années soixante.
18. Wolfgang Schieder, in Totalitarismus und Faschismus, op. cit., p. 58.
19. Karl Dietrich Bracher, «The Role of Hitler: Perspectives of Interpretation» in Walter Laqueur (éd.), Fascism: A Reader’s Guide, op. cit., p. 201-202.
20. Voir à ce sujet Lucy S. Dawidowicz, The Holocaust and the Historians, op. cit., p. 68 sq., et Erich Goldhagen, «Der Holocaust in der sowjetischen Propaganda und Geschichtsschreibung», Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte, octobre 1980, p. 502 sq. et notamment p. 504.
21. Cf. Konrad Kwiet, «Historians of the German Democratic Republic on Antisemitism and Persecution», Leo Baek Institute Yearbook, XXI, Londres, 1976, p. 174. Les travaux de Kurt Pätzold, plus nuancés, constituent une sorte de synthèse entre l’orthodoxie marxiste et le fonctionnalisme. Voir entre autres «Von der Vertreibung zum Genozid. Zu den Ursachen, Triebkräften und Bedingungen der antijüdischen Politik des faschistischen Deutschen Imperialismus», Dietrich Eichholz und Kurt Grossweiler (éd.), Faschismus-Forschung: Positionen, Probleme, Polemik, Berlin-Est, 1980, p. 180 sq. Voir aussi Kurt Pätzold, Faschismus, Rassenwahn, Judenverfolgung: Eine Studie zur politischen Strategie und Taktik des faschistischen Imperialismus (1933-1945), Berlin-Est, 1975.
22. Les documents relatifs aux tentatives de la Wehrmacht et même, à certains moments, du SS-Wirtschafts- und Verwaltungshauptamt de garder de la main-d’œuvre juive qualifiée sont nombreux et bien connus. Voir par exemple Enno Georg, Die wirtschaftlichen Unternehmungen der SS, Stuttgart, 1963, p. 58, 61, 93-97. Ces tentatives ont échoué la plupart du temps, l’ordre d’extermination de Himmler ou du RSHA ne souffrant guère d’exception.
23. Raul Hilberg, The Destruction…, op. cit., p. 645 sq.
24. Voir notamment David Schoenbaum, Hitler’s Social Revolution. Class and Status in Nazi Germany 1933-1939, New York, 1966.
25. Cf. Ian Kershaw, «The Persecution of the Jews and German Popular Opinion in the IIIe Reich», Leo Baeck Institute Yearbook, XXVI, Secker et Warburg, 1981.
26. La thèse selon laquelle la persécution des Juifs était un moyen pour détourner l’attention des masses des problèmes du régime ou du système capitaliste a pu être présentée de manière bien plus élaborée que notre résumé ne le laisse percevoir; mais l’argumentation de base est la même. Cf., notamment, Abraham Leon, La Conception matérialiste de la Question juive, nouvelle édition, Paris, Études et Documentation internationales, 1968, p. 155.
27. Pour les divers avatars de cette théorie dans son application au nazisme, voir notamment Pierre Ayçoberry, La Question nazie. Les interprétations du national-socialisme (1922-1975), Paris, Editions du Seuil, 1979, p. 93 sq. et 233 sq.
28. T. W. Mason, «The Primacy of politics – politics and Economics in national-socialist Germany», in S. J. Woolf (éd.), The Nature of Fascism, Londres, Weidenfeld et Nicholson, 1968, p. 192.
29. Reinhard Kühnl, «Probleme einer Theorie über den deutschen Faschismus», Jahrbuch des Instituts für deutsche Geschichte, Université de Tel-Aviv, t. III, 1974, p. 322 sq.
30. «Fascisme» et «totalitarisme» ne sont pas des concepts opposés: le fascisme italien s’est proclamé «totalitaire» dès ses débuts. Cependant, l’analyse contemporaine du nazisme tend à opposer un concept à l’autre: pour l’essentiel, le fascisme implique la centralité d’une idéologie (antimarxiste), le totalitarisme, celle d’un système de domination qui rapprocherait des régimes que l’idéologie semblerait opposer (le nazisme et le stalinisme par exemple).
31. Le choix arbitraire de l’ennemi à terroriser serait l’une des caractéristiques fondamentales du système totalitaire. Cf. Carl Joachim Friedrich et Zbigniew Brzezinski, Totalitarian Dictatorship and Autocracy, Cambridge, Harvard University Press, 1956, p. 10.
32. Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, «Éléments de l’antisémitisme», in La Dialectique de la raison. Fragments philosophiques, Paris, Gallimard, 1974, p. 214. La traduction de l’édition française est quasiment incompréhensible, et nous l’avons reformulée.
33. Raul Hilberg, The Destruction of the European Jews, Chicago, Quadrangle Books, 1961.
34. Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Un essai sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1966.
35. H. G. Adler, Der Verwaltele Mensch. Studien zur Deportation der Juden aus Deutschland, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1974.
36. Christopher R. Browning, The Final Solution and the German Foreign Office, New York Holmes & Meier Publishers, 1978.
37. Joseph Walk (éd.), Das Sonderrecht für die Juden im NS-Staat. Eine Sammlung der gesetzlichen Massnahmen und Richtlinien: Inhalt und Bedeutung, Heidelberg, C. F. Müller Verlag, 1981. Près de deux mille (!) ordonnances et décrets antijuifs sont édictés en douze ans pour le seul territoire du Reich. Le dernier décret connu, en date du 16 février 1945, stipule: «Quand il est impossible d’évacuer des dossiers traitant d’activités antijuives, il faut les détruire pour éviter qu’ils ne tombent aux mains de l’ennemi» (ibid., p. 406).
38. Cf. à ce sujet Josef Ackermann, Heinrich Himmler als Ideologe, Göttingen, Musterschmidt, 1970.
39. Karl Dietrich Bracher, Die deutsche Diktatur, Entstehung, Struktur, Folgen des Nationalsozialismus, Köln, Kiepenhauer et Witsch, 1969, p. 464.
40. Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, New York, Meridian Books, 1958.
41. Dans une première version de cette esquisse historiographique, j’opposais les historiens mettant l’accent sur la continuité de la politique nazie et ceux qui en faisaient ressortir le caractère conjoncturel et discontinu: les premiers seraient les «intentionnalistes», les autres – les «fonctionnalistes». Cf. Saul Friedländer, «De l’antisémitisme à l’extermination. Esquisse historiographique», Le Débat, 21, septembre 1982. La nouvelle nomenclature permet plus de précision dans l’exposé et l’analyse. Pour une présentation générale des deux positions, voir dans le même numéro du Débat, l’article de l’historien anglais Tim Mason, «Banalisation du nazisme? La controverse actuelle sur l’interprétation du national-socialisme», paru dans sa version originale dans Der «Führerstaat»: Mythos und Realität, Stuttgart, Klett-Cotta, 1981.
42. T. W. Mason, loc. cit., p. 156.
43. Plusieurs de ces thèses ont déjà été formulées indépendamment du contexte systématique dans lequel l’école fonctionnaliste d’Allemagne de l’Ouest devait les intégrer par la suite. L’exemple le plus connu est l’ouvrage d’A. J. P. Taylor, The Origins of the Second World War, Londres, 1961. Voir aussi Edward N. Peterson, The Limits of Hitler’s Power, Princeton, 1969, ou l’étude de Heinz Höhne sur les rivalités internes dans la SS, Heinz Höhne, Der Orden unter dem Totenkopf. Die Geschichte der SS, Gütersloh, 1968. En Allemagne, la controverse a commencé avec l’analyse «fonctionnaliste» que fit Hans Mommsen de l’incendie du Reichstag, suite au livre de Fritz Tobias, Der Reichstagsbrand. Legende und Wirklichkeit, Rastatt, 1962. Voir Hans Mommsen, «Der Reichstagsbrand und seine Folgen», Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte (cité ci-dessous VfZ) 12, no 3, 1964, p. 351 sq. Le fonctionnalisme implique nécessairement une vue polycratique du système nazi, que Martin Broszat qualifie d’«autoritarisme anarchique», voir Martin Broszat, Der Staat Hitlers. Grundlegung und Entwicklung seiner inneren Verfassung, Munich, 1969.
44. Selon Nolte, «Auschwitz se trouvait aussi directement inclus dans les principes de la doctrine nazie que le fruit dans la graine», E. Nolte, op. cit., (édition anglaise), p. 400.
45. Eberhard Jäckel, Hitlers Weltanschauung, Stuttgart, Deutsche Verlags-Anstalt, édition de 1981, p. 71-72. (L’édition originale de cet ouvrage (1969) a été traduite en français sous le titre Hitler idéologue, par Jacques Chavy, Paris, Calmann-Lévy, 1973; voir p. 82-83.) L’auteur démontre le lien qu’il y a entre l’antisémitisme de Hitler et sa conception de «l’espace vital», l’un et l’autre élément du système idéologique se retrouvant au cœur même de la praxis nazie; la même thèse est reprise avec force dans Andreas Hillgruber, «Die Endlösung und das deutsche Ostimperium» VfZ, 20, 1972.
46. Karl Dietrich Bracher, Die deutsche Diktatur, op. cit., p. 276. Aux pages 399-401 du même livre, l’auteur étaie de façon plus détaillée et convaincante sa thèse d’un déroulement implacable de la politique antisémite des nazis jusqu’à l’extermination. Pour Raul Hilberg, les étapes successives de la politique nazie antijuive furent: la définition, l’expropriation, la concentration et l’extermination.
47. Ino Arndt/Wolfgang Scheffler, «Organisierter Massenmord an Juden in nationalsozialistischen Vernichtungslagern», VfZ, 2, 1976, p. 112. A ce sujet, rappelons le fait que les malades mentaux juifs formaient dans les hôpitaux une catégorie à part et furent exterminés quelle qu’ait été la gravité de leur maladie. Cf. Eugen Kogon (éd.), Nationalsozialistische Massentötungen durch Giftgas, Francfort-sur-le-Main, 1983, p. 53. La signification d’une telle décision ne doit pas être sous-estimée. Si, par ailleurs, on ne peut affirmer avec certitude que le programme d’euthanasie ait constitué une préparation technique à l’extermination des Juifs, il semble en revanche que le gazage de petits groupes de prisonniers de guerre soviétiques en automne 1941 devait servir à tester différentes techniques de gazage avant le début de la solution finale. Voir Christian F. Streit, Keine Kameraden. Die Wehrmacht und die sowjetischen Kriegsgefangenen (1941-1945), Stuttgart, 1978, p. 397, n. 32.
48. Helmut Krausnick, «Judenverfolgung», dans H. Buchheim et al., Anatomie des SS-Staates, 2 tomes, Olten, Walter Verlag, 1965, t. II, p. 360.
49. Ibid., p. 60, 67 (édition anglaise). Des recherches récentes montrent l’existence d’un certain flou en ce qui concerne la nature des ordres adressés aux chefs des Einsatzgruppen au sujet de l’extermination des Juifs soviétiques, ainsi que le moment et l’endroit où ils furent donnés. Cependant, un examen global de ce matériel tend à confirmer qu’un ordre oral d’exterminer tous les Juifs a dû être donné juste avant ou juste après le déclenchement de l’opération Barbarossa. Cf. Helmut Krausnick et Hans-Heinrich Wilhelm, Die Truppe des Weltanschauungskrieges. Die Einsatzgruppen der Sicherheitspolizei und des SD (1938-1942), Stuttgart, 1981, p. 162, 539, et surtout 627.
50. Raul Hilberg, The Destruction of the European Jews, op. cit., p. 262.
51. Karl A. Schleunes, The Twisted Road To Auschwitz. Nazi Policy toward German Jews (1933-1939), Urbana, University of Illinois Press, 1970, p. 257; Uwe Dietrich Adam, Judenpolitik im Dritten Reich, Düsseldorf, Droste Verlag, 1972.
52. Karl A. Schleunes, op. cit., p. 257-258.
53. Uwe Dietrich Adam, op. cit., p. 357.
54. Ibid., p. 303-313. Pour un résumé succinct des positions d’Adam, voir Uwe Dietrich Adam, «Der Aspekt der “Planung”, in der NS-Judenpolitik», in Thomas Klein, Volker Losemann, Günther Mai (éds.), Judentum und Antisemitismus von der Antike bis zur Gegenwart, Düsseldorf, 1984, p. 161 sq.
55. Martin Broszat, «Hitler und die Genesis der “Endlösung”. Auf Anlass der Thesen von David Irving», VfZ, 25, 1977. Version anglaise, Yad Vashem Studies, XIII, 1979.
56. Martin Broszat, loc. cit. (Yad Vashem Studies), p. 93 (note). L’interprétation que Martin Broszat offre des événements de l’année 1941 a été fortement réfutée par Christopher Browning qui indique tant le choix sélectif des sources opéré par l’historien de Munich que diverses erreurs de logique de sa démonstration. Cf. Christopher Browning, «Zur Genesis der Endlösung. Eine Antwort an Martin Broszat», VfZ, 29, 1981. [PHDN: une traduction en anglais, complétée, est parue dans Simon Wiesenthal Annual, vol. 1, 1984, en ligne…, repris dans Michael R. Marrus (éd.), The Nazi Holocaust, Part 3: The “Final Solution”, Volume 1, London: Meckler, 1989]
57. Martin Broszat, «Soziale Motivation und Führer-Bindung des National-Sozialismus», VfZ, 18, 1970.
58. Ibid., p. 405.
59. Hans Mommsen, «National-Socialism: Continuity and Change», loc. cit., notamment p. 179: «Pour éviter d’abandonner son autorité d’ensemble sur la question juive, le ministère de l’Intérieur consentit à des mesures de discrimination draconiennes […]. Pour empêcher que les biens juifs ne tombent entre les mains des organisations des Gaue […], Göring fit ordonner l’aryanisation par l’État […] la situation impossible créée par la dépossession matérielle et sociale des Juifs amena divers Gauleiters à recourir aux déportations, sans tenir compte des conséquences, initiative à laquelle les ministères s’opposèrent avec force. Cependant, le résultat ne fut pas le remplacement de la déportation par une solution politiquement “acceptable”, mais, au contraire, l’extermination massive des Juifs, que personne n’avait considérée comme possible auparavant – la solution la plus radicale et, incidemment, celle qui coïncidait avec les propres désirs de Hitler.»
60. Hans Mommsen, «The Holocaust», conférence prononcée le 27 mars 1983 au colloque international sur l’historiographie de l’holocauste, Yad Vashem, (texte ronéotypé). Le terme «humanitaire» est employé dans une communication du lieutenant SS Rolf Heinz Höppner de juillet 1941.
61. Ce fut notre position dans «De l’antisémitisme à l’extermination…», Le Débat, loc. cit., p. 148. Nous rejoignions en cela les conclusions de Helmut Krausnick et Hans-Heinrich Wilhelm in Die Truppe des Weltanschauungskrieges. Die Einsatzgruppen der Sicherheitspolizei und des SD (1938-1942), op. cit., p. 634.
62. Hans Mommsen, «National-Socialism», in Marxism, Communism and Western Society, VI, 1973, New York, p. 65-74.
63. Pour une démonstration plus étayée, nous renvoyons à notre étude «From Antisemitism to Extermination», Yad Vashem Studies, XVI, 1984.
64. Martin Broszat, «Soziale Motivation…», loc. cit., p. 403.
65. Cf. Dov Kulka, «L’opinion publique en Allemagne nationale-socialiste et la “question juive”» (en hébreu), Zion, 40, 1975, p. 186 sq. et (pour une version abrégée), «Public Opinion in Nazi Germany and the Jewish question», Jerusalem Quarterly, 25-26, automne/hiver 1982.
66. Ian Kershaw, loc. cit., p. 288. Comme études antérieures sur les réactions de la population allemande à la politique antijuive des nazis, citons: Marlis Steinert, Hitlers Krieg und die Deutschen, Düsseldorf, 1970; L. D. Stokes, «The German People and the Destruction of the European Jews», Journal of Central European History, 6, 1973.
67. Voir entre autres Dietrich Orlow, The History of the Nazi Party, t. II: 1933-1945, Newton-Abbot, 1973, p. 33, 163-165, 247.
68. Karl A. Schleunes, op. cit., p. 245-246.
69. Uwe Dietrich Adam, op. cit., p. 61.
70. Ibid.
71. Ibid., p. 65-66.
72. Cf. Hans Mommsen, «Die Realisierung…», loc. cit., p. 357. Voir aussi Uwe Dietrich Adam, Judenpolitik im Dritten Reich, Düsseldorf, 1972, p. 357.
73. Voir l’étude d’Otto Dov Kulka, «Die Nürnberger Rassengesetze und die deutsche Bevölkerung», VfZ, 33, no 1, 1985. Voir aussi Lothar Gruchmann, «Blutschutzgesetz und Justiz. Zur Entstehung und Auswirkung des Nürnberger Gesetzes vom 15 September 1935», VfZ, 31, no 3, 1983, p. 418 sq. L’article de Gruchmann n’analyse pas les discussions de ces lois au niveau ministériel en août 1935. Le réexamen du problème auquel procède Dov Kulka démontre que la source principale où s’alimente la thèse de l’aspect spontané de cette législation, à savoir le rapport de Bernhard Loesener (Bernhard Lösener, «Als Rassereferent im Reichsministerium des Inneren», VfZ, 9, no 3, 1961) est probablement moins digne de foi qu’on ne l’avait cru jusqu’à maintenant.
74. Max Domarus, Hitler: Reden und Proklamationen 1932-1945, Munich, Süddeutscher Verlag, 1965, p. 52.
75. Ibid., p. 537.
76. Bernhard Lösener, «Als Rassereferent im Reichsministerium des Inneren», VfZ, 9, no 3, 1961, p. 274.
77. Uwe Dietrich Adam, op. cit., p. 195.
78. Ibid., p. 206.
79. Karl A. Schleunes, op. cit., p. 245-246.
80. Hildegard von Kotze und Helmut Krausnick, Es spricht der Führer. Sieben exemplarische Hitler-Reden, Güttersloh, 1966, p. 147-148.
81. Pour ce qui est de l’initiative de Hitler concernant ce projet, voir Alfred Rosenberg, Politisches Tagebuch, l’entrée du 9 septembre 1939, Munich, 1964, p. 99.
82. Cf. Helmut Krausnick et Hans-Heinrich Wilhelm, op. cit., p. 626.
83. Il est impossible, dans ce cadre-ci, d’aborder l’analyse des positions en présence, pour ce qui est de la période de la guerre. Pour l’exposé le plus systématique de la thèse fonctionnaliste, voir l’article de Hans Mommsen, «Realisierung des Utopischen…», loc. cit. La position inverse ressort très fortement de l’ouvrage de Gerald Fleming, Hitler und die Endlösung, Munich, Limes, 1982. Quant à l’analyse comparée des deux positions, pour la période de la guerre, voir mon introduction à l’édition américaine de l’ouvrage de Fleming, Hitler and the Final Solution, Berkeley, University of California Press, 1984, ainsi que mon article «From antisemitism to extermination», loc. cit.
84. Christopher R. Browning, loc. cit., p. 98 sq.
85. Gerald Fleming, loc. cit., p. 88.
86. Hans Mommsen, «The Holocaust» (ronéotypé), loc. cit. Dans son article «Die Realisierung des Utopischen: die “Endlösung und die Judenfrage” im Dritten Reich», Geschichte und Gesellschaft, 9, no 3, 1983, Hans Mommsen, tout en reprenant l’ensemble des thèses fonctionnalistes, offre une interprétation plus nuancée de la Conférence de Wannsee, interprétation où les éléments d’un plan d’extermination globale apparaissent, bien que d’une manière qui laisse encore ouvertes d’autres possibilités. Hans Mommsen, loc. cit., p. 412.
87. Procès Eichmann, séance 107, 24 juillet 1961. Cité in Gerald Fleming, op. cit.
88. Gerald Fleming, op. cit., p. 62.
89. Bernhard Lösener, loc. cit., p. 311.
90. Gerald Fleming, op. cit., p. 77.
91. Discours de Himmler des 26 janvier, 5 mai, 24 mai et 21 juin 1944. Cf. Fleming, op. cit., p. 65-67.
92. Ibid., p. 58.
93. Joseph Ackerman, Himmler als Ideologe, op. cit., p. 166. Le mot «éliminer» (abschaffen) est ajouté à l’encre rouge sur l’agenda, ce qui signifie clairement que la déclaration a été prise lors de l’entretien.
94. Pour les deux rapports et la correspondance qui s’y rattache, cf. Serge Klarsfled (éd.), The Holocaust and the Neo-Nazi Mythomania, New York, The Klarsfled Foundation, 1978.
95. Gerald Fleming, op. cit., p. 149-152.
96. Gerald Fleming, op. cit.; Helmut Krausnick et al., Anatomy of the SS State, p. 583.
97. Gerald Fleming, op. cit., p. 37-38.
98. Ibid., p. 65.