Le nazisme : controverses et interprétations
Enrique Leon
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III. Vraies et fausses querelles :
4. Violence et modernité
III-4. Violence et modernité
Le nazisme s'explique-t-il alors par la marche particulièrement difficile et paradoxale de l'Allemagne vers la modernité? Plus que dans tout autre pays occidental subsistent des forces aristocratiques et archaïques freinant la libéralisation de la société. La "révolution bourgeoise manquée" de 1848 a laissé la Prusse unifier l'Allemagne. C'est le Junker réactionnaire Bismarck qui a mis en oeuvre le programme de la bourgeoisie et même instauré un "socialisme d'État". Aussi l'Allemagne n'a pas connu un embourgeoisement de l'aristocratie comme l'Angleterre, mais une féodalisation de la grande bourgeoisie rhénane ralliée à l'autoritarisme prussien.
Les historiens germano-américains ont été précocement sensibles à la question de l'irruption de la violence. Née des ressentiment contre la modernité, mais portée par la technique la plus moderne, celle-ci fait des ravages. Deux auteurs ont approfondi magistralement cette dimension :
Peter Gay enseigne Freud et la psychanalyse aux étudiants de Yale. Dans Le suicide d'une République (1968), il souligne la crise de la culture politique dans les années 20 et l'incapacité des nouvelles élites républicaines à réformer l'ancien État et à empêcher la radicalisation de l'opinion. Comment expliquer l'apparente contradiction entre l'effervescence de la culture, traditionnellement porté au crédit de Weimar, et la faillite de la politique démocratique ? Avec une réelle verve polémique, Gay montre que l'élite cultivée porte une lourde responsabilité dans cet échec. La République ne parvint jamais à s'assurer la loyauté de ceux qui profitèrent de ses bienfaits, ces "étrangers"58 - démocrates, socialistes, juifs, artistes et comédiens - qui connaissaient alors l'espoir d'une intégration. Les exemples qu'il cite, de Thomas Mann à Stefan George59 en passant par Ernst Kantorowicz60 et bien sûr Heidegger, sont accablants :
George Mosse (1918-1999), dont la famille était à la tête d'un des plus gros groupes de presse berlinois avant 1933 et qui fut victime des premières mesures antisémites, souligne que le nazisme est né dans les tranchées de la Première Guerre mondiale (Hachette, 1999). De multiples écritsdans les années 20 vont, en mythifiant le conflit, trivialiser et sanctifier la guerre, conduire à une indifférence grandissante à la valeur de la vie humaine et contribuer à la "brutalisation" de la vie politique61.
Un très beau texte de Norbert Elias, malheureusement non traduit, va dans le même sens (Columbia UP, 1997 ; e.o. 1989). Celui-ci a perdu ses deux parents pendant la guerre - et sa mère à Auschwitz. Pour ce spécialiste de la maîtrise des pulsions, de la civilisation des moeurs, il y avait, dans le processus de « décivilisation » qui a saisi l'Allemagne de Hitler une très douloureuse interrogation : qu'est ce qui a rendu possible la levée des autocontrôles qui brident les affects de violence ? Il revient bien sûr sur le modèle de l'obéissance et de soumission à l'autorité qui parcourt la société allemande au début du siècle et souligne le rôle de la défaite et la perte du monopole étatique de la violence qui en résulte. Il montre que, dans une période de crise, stigmatiser les juifs, les rejeter hors de la nation, c'était une manière de mieux supporter les dommages infligées à la « self-image » des Allemands.
Sur cette question de la modernité et du « désenchantement du monde » qui l'accompagne, on possède des travaux de première main en français ce qui est suffisamment rare pour être souligné, ceux de Louis Dupeux, professeur émérite à Strasbourg, auteur de multiples ouvrages éclairant la "révolution conservatrice", ce "préfascisme allemand" qui incarne, à ses yeux, la contre-idéologie dominante de l'époque ; un formidable "laboratoire d'idées" dans lequel les nazis vont largement puiser. L'étude cette nébuleuse d'extrême droite lui a permis d'isoler deux grands courants puisant aux mêmes sources, "communiant" dans la même haine de la République et des valeurs humanistes et libérales mais divergeant aussi bien sur le style et la tactique que sur le visage de l'Allemagne "régénérée" qu'ils appellent de leurs voeux.
La "Révolution conservatrice"62 prolonge et se démarque en même temps du traditionalisme allemand, marqué par la pensée de la décadence (Kulturpessimismus). Réactionnaire en politique, la "Rc" adopte une attitude volontariste et même optimiste face à l'évolution du monde moderne. La figure de proue de cette nébuleuse idéologique est un écrivain berlinois, Arthur Moeller van den Bruck. Volontiers classé parmi les "littérateurs décadents" avant 1914 (Walter Laqueur), il incarne, après la guerre, cette contre-culture d'une droite convaincue qu'il faut "culbuter" les "constructions intellectuelles" qui minent l'Allemagne depuis les Lumières. Son Dritte Reich publié en 1922 se veut à la fois "révolutionnaire", "socialiste", "prolétaire » - au sens du "droit des peuples jeunes". C'est la doctrine de l'impérialisme social -, "réactionnaire" et "conservateur". Tout un jargon vitaliste et volontariste est mis, à grand renfort de dialectique - "Nous devons avoir la force de vivre dans les contradictions" ! - au service d'une idéologie qui prône l'expansion.
L'autre grand maître à penser de la "Rc", Oswald Spengler est souvent présenté - un peu rapidement - comme un prophète du déclin63. La "philosophie de l'histoire" dont il se réclame est liée à une conception organique des civilisations et seule l'Allemagne - comme Rome recueillant l'héritage grec - peut assurer la survie de l'Occident. L'imperium germanicum ne s'imposera que s'il parvient à réconcilier les ouvriers et les conservateurs (Socialisme et prussianisme, 1920).
La nébuleuse Rc, ce sont aussi les frères Jünger, le juriste catholique Carl Schmitt, avec son concept d'ami /ennemi et son rejet de l'État libéral, ou l'ancien leader social-démocrate, Ernst Niekisch, fasciné par la Russie stalinienne et sa capacité à réaliser la "mobilisation totale". Louis Dupeux souligne l'ampleur de l'activité déployée par ces néo-conservateurs : plus de 500 périodiques, près de 400 "organisations", allant des formations para-militaires aux ligues en passant par de multiples cercles exerçant une influence considérable sur la droite "respectable", via, par exemple, le "Club des Messieurs » (Herrenklub) déjà évoqué.
La "Völkische Révolution" est de nature différente, mais elle partage un fonds commun idéologique, et fondamentalement, le même rejet de l'Aufklärung. Toutefois, la nation ou l'État préoccupent beaucoup moins les völkisch que le peuple, un peuple qu'il s'agit de rétablir dans sa pureté originelle64, en exaltant la "nudité nordique", le paganisme germanique, la terre... Sous l'influence de Houston Chamberlain et des théories néo-darwiniennes, l'obsession raciste et antisémite conduisent toujours aux mêmes élucubrations : pureté raciale, mise à l'écart des tarés, interdiction des mariages mixtes... et élimination des juifs de la vie nationale65. Les völkisch font appel à un recrutement plus populaire mais, cette "pratique plébéienne" (L. Dupeux) ne signifie pas adhésion au principe démocratique : l'opportunisme le plus cynique et brutal est destiné à permettre la conquête du pouvoir, un pouvoir qui doit ensuite échoir au chef charismatique, seul capable d'exprimer la volonté profonde de la Volksgemeinschaft, la communauté du peuple.
Il y a donc à la fois une différence de degré et de nature entre les deux Weltanschauung. Pour beaucoup de néo-conservateurs, le racisme biologique et le fanatisme terroriste provoquent leur mépris66. En 1933, celui-ci n'est pas étranger à l'incroyable aveuglement de l'Establishment qui croit pouvoir tirer les ficelles d'un gouvernement où il n'y a que trois nazis.
Bref, les historiens aujourd'hui sont plus sensibles à ce terreau intellectuel et au potentiel de violence que recèle une société où les structures juridictionnelles sont floues et où l'État d'exception tend à devenir... la règle.
Notes.58. Le terme anglais est celui d'outsiders. Gay est très sensible à ce concept qui figure explicitement dans le titre de l'édition d'origine "Weimar Culture. The Outsider as Insider". Hugo Preuss incarne bien cette ouverture : alors qu'il avait été tenu à l'écart de l'Université, comme la plupart des juifs et des démocrates de gauche, il allait être le principal architecte de la nouvelle Constitution.
59. Entouré d'une cour d'éphèbes et de disciples, comme Friedrich Gundolf, il rejette un monde qu'il méprise pour restaurer le sens aristocratique de la vie. La poésie responsable du nazisme ? Évidemment pas, mais le fait d'élever les poètes au-dessus des penseurs ne préparaient guère les esprits à accepter les compromis démocratiques. En réclamant quelque chose de plus élevé que la politique, George et ses émules ouvraient la voie à la barbarie.
60. Dans son Frederic II, le Kaiser apparaît comme un véritable surhomme, père de la Renaissance, chef d'État hors pair et surtout incarnation de forces primitives qui le rendait allemand jusque dans l'âme. Kantorowicz, d'origine juive, avait été officier prussien, membre des Corps Francs et avait pris les armes contre la gauche et dénoncé la médiocrité d'un âge sans dirigeant. Il faudra attendre son exclusion de l'Université pour qu'il renie ses engagements et s'exile.
61. Parmi les "romans de guerre nationaux" à fort tirage, on peut citer La Passion allemande d'Edwin Dwinger (1929). "L'expérience intime" de la guerre est aussi au coeur de l'oeuvre d'Ernst Jünger (Orages d'acier, 1922) et a inspiré de nombreux films patriotiques produits par l'UFA, le trust que contrôle Hugenberg.
62. L'expression a été forgée par un historien suisse, Armin Mohler, en 1949. Longtemps discutée, elle a été aujourd'hui acceptée par la plupart des historiens.
63. Le Déclin de l'Occident, conçu en 1911, se voulait un avertissement contre la folle menace de la guerre. Mais, quand le premier tome paraît en 1918, c'est la lecture qu'on en fait qui est pessimiste.
64. Legs romantique: on retrouve déjà cette exaltation de l'Être allemand, de l'Urvolk, chez les "teutomanes" comme Ernst Arndt ou Friedrich Jahn au début du XIXe siècle.
65. Selon la formule déjà utilisée par Theodor Fritsch en 1883 dans son Manuel de la Question juive.
66. Moeller dit de Hitler: "Ce type ne comprendra jamais rien"... mais, il ajoutait qu'il pouvait servir à réveiller les masses.
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16/02/2003