L’antisémitisme
dans l’armée allemande
Du «coup de poignard dans le dos»
à la ReichswehrWolfram WETTE
Extrait du chapitre 2, Wolfram Wette,, Les Crimes de la Wehrmacht, Paris: Perrin, 2009© Wolfram Wette/Perrin 2009 – Reproduction interdite sauf autorisation de l’auteur,
de l’éditeur ou des ayants droit
Carte postale autrichienne antisémite illustrant le Dolchstoßlegende, la légende du «coup de poignard dans le dos», 1919
— Préambule de PHDN
— Wolfram Wette - L’antisémitisme dans l’armée allemande
- De l’antisémitisme à la Shoah
- Le IIe Reich et la Première Guerre mondiale
- Le recensement des Juifs de 1916
- Ludendorff, Bauer, Tirpitz, Gebsattel, Keim et autres
- L’ennemi en «bolchevique juif», 1918-1919
- De la difficulté de lutter contre l’antisémitisme dans la Reichswehr
- Les desperados antisémites de l’entre-deux-guerres
- L’engrenage des assassinats
- La «clause d’aryanité» de l’union des anciens combattants du front
- Pas de Juifs dans la Reichswehr
- Sigles et abbréviations
— Complément bibliographique (PHDN)
— Annexe: le «coup de poignard dans le dos» (Gerd Krumeich)Préambule (par PHDN)
En 2002, l’historien allemand Wolfram Wette, spécialiste d’histoire militaire et de la Seconde Guerre mondiale, fait paraître Die Wehrmacht. Feindbilder, Vernichtungskrieg, Legenden (Frankfurt am Main: S. Fischer, 2002), traduit en français sous le titre Les Crimes de la Wehrmacht (Perrin, 2009). Il s’agit d’un ouvrage fondamental qui enterre définitivement les constructions politico-mémorielles de l’après Seconde Guerre mondiale qui présentaient la Wehrmacht comme ayant été une armée «propre», une armée «correcte». L’intérêt de l’ouvrage est non seulement de réfuter très concrètement et rigoureusement ce mythe, mais également de montrer comment il s’est constitué et comment on en est sorti.
L’ouvrage de Wolfram Wette faisait suite à de nombreux travaux des années 1990 examinant en détail des aspects spécifiques des crimes de la Wehrmacht contre, notamment, les Juifs (dont nous proposons plusieurs exemples sur phdn avec des éléments bibliographiques, ici, ici et ici).
Ce qui nous intéresse dans la présente page, c’est que Wette propose, au deuxième chapitre de son ouvrage, une synthèse remarquable sur l’antisémitisme au sein de l’armée allemande, en remontant au IIe Reich et à la Première Guerre Mondiale, dont on ne dispose pas d’équivalent en français. C’est pourquoi nous avons choisi de reproduire et mettre en ligne la partie de ce chapitre jusqu’à 1935. S’y trouve notamment présentée la genèse de la légende du «coup de poignard dans le dos», la Dolchstoßlegende, qui fait porter la responsabilité de la défaite allemande de 1918 aux civils, à l’«arrière», aux révolutionnaires, et avant tout — effaçant presque les autres accusations — aux Juifs, ce qui fut un très puissant moteur de l’antisémitisme et de l’activisme, souvent meurtier, au sein des milieux militaires ou d’anciens militaires. Soulignons que selon Wette — qui nous semble convaincant sur ce point — la dimension antisémite du «coup de poignard dans le dos» est présente dès le début et en constitue un aspect fondamental, ce qui ne semble pas être la thèse du spécialiste allemand du sujet, Gerd Krumeich (voir bibliographie). Nous invitons évidemment le lecteur à se procurer l’ouvrage de Wolfram Wette dont la lecture toute entière demeure du plus grand intérêt. Nous complétons son travail par une bibliographie et une annexe offrant une courte présentation du «coup de poignard dans le dos» par l’historien Gerd Krumeich.
Wolfram Wette - L’antisémitisme dans l’armée allemande
Existait-il dans la Wehrmacht, l’armée allemande de la décennie 1935-1945, un antisémitisme particulièrement affirmé et susceptible d’expliquer la participation de soldats de cette armée à des meurtres de Juifs? Ou bien faut-il plutôt considérer que l’antisémitisme existant au sein de la Wehrmacht ne se distinguait pas particulièrement de celui qui était globalement répandu dans la société allemande? Les expressions de cet antisémitisme étaient elles-mêmes extrêmement différentes. Elles allaient du vague sentiment que les Juifs étaient des étrangers à ce que Daniel J. Goldhagen a appelé l’«antisémitisme éliminationniste1», en passant par l’idée que ce n’était pas une erreur de les mettre à l’écart de la vie publique. Nous ne savons pas combien d’Allemands défendaient la version meurtrière de l’antisémitisme. Peut-être 100 000 personnes? Ou bien plus?
Un fait semble toutefois primer sur la réponse à cette question quantitative: la forme la plus extrême de l’antisémitisme a pu se déployer et agir dans les conditions d’une attitude de réserve généralisée à l’égard des Juifs. Manifestement, les meurtriers pouvaient s’attendre à ce que les suivistes détournent le regard et ne se posent pas de questions. Sur ce point, on peut considérer comme essentiel le fait que l’autorité – en l’occurrence, l’État national-socialiste et les organes qui régissaient la vie des soldats, l’OKW (Oberkommando der Wehrmacht, «haut commandement de la Wehrmacht») et l’OKH (Oberkommando des Heeres, «haut commandement de l’armée de terre») – ait laissé les meurtres se commettre, c’est-à-dire qu’elle ait contribué à ce que les meurtres de Juifs puissent être organisés et exécutés sous forme de crimes d’État.
De l’antisémitisme à la Shoah?
Quand on tente de se faire une idée de l’état de nos connaissances sur le rôle de l’antisémitisme dans l’armée allemande, on ne tarde pas à faire de singulières constatations. Il existe sans doute quelques tableaux généraux sur l’histoire de l’antisémitisme en Allemagne2, signés en majorité – le fait est caractéristique – par des historiennes et historiens juifs. Mais nous ne disposons pratiquement pas d’études empiriques spécifiques susceptibles de nous renseigner sur l’antisémitisme dans l’armée allemande. Nous en savons donc relativement peu sur d’éventuelles lignes de continuité dans la pensée antisémite au sein de l’armée entre le XIXe siècle et la Seconde Guerre mondiale. La meilleure introduction demeure l’aperçu de Manfred Messerschmidt, qui porte un titre un peu trompeur, Les Juifs dans l’armée germano-prussienne3. Cet essai déploie en effet toute une série de considérations sur l’antisémitisme dans l’armée allemande avant la Seconde Guerre mondiale. On est pour le reste frappé qu’une présentation aussi insigne de l’histoire de la Reichswehr que celle écrite par Rainer Wohlfeil – et qui constitue un élément du Manuel d’histoire militaire allemande – fasse totalement l’impasse sur le thème de l’antisémitisme4. L’historien anglais Francis L. Carsten, en revanche, n’a pas manqué d’éléments sur ce sujet dans son histoire politique de la Reichswehr5.
La question de l’existence d’un antisémitisme dans l’armée allemande a donc été globalement peu traitée. Nous disposons en revanche de quantité d’études sur les Juifs qui ont servi dans ces armées. On insiste toujours sur la volonté qu’avaient les Juifs d’effectuer leur service militaire et d’accéder ainsi à la reconnaissance sociale. Horst Fischer a étudié cet aspect pour la période du début du XIXe siècle, notamment à propos des guerres de libération prussiennes6. Quelques études datent de l’époque qui précéda la Première Guerre mondiale et des années de la République de Weimar. La plupart ont été écrites par des Juifs dans le but d’illustrer l’engagement patriotique des Juifs allemands, tel qu’il s’exprima dans l’accomplissement – parfois volontaire – de leur service militaire7. Il faut aussi citer dans ce cadre différents textes du Reichsbund jüdischer Frontsoldaten8 («Alliance nationale des soldats juifs du front») qui défendait les intérêts de ces soldats dans la vie publique. Les rapports de recherche sur les soldats juifs au cours de la Première Guerre mondiale9 et sur l’Alliance des soldats juifs du Front, fondée en 191910, vont eux aussi dans cette direction.
Une certaine catégorie de publications allemandes, parues depuis les années 1960, suit une perspective analogue à celle de cette littérature projuive contemporaine. On y poursuit l’objectif – en soi honorable – de réfuter les slogans antisémites propagés au cours des décennies précédentes à propos du comportement de tire-au-flanc qu’auraient eu les Juifs pendant la guerre, et de confirmer ce que les associations juives ont toujours affirmé et prouvé par les statistiques: les Allemands de confession juive ne se sont pas montrés moins patriotiques que les adeptes des autres religions. C’est la tendance que suit la réédition d’un livre documentaire paru pour la première fois en 193511, les Lettres de guerre de Juifs allemands morts au combat12, réédition qui a eu lieu en 1961, alors que l’on connaissait la réalité de la Shoah. Pour Franz Josef Strauss, à l’époque ministre fédéral de la Défense, qui encouragea cette publication et lui donna un poids politique en rédigeant une introduction, les lettres de guerre de la Première Guerre mondiale étaient «une preuve admirable de l’attitude patriotique des Juifs allemands et un démenti cinglant à l’encontre de la propagande nazie, qui s’efforçait de présenter nos concitoyens juifs comme des êtres par nature lâches, corrompus et renégats13». Dans le même texte, Strauss expliquait qu’il s’agissait pour lui de «rétablir la véritable image, souillée par les nationaux-socialistes, du citoyen et du soldat juif en Allemagne». Sachant quelles limites imposait cette perspective, le ministre ajoutait qu’il était bien conscient que cette intention était «très modeste face au grand problème posé par l’antisémitisme et les monstruosités qui lui sont liées14».
On trouve, dans la même lignée, une exposition itinérante mise en place à la demande du ministère fédéral de la Défense et intitulée «Soldats juifs allemands de 1914 à 194515». Le catalogue de cette exposition, paru en 1982, contient lui aussi un avant-propos fort instructif. C’est Richard Strücklen, à l’époque président du Bundestag, qui exprima l’«intention politique» de l’exposition: il s’agissait selon lui d’«œuvrer à la réhabilitation des soldats juifs allemands» qui s’étaient courageusement et tout naturellement engagés en faveur de la patrie allemande16. Le chef de bureau du Militärgeschichtliches Forschungsamt («Service de recherche sur l’histoire militaire»), un officier de la Bundeswehr, souligna pour sa part que «l’objectif déclaré de l’exposition [… était] de travailler à une réhabilitation des soldats juifs allemands qui, en prenant les armes pour la patrie, voulaient aussi obtenir la pleine reconnaissance de leur citoyenneté, effort dont les nationaux-socialistes les empêchèrent de récolter les fruits17».
Cette exposition se donnait ainsi pour objectif la «réhabilitation» des soldats juifs allemands, ce qui ne peut avoir qu’un seul sens: les protéger – rétroactivement, en quelque sorte – contre des attaques calomniatrices. On se demande à qui cela pouvait s’adresser. Les responsables de l’exposition ne répondirent pas explicitement à cette question. Il est en tout cas exclu que les destinataires de ce message de réhabilitation aient été ceux des Allemands qui n’avaient jamais calomnié les Juifs. Ceux-là, il n’était pas nécessaire de les persuader que les soldats juifs allemands ne correspondaient pas à l’image négative que brossaient les antisémites. Voulait-on alors s’adresser aux antisémites de l’époque, par exemple aux membres de la génération qui avaient vécu la guerre et qui étaient restés prisonniers de modes de pensée forgés avant 1945? À moins que l’on n’ait voulu interpeller – dans un aperçu plutôt théorique, mais censé inaugurer une nouvelle et juste tradition – ces Allemands qui, pendant la Première Guerre mondiale et par la suite, diffamèrent les Juifs en les qualifiant de «lâches, corrompus et renégats18», c’est-à-dire les antisémites déclarés? Par exemple, ces officiers du ministère prussien de la Guerre qui, en 1916, déclenchèrent une immense vague d’indignation en lançant un recensement des Juifs au sein de l’armée de l’Allemagne prussienne? Ou bien les officiers des corps-francs qui, sous la République de Weimar, assassinèrent des politiciens juifs de premier plan? Ou encore les antisémites qui, sous le nazisme, au sein de la SS et de la Wehrmacht, perpétrèrent les assassinats de Juifs?
On voit bien la tentative de focaliser sur les «nationaux-socialistes» la responsabilité de l’extermination des Juifs européens pendant la Seconde Guerre mondiale. La question du chemin qui a mené à l’antisémitisme racial national-socialiste est à peine posée. Quant à celle de la dimension et du rôle de l’antisémitisme dans l’armée allemande avant Hitler, et bien entendu aussi sous le nazisme, elle n’a pas été élucidée. En utilisant la formule «soldats juifs allemands», on suggère au contraire qu’il y a eu, de manière démontrable, des soldats juifs dans les armées allemandes, mais pas d’antisémitisme. En toute logique, le catalogue qui accompagna en 1982 l’exposition itinérante «Soldats juifs allemands» s’achève sur un article reprenant les cas isolés – et réjouissants – où des officiers allemands ont aidé des Juifs et des «demi-Juifs19». On ne peut et l’on ne doit certes pas nier l’existence ponctuelle de ce type d’assistance. Mais une étude historique qui ne replace pas ces exemples remarquables de courage civique dans le contexte général de la guerre et de la Shoah s’expose au soupçon de pratiquer l’apologie.
La Deutsche Nationalzeitung (DNZ), un journal d’extrême droite, publia en 1997 des «documents sur le patriotisme des Juifs allemands» afin de gommer la «fausse impression d’une éternelle hostilité judéo-allemande». En se référant au «patriote social-démocrate issu d’une famille juive» que fut le Pr Herbert Weichmann, ce journal exhortait à «ne pas faire des douze années de Hitler le critère éternel pour juger un peuple»20. À l’appui de cette «thèse de l’accident de parcours», on reproduisait un article «au progermanisme enflammé» publié dans la Jüdische Rundschau du 7 août 1914 et que «même le parti germaniste n’aurait pas dépassé», au moins dans la tendance, ainsi qu’un article paru le 30 mars 1933 dans le C.V.-Zeitung, l’«organe de l’Union centrale des citoyens allemands de confession juive», dans lequel des «Juifs allemands patriotes» réfutaient des articles de presse étrangers faisant état d’exactions antisémites en Allemagne. Là encore, le message était clair: les seuls «événements» dont aient été victimes les Juifs se sont produits pendant la période hitlérienne. Il faut oublier la question de la continuité. Et pourtant, lorsqu’on cherche de véritables explications, on ne peut pas en faire l’économie.
Le IIe Reich et la Première Guerre mondiale
Si l’on compare l’antisémitisme sous le IIe Reich et les attitudes antisémites des siècles précédents, on peut faire apparaître quelques évolutions nouvelles et essentielles21. En premier lieu, c’est à cette époque que se propage la théorie pseudo-scientifique de la différence biologique entre les races. Elle a débouché sur une tentative visant à apporter des preuves scientifiques aux préjugés préexistants contre les Juifs, et à tenter de leur donner un poids particulier à une époque où se propageait la foi dans la science. On devra en second lieu constater que l’antisémitisme devint pour la première fois, pendant cette période, un mouvement organisé sur le plan politique. On vit apparaître des groupes politiques – par exemple le Deutscher Handlungsgehilfenverband («Union des commis allemands»), le Bund der Landwirte («Alliance des agriculteurs») et l’Alldeutscher Verband («Union pangermaniste») – qui firent de l’antisémitisme un programme et combattirent en quelque sorte les Juifs, considérés comme un groupe ennemi sur le terrain de la politique intérieure. On utilisa à cette fin des organes de publication comme la Kreuz-Zeitung. La propagande antisémite, qui utilisait déjà à cette époque toute la technique moderne des médias, s’en prenait avant tout aux personnes reléguées dans les marges de la société. L’antisémitisme prit pied dans tous les partis politiques de la droite, mais toucha moins le parti centriste du Zentrum et la sociale-démocratie allemande. Comme le corps des officiers prussiens se situait très à droite sur l’échiquier politique du IIe Reich – il était monarchiste, partisan d’un État autoritaire, opposé à la sociale-démocratie et au libéralisme –, on n’aura pas à s’interroger longuement sur l’attitude des officiers à l’égard des Juifs. Il existait effectivement au sein du corps des officiers de l’armée prussienne, sous le IIe Reich, une attitude fondamentalement antisémite. Elle se manifesta en particulier dans la politique de gestion du personnel au sein de l’armée. Il n’existait certes ni loi, ni directives, ni même un ordre spécial stipulant que les juifs – on les définissait alors avant tout comme les adeptes d’une confession, et non comme membres d’une race – étaient exclus de la carrière d’officiers22. La Constitution du IIe Reich en faisait au contraire des citoyens à égalité de droits. La discrimination à laquelle on exposait constamment les fonctionnaires et employés juifs dans la pratique administrative des autorités de l’État, qui les oubliait lors des nominations et des promotions, constituait donc une entorse manifeste à la Constitution. La pratique qui interdisait aux soldats juifs de l’armée prussienne de devenir officiers, et même, après 1885, officiers de réserve, n’était pas moins anticonstitutionnelle23. Les Juifs ne faisaient pas partie des milieux jugés «désirables» au sein de la caste exclusive des militaires prussiens24. Le Kaiser Guillaume II définit en ces termes ce qu’étaient les «milieux désirables», dans un décret signé le 29 mars 1890 et concernant les recrutements destinés à compléter le corps des officiers: «Outre les enfants des familles nobles du pays, outre les fils de Mes braves officiers et fonctionnaires qui constituent, selon l’ancienne tradition, les piliers du corps des officiers, je reconnais aussi les piliers de l’avenir de Mon armée dans les fils de ces honorables maisons bourgeoises au sein desquelles on cultive et l’on enseigne l’amour du Roi et de la Patrie, un regard chaleureux pour l’état de soldat et pour la civilité chrétienne […]25.» En ce qui concernait les Juifs, ceux qui assumaient la politique du personnel au sein de l’armée pouvaient se référer à leur absence de «civilité chrétienne». Défaut que l’on prêtait également aux sociaux-démocrates, tenus à l’écart du corps des officiers prussiens. On leur reprochait en outre de manquer d’«amour pour le roi et la patrie». Les officiers prussiens ne voulaient rien avoir à faire avec des «sans-patrie». Comme ils redoutaient que les idées socialistes ne s’infiltrent dans les casernes elles-mêmes par le biais des conscrits, ils développèrent tout un système de méthodes de surveillance26.
Les préjugés antisémites jouaient sans aucun doute un rôle primordial dans le rejet affiché par les officiers prussiens à l’égard des citoyens de confession juive. On trouvait diverses variantes de ce genre de préjugés chez les cadres dirigeants de l’armée issus de la noblesse, mais aussi chez les officiers de réserve issus de la haute et moyenne bourgeoisie. L’historien américain Werner T. Angress a résumé ces différences en ces termes: «L’antisémitisme des premiers* reposait sur un sentiment largement répandu et, par tradition, profondément enraciné dans les classes dirigeantes allemandes, l’aversion à l’égard d’une minorité religieuse que l’on considérait comme un corps étranger au sein de l’État autoritaire chrétien, minorité à laquelle on n’attribuait pas d’égalité de droits au sein de la société, que l’on classait politiquement pour partie dans l’opposition démocratique, pour partie dans l’opposition “subversive”, et à laquelle on ne prêtait pas de grandes capacités dans le domaine militaire. Cette attitude envers les Juifs était particulièrement affirmée en Prusse, l’État qui comptait en Allemagne le plus grand nombre d’habitants juifs.» Cet antisémitisme «conventionnel» des classes dirigeantes reposait «largement sur la morgue traditionnelle des ordres et, à quelques exceptions près, n’impliquait pas de haine aveugle et fanatique des Juifs». Il arrivait que des officiers nobles épousent des femmes juives fortunées. De ce point de vue aussi, les officiers de réserve bourgeois se conformaient à la règle du corps féodal des officiers. L’historien Werner T. Angress juge cependant nécessaire d’établir une distinction entre l’antisémitisme que l’on rencontrait au sein de l’élite noble de l’armée et celui des officiers de réserve bourgeois: «À la veille de la guerre, ceux-ci appartenaient à une génération qui avait grandi à la fin du siècle passé, dans la haute et moyenne bourgeoisie, et qui avait été saisie et politiquement formée par l’esprit du nationalisme extrême et du mouvement antisémite de cette époque. Les officiers de réserve étaient aussi beaucoup plus vulnérables que leurs supérieurs des classes plus élevées à l’attrait de l’antisémitisme racial national-populiste moderne, propagé par les partis antisémites vers le début du siècle […]27.»
En d’autres termes: on rencontrait dans le corps des officiers prussiens un antisémitisme conventionnel et plutôt modéré, mais aussi une variante plus radicale: l’antisémitisme moderne, fondé sur l’idéologie raciale qui serait élevée, quelques décennies plus tard, sous le nazisme, au rang d’idéologie d’État.
Reste à souligner le fait que la situation en Bavière et en Saxe était au moins partiellement différente de celle de la Prusse. Dans l’Armée royale bavaroise et dans l’Armée royale de Saxe, les Juifs pouvaient tout de même, jusqu’au début du XXe siècle, devenir officiers de réserve, et aussi, dans quelques cas, officiers d’active. Cette situation incita un nombre non négligeable de familles juives à quitter Berlin, capitale de la Prusse et du Reich, et à aller s’installer dans les États en question pour procurer à leurs fils la possibilité d’acquérir une patente d’officier de réserve, document tellement convoité dans la société militarisée de cette époque28.
Comment fonctionnait, dans la pratique, ce système qui excluait les Juifs du corps des officiers prussiens? Le point décisif est qu’aucun ordre central n’était nécessaire pour atteindre l’objectif désiré. Le système des choix d’officiers dans les différents régiments (droit de cooptation) garantissait au contraire que les candidats juifs aux postes d’officier ou d’officier de réserve n’auraient aucune chance29.
Autant dire que l’antisémitisme était une constante au sein du corps des officiers prussiens. Au cours d’un débat sur la question juive, le 10 février 1920, le ministre de la Guerre prussien, le général de corps d’armée Josias von Heeringen, admit ouvertement qu’il existait une certaine aversion à l’idée de promouvoir comme officiers de réserve les volontaires juifs faisant un service d’un an. Cette aversion était justifiée, affirma-t-il, écartant ainsi la suspicion de préjugés antisémites au sein du corps des officiers, par le fait «que le bas peuple pense souvent qu’un Juif n’aura pas l’autorité qui revient à un supérieur, et qu’il faut tenir compte de cette conception30».
Ce qui vient d’être dit n’est nullement contradictoire avec le fait que le Verband deutscher Juden («Union des Juifs allemands») ait constaté en 1911, dans un texte consacré à la «confession juive comme obstacle sous-jacent à la promotion au titre d’officier de réserve prussien», que vingt-six fils de parents juifs avaient tout de même été nommés officiers de réserve dans l’armée prussienne31. Ces hommes étaient en effet d’anciens juifs convertis au christianisme afin de faciliter leur assimilation. En dépit des aversions répandues à l’égard du judaïsme, le corps des officiers prussiens ne refusait plus de laisser des Juifs accéder aux postes d’officiers de réserve s’ils étaient baptisés. Ce fait confirme qu’avant la Première Guerre mondiale, on définissait le plus souvent les Juifs selon des critères confessionnels, et non raciaux. L’antisémitisme racial radical des nationalistes bourgeois n’était pas encore déterminant.
Le recensement des Juifs de 1916
Au cours des années 1914 à 1918, environ 500 000 citoyens juifs vivaient en Allemagne. Quelque 100 000 d’entre eux servirent sous les drapeaux – comme hommes de troupe, sous-officiers et, pour une très faible part, officiers et médecins militaires. Douze mille soldats juifs allemands sont morts pendant la Première Guerre mondiale32. Trente-cinq mille soldats juifs ont été décorés, y compris de la plus grande distinction existante, le «Pour le Mérite»33. Cela signifie que la fraction juive de la population allemande supporta le poids de la guerre au même titre que les autres. Beaucoup des soldats juifs allemands de la Première Guerre mondiale étaient des volontaires. Ils tenaient tout particulièrement à montrer qu’ils étaient des patriotes allemands afin d’encourager l’intégration de la partie juive de la population dans la société allemande et l’égalité des droits pour les personnes de confession juive34. Les propos d’un lieutenant d’aviation juif pratiquant, Josef Zürndorfer, résument fort bien cette attitude: «Je suis allé au combat en tant qu’Allemand, afin de protéger ma patrie menacée. Mais aussi en tant que juif, afin d’obtenir la pleine égalité de droits pour mes coreligionnaires35.»
Éprouvant le même sentiment, Ludwig Frank, un Juif allemand de Mannheim qui joua un rôle important en tant que député social-démocrate au Reichstag, se porta ostensiblement volontaire au service militaire actif en 191436. Il perdit la vie dès sa première intervention sur le front. L’Allemagne fédérale rendit hommage à son engagement dès le début de la Première Guerre mondiale en donnant dans les années 1950 son nom à une caserne de Mannheim.
Lorsque le Kaiser Guillaume II proclama au début de la guerre, en 1914, qu’à l’heure du péril il ne connaissait plus de partis, mais juste des Allemands, les Juifs se sentirent eux aussi intégrés à la nation allemande. Ils rejoignirent les rangs exactement au même titre que leurs compatriotes, et la presse juive prit des intonations tout aussi nationalistes que les autres journaux. L’antisémitisme semble effectivement avoir régressé dans l’armée germano-prussienne au cours des premiers mois de la guerre. Cela s’explique d’abord par l’euphorie nationale qui régnait à cette époque, mais aussi par le fait que l’armée en guerre avait désormais besoin de millions d’hommes et que l’on ne voulait se passer d’aucun groupe de la population, qu’il s’agisse des Juifs ou des autres. Mais cette source de «paix civile» se tarit dès l’automne 1914 lorsque la presse de droite – notamment celle des pangermanistes et du Reichshammerbund37 – reprit son agitation antisémite. Un autre élément inquiéta toutefois plus encore les Juifs: «des signes évidents du fait que l’antisémitisme se manifestait de plus en plus fortement dans l’armée, et singulièrement dans le corps des officiers, où les officiers de réserve donnaient le ton38». Au total, les Juifs ne purent que constater que les efforts exceptionnels déployés pour faire la preuve, en temps de guerre, qu’ils étaient de bons Allemands, n’avaient pas été partout récompensés comme ils auraient dû l’être. Dans l’armée proprement dite, l’inégalité de traitement se poursuivit, dans la mesure où l’on continua à oublier les soldats juifs lors des promotions39. La propagande antisémite ciblée des nationalistes radicaux contaminait en outre des catégories de plus en plus larges de la population. L’affirmation – dépourvue de tout fondement – selon laquelle les Juifs ne se battaient pas sur le front, qu’ils étaient des «lâches», des «tire-au-flanc» et des «profiteurs de guerre» se propagea au moment où les succès militaires se firent rares et où des problèmes économiques et politiques apparurent à l’intérieur du pays en guerre. La propagande antisémite permettait de faire oublier ces évolutions négatives: elle faisait diversion et utilisait le Juif comme un bouc émissaire.
C’est dans ce contexte que le ministère prussien de la Guerre lança, à l’automne 1916, son tristement fameux «recensement des Juifs». Le 11 octobre 1916, le ministre de la Guerre, le général Wild von Hohenborn, décida qu’il fallait opérer un décompte statistique des soldats de confession juive au sein des unités de l’armée allemande40. Le décret spécifiait certes que cette mesure n’avait aucune intention discriminatoire. Mais, même à l’époque, personne n’accorda le moindre crédit à cette affirmation et l’on ne tarda pas à discerner le fond antisémite qui sous-tendait cette étude. Les Juifs y virent, à fort juste titre, une diffamation. L’Israelisches Familienblatt la commenta en ces termes: «Du côté officiel, on admet ouvertement que les campagnes d’agitation haineuse sont la cause et le prétexte de ces statistiques sur les Juifs. Cette mesure est en soi une concession à l’antisémitisme, que celui-ci saura fort bien exploiter. Raison pour laquelle la Bavière n’a pas, quant à elle, décidé de mener des enquêtes confessionnelles semblables à celles de la Prusse41.»
Le résultat du recensement des Juifs ne produisit pas les résultats qu’avaient attendus les antisémites et qu’ils avaient espérés pour la suite de leur propagande. Le ministère prussien de la Guerre choisit donc tout simplement de ne pas publier ces chiffres, pourtant réclamés par plusieurs députés au Reichstag. Le recensement créa une scission entre soldats juifs et non juifs au sein de l’armée prussienne. Aux soldats allemands qui n’avaient pas encore été touchés par l’agitation antisémite, il inspira enfin à l’égard de leurs camarades juifs une attitude qui allait de l’attentisme à la prise de distance.
Après la guerre, le sociologue Franz Oppenheimer42 travailla sur le recensement des Juifs. Il publia ses résultats en 1922 dans une brochure intitulée Les Statistiques sur les Juifs au ministère prussien de la Guerre. Selon ces chiffres, les Juifs étaient en proportion aussi nombreux que les non-Juifs à combattre sur le front. Il put par la suite réfuter empiriquement tout le discours sur la lâcheté des Juifs et leur goût pour les «planques». Mais, à cette date, le recensement des Juifs de 1916 avait depuis longtemps produit son effet politique.
Ludendorff, Bauer, Tirpitz, Gebsattel, Keim et autres
Au sein de la 3e direction suprême de l’armée de terre (OHL), sous la direction du général feld-maréchal Paul von Hindenburg, Erich Ludendorff était général quartier-maître et le lieutenant-colonel Max Bauer lui servait de conseiller politique. Il était en outre officier de liaison entre la direction suprême de l’armée de terre et le gouvernement du Reich, et correspondant des pangermanistes d’extrême droite au sein de l’OHL. Ludendorff et Bauer étaient des antisémites convaincus. Ils considéraient les Juifs comme des tire-au-flanc et des profiteurs de guerre, même si le recensement de 1916 avait produit de tout autres résultats – qu’ils connaissaient bien entendu.
Au cours de l’été 1918, Bauer utilisait encore dans ses campagnes d’agitation les arguments qui avaient incité, en 1916, le ministère prussien de la Guerre à ordonner le recensement des Juifs. Dans un mémoire qui fut présenté au Kaiser, au Kronprinz et au général Ludendorff, Bauer affirmait que l’énergie de l’armée de terre commençait à «s’effriter». Cela tenait entre autres, selon lui, à l’ambiance de l’arrière, qui contaminait peu à peu l’armée, au souci que les soldats se faisaient pour leurs proches, au manque d’assistance aux blessés de guerre – et aux Juifs. «Une immense rage se fait enfin entendre contre les Juifs, et à juste titre. Quand on se trouve à Berlin, quand on visite les offices de ravitaillement ou quand on parcourt la Tauentzienstrasse, on pourrait tout à fait se croire à Jérusalem. Mais devant, sur le front, on ne voit pratiquement pas un Juif. Il suffit d’avoir un peu de jugeote pour être indigné par la faible part que prennent les Juifs à la guerre, mais rien n’y fait, il est impossible de s’en prendre aux Juifs, c’est-à-dire au capital, qui tient pour sa part la presse et le parlement43.»
Dans le tableau antisémite de l’ennemi qu’en brossait cet officier d’extrême droite, les Juifs n’étaient donc pas seulement de honteux planqués, mais aussi un groupe exerçant une forte influence sur la politique intérieure. Ainsi s’explique le fait que Bauer n’ait pas utilisé d’arguments rationnels contre les libéraux de gauche et les sociaux-démocrates – parce qu’ils défendaient l’idée d’une paix négociée –, mais ait lancé contre eux une propagande hostile en les traitant de défenseurs de «l’esprit libéral juif et de l’internationale des copains44».
Le colonel Max Bauer était loin d’être le seul, dans le milieu militaire, à défendre ce point de vue idéologique. Le lieutenant-colonel Hans Helfritz, chef d’état-major d’un corps d’armée, voyait lui aussi les libéraux à travers le prisme de l’antisémitisme. Au chef du service de presse du Reich, le directeur ministériel Erhard E. Deutelmoser, il écrivit que la Frankfurter Zeitung, avec ses «attaques juives et haineuses contre tous ceux qui ne partage[ai]ent pas les mêmes opinions pacifistes et indignes», avait un effet de «désagrégation». Il exigeait que ces articles soient «totalement éliminés de la presse45». Ici, on le voit, ce sont les journalistes prônant une politique censée permettre une paix négociée que l’on qualifiait de Juifs pacifistes, d’êtres indignes et de facteurs de désagrégation; le mot «éliminer» [ausmerzen] était déjà prononcé.
Pour l’officier Bauer – qui réfléchissait selon les catégories politiques de la droite nationaliste –, la situation politique intérieure de l’Allemagne en 1918 se présentait ainsi: d’un côté, les fidèles idéalistes allemands, notamment en Prusse, qui continuaient à vouloir obtenir une paix fondée sur la victoire; de l’autre, les faibles, partisans de l’idée d’une paix négociée, «avachis comme de vieilles femmes». Pour Bauer, ceux-là constituaient en quelque sorte l’ennemi intérieur. Dans cette perspective, les éléments qui faisaient planer une menace sur la suite de la guerre étaient nombreux: les partis majoritaires du Reichstag – c’est-à-dire le parti social-démocrate d’Allemagne, le parti du Zentrum, et le Fortschrittliche Volkspartei («Parti populaire progressiste») libéral de gauche, les fauteurs de grève, les syndicats, ainsi que les «parlementaires et agitateurs obstinés ou criminels». Selon lui, «la propagation du mode de pensée juif (car celui-ci domine effectivement la sociale-démocratie et les milieux du Berliner Tageblatt, de la Frankfurter Zeitung, etc.) aura un effet délétère46». On peut aussi discerner ici la fonction de la propagande antisémite: étaient désignés comme «juifs» ou dominés par le «mode de pensée juif» toutes les forces économiques, partis politiques et organisations qui se trouvaient en quelque sorte «sur l’autre rive» en matière de politique intérieure. Il s’agissait donc d’une image de l’ennemi floue, focalisée sur le préjugé antisémite, qui ne se limitait cependant pas à un combat contre les Juifs, mais pouvait devenir l’instrument de n’importe quel autre groupe. En d’autres termes, depuis 1917-1918, les principaux militaires favorables à la poursuite de la guerre utilisaient l’antisémitisme comme instrument de manipulation.
Ludendorff et Bauer comptaient vraisemblablement au nombre des inventeurs, et en tout cas des bénéficiaires, de la légende du coup de poignard dans le dos, qui leur permit de s’exonérer de toute responsabilité dans la guerre en général, et plus particulièrement dans sa prolongation et dans la défaite militaire: «Ce sont les piliers du Reich, l’armée, la bureaucratie, l’industrie, les Églises et les universités qui, s’appuyant sur la presse, les sermons, les procès manipulés et l’historiographie, notamment officielle, ont construit cette légende pour faire oublier leur propre responsabilité dans la guerre et la défaite militaire, et pour la faire porter sur ces Juifs et sociaux-démocrates47.» La légende du coup de poignard dans le dos avait une orientation intrinsèquement antisémite. Qu’il s’agisse des prétendus «planqués», des ouvriers en grève dans l’industrie des munitions ou des hommes politiques socialistes, tous étaient désignés comme «juifs» ou «d’inspiration juive». C’est dans l’atmosphère de ces milieux que naquit le slogan antisémite propagé en 1918: «On voit partout leur sourire oblique, sauf dans les tranchées48!»
Ludendorff et Bauer croyaient à l’existence d’une conspiration juive internationale animant des mouvements subversifs dans différents pays – notamment dans la Russie de 1917 et, désormais, dans l’Allemagne de 191849. En 1919, Ludendorff parla du «marécage de la pensée défaitiste internationale-pacifiste» du judaïsme et du Vatican, un marais qu’il fallait assécher parce que ceux-ci détruisaient l’héritage racial des Allemands, leur caractère national50.
On ne relève guère de différences de fond entre cette image antisémite et celle qu’avait Hitler. Cela n’a donc rien d’un hasard si le fameux général de la Première Guerre mondiale Erich Ludendorff s’allia en 1923 avec Hitler pour mener le putsch contre la République, s’il se fit investir comme candidat du parti nazi, le NSDAP, au Reichstag et s’il y fut effectivement élu sous cette étiquette en 1924. Dans son livre publié en 1923, Kriegführung und Politik («La Gestion de la guerre et la Politique»), l’antisémite déclaré qu’était Ludendorff réclama que l’Allemagne soit «judenrein**» avant la guerre suivante51. Il anticipait ainsi la politique menée par Hitler entre 1933 et 1939. Dans les années 1930, ses textes sur la guerre totale auraient leur place dans le patrimoine intellectuel du NSDAP et de la plupart des membres de la direction de la Reichswehr52.
Le Deutsche Vaterlandspartei («Parti patriotique allemand») ou DVLP, fondé en 1917 par le politicien pangermaniste Wolfgang Kapp, devait constituer un «réceptacle» pour tous les courants politiques partisans d’une paix fondée sur la victoire et de garantir la position dominante des catégories de la noblesse et de la grande bourgeoisie face à la montée de la classe ouvrière53. Le premier président de ce parti préfasciste fut un officier de marine, le contre-amiral Erich von Tirpitz, jusqu’en mars 1916 secrétaire d’État au bureau de la Marine du Reich, un homme vénéré par toute la droite nationaliste et dont la marine allemande avait aussi fait son idole. Kapp tenta plusieurs fois de porter Tirpitz au poste de chancelier d’une dictature militaire54, et la plupart des membres de l’armée l’auraient salué comme l’«homme fort» s’il avait assumé ce type de rôle politique. Des relations étroites existaient entre le Vaterlandspartei et la 3e direction suprême de l’armée de terre. Les anciens officiers furent nombreux à adhérer au parti – une démarche qui était, on le sait, interdite aux officiers d’active. Alors que Tirpitz semblait prendre ses distances avec l’antisémitisme55, Ludendorff et Bauer, nous l’avons montré plus haut, étaient des antisémites déclarés. Au sein de l’Alldeutscher Verband («Union pangermaniste»), l’antisémitisme fut utilisé comme moyen de combat politique au plus tard à partir du mois d’octobre 1918. D’anciens officiers y tinrent un rôle de premier plan. L’un d’entre eux était le baron Konstantin von Gebsattel, général de cavalerie en retraite, président délégué de l’Alldeutscher Verband depuis 1915 et président du Deutschvölkischer Schutz- und Trutzbund («Union de défense et d’offensive nationale-populaire allemande») après la Première Guerre mondiale. Face à la défaite militaire de l’Allemagne, il réclama, lors d’une réunion de son organisation, que l’on utilise «la situation pour lancer une campagne tonitruante contre le judaïsme, et pour faire des Juifs les paratonnerres[sic***] de toute l’injustice». Un autre général à la retraite, l’influent rédacteur en chef du Militär-Wochenblatt, August Keim, soutenait cette opinion: «Si nous perdons la guerre, c’est uniquement parce que le peuple allemand est pris de vertige à cause des Juifs, qu’il est empoisonné et ne sait pas où le mène sa course […]56.» Pour les pangermanistes, la «question juive» apparut alors comme le moyen le plus efficace de trouver dans les masses la base indispensable à ce mouvement censé servir de «réceptacle».
L’ennemi en «bolchevique juif», 1918-1919
Dans certains cercles d’officiers, le slogan de «bolchevisme juif» était déjà répandu au cours de la révolution allemande de novembre 191857, même si l’on considère généralement – à tort – qu’il s’agit d’une image inventée par la propagande nationaliste des années 1940. Un officier de la marine de guerre impériale, le capitaine de frégate Bogislaw von Selchow, nota les lignes suivantes le 11 novembre 1918 dans son Journal: «Le matin je me suis rendu au bureau de la Marine du Reich, sur lequel flottait le drapeau rouge. Devant, un bolchevique juif en civil montait la garde avec une carabine. Tout était comme dans un rêve […]58.» Cette sentinelle était vraisemblablement un membre de la Volksmarinedivicsion («Division de la marine populaire») berlinoise, c’est-à-dire d’une formation révolutionnaire politiquement liée aux Unabhängige Sozialdemokraten («Sociaux-démocrates indépendants») ou au groupe Spartakus d’extrême gauche. Mais ce genre de nuances politiques n’intéressait pas un homme comme Selchow. Pour lui, tout ce qui était révolutionnaire relevait du «bolchevisme», un terme à ses yeux équivalent au mot «juif». Hitler reprit ultérieurement à son compte cette équivalence entre «Juifs» et «bolcheviques». Cette image était sans doute fondée sur l’idée – inspirée par un état d’esprit fondamentalement antisémite – que les révolutionnaires allemands ne pouvaient qu’être juifs, tout comme les bolcheviques russes. Bref, dès cette époque, le Juif était un bolchevique, et réciproquement.
Ce mode de pensée a joué un certain rôle. Il montre en effet que la formule de «bolchevisme judaïque59» qui, après l’attaque contre l’Union soviétique, le 22 juin 1941, a été utilisée aussi bien contre les permanents du parti communiste de l’Union soviétique que contre les Juifs russes, n’a pas été inventée par Hitler ou Goebbels, mais circulait déjà depuis 1918 dans les milieux d’officiers d’extrême droite. Dans le journal de l’officier de marine von Selchow, on trouve aussi les échos d’un antisémitisme «éliminationniste», par exemple dans cette mention du 15 novembre 1918, où l’on peut lire: «Nous sommes passés devant toutes sortes de racaille urbaine. Juifs et déserteurs, ce ramassis qui n’est que caniveau, dans le sens le plus vulgaire du mot, domine désormais l’Allemagne. Mais le tour des Juifs viendra lui aussi, et ce jour-là, malheur à eux60!»
Ce furent de jeunes officiers de la marine de guerre impériale qui, le 15 janvier 1919, assassinèrent à Berlin les deux leaders charismatiques de la gauche radicale allemande, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. À ce complot d’officiers dirigé par le capitaine Waldemar Pabst, attaché au quartier général, participèrent l’enseigne de vaisseau Hermann W. Souchon – un neveu de l’amiral Souchon, gouverneur de Kiel –, le lieutenant de vaisseau Horst von Pflugk-Harttung, le capitaine Heinz von Pflugk-Harttung, le lieutenant en retraite Kurt Vogel; on y trouvait également les enseignes de vaisseau Bruno Schulze, Heinrich Stiege, Ulrich von Ritgen, ainsi que le lieutenant de vaisseau Wilhelm Canaris61. Ces officiers appartenaient à la brigade de marine Ehrhardt, elle-même placée sous les ordres de la division des tirailleurs de la cavalerie de la garde (GKSD), dirigée par le général de division Heinrich von Hoffmann. Les officiers se chargèrent des assassinats et les juges les couvrirent62. Pour la droite nationaliste, l’engagement des deux leaders spartakistes contre la guerre était «une preuve supplémentaire de l’existence d’une conjuration judéo-bolchevique. Peu importait que ces deux athées aient été entourés d’une équipe majoritairement non juive, ou que la majorité des Juifs aient été horrifiés par leurs idées révolutionnaires63».
L’ordre fut donné par le capitaine Waldemar Pabst, premier officier d’état-major général de la division des tirailleurs de la cavalerie de la garde: «Je les ai fait exécuter tous les deux», se vanta ultérieurement le «petit Napoléon». Pabst, militaire d’extrême droite et manipulateur sans scrupules, se retrouva au cours des années suivantes partout où l’on préparait et où l’on tentait un coup d’État militaire contre la République. Au cours du putsch Kapp-Lüttwitz de 1920, il joua un rôle aussi important que le général von Lüttwitz, le colonel Max Bauer et le capitaine Hermann Ehrhardt, alors que Ludendorff gardait une attitude plutôt attentiste et restait à l’arrière-plan.
Lorsque le journaliste et homme politique juif Leo Jogiches, rédacteur en chef du journal communiste Rote Fahne, dénonça dans son édition du 12 février 1919 le lieutenant de vaisseau Pflugk-Harttung et ses accompagnateurs comme les assassins de Karl Liebknecht, le lieutenant Vogel comme le meurtrier de Rosa Luxemburg et le capitaine Pabst comme instigateur de ces crimes – ce qui, en dépit de toutes les tentatives de maquillage menées par les autorités judiciaires et militaires, approchait étonnamment de la réalité les faits –, il fut arrêté par la police en mars 1919, placé en garde à vue et «abattu pendant une tentative de fuite», selon la version officielle, par un brigadier de la police criminelle64. Au mois de janvier 1918, à Munich, un officier, le comte Arco Valley, assassina en pleine rue le ministre-président juif Kurt Eisner (USPD). En mai 1919, au cours d’une opération violente que l’on ressentit comme un «épilogue à la guerre», des soldats de la Reichswehr écrasèrent la République munichoise des Conseils, assassinant à cette occasion cent soixante et une personnes65. C’est dans ce milieu de la Reichswehr qu’un soldat de première classe ayant participé à la guerre mondiale, Adolf Hitler, commença en 1919 sa carrière politique, comme orateur militant contre le «bolchevisme juif66».
De la difficulté de lutter contre l’antisémitisme dans la Reichswehr
À l’époque de la révolution de Novembre en Allemagne, on trouvait cependant quelques partisans de l’intégration des soldats juifs. Le colonel Walther Reinhardt, un homme originaire du Wurtemberg et qui reprit fin 1918 les fonctions de ministre prussien de la Guerre, militait en faveur d’une «pleine garantie de droits, y compris dans le domaine de la nomination des officiers67», ce qui, compte tenu des réserves des officiers prussiens que nous avons évoquées, requérait un certain courage. Il anticipait ainsi la règle qui entrerait en vigueur en 1919 avec la Constitution de Weimar.
Après la dissolution du ministère prussien de la Guerre, le général Reinhardt, fidèle à la République, occupa dans un premier temps le poste de chef de la direction de l’armée, puis devint commandant d’une brigade de formation interarmes près de Berlin. Devant cette troupe au sein de laquelle régnait une ambiance non seulement nationaliste, mais aussi fortement antisémite, il tint à Pâques de l’année 1921 un discours d’adieux dans lequel il prit clairement position en faveur des Juifs: «Mais quand un Juif allemand se sent sincèrement l’un des nôtres et combat avec nous, il faut le reconnaître et le respecter. L’esprit du mammonisme, de la cupidité, mérite le mépris, nous devons le rejeter chez les juifs comme chez les chrétiens; mais, avant tout, nous ne devons pas laisser notre soif de jouissance ou notre légèreté d’esprit faire de nous des valets de l’argent, et par là même, souvent, des valets des Juifs. Ce type d’antisémitisme défensif mérite des louanges; il ne s’affirme pas dans les actes haineux à l’encontre des Juifs, mais dans la discipline que l’on s’impose à soi-même […]68.» À une époque où un autre officier pouvait qualifier publiquement l’État de Weimar de «République des Juifs» et parler de «haute cour de merde»69 sans avoir à craindre d’être jeté hors de la Reichswehr, il fallait sans doute déjà un certain courage pour énoncer un refus de l’antisémitisme en des termes aussi clairs que le fit Reinhardt.
Conformément à l’article 3 de la Constitution de la République de Weimar, les couleurs noir-rouge-or devinrent celles de l’État allemand. Les pères de la Constitution renouaient ainsi avec les traditions du mouvement démocratique du XIXe siècle, et notamment avec la révolution de 1848-1849. Un nombre non négligeable d’officiers et de sous-officiers de la Reichswehr provisoire, qui s’étaient battus pendant la guerre sous les couleurs prussiennes, le noir-blanc-rouge (couleurs qui étaient devenues celles du IIe Reich en 1871), ressentirent cette innovation comme l’expression d’un manque de sentiment national. Ils exprimèrent leur déplaisir en ridiculisant le symbole démocratique qu’était le noir-rouge-or, et en mêlant à leurs moqueries des slogans antisémites. Dans bien des mess d’officiers, on plaisantait sur les nouvelles couleurs «noir-rouge-moutarde» et sur le nouveau blason du Reich – un aigle noir sur fond d’or, qualifié de «vautour de la faillite70». Fin août 1919, des officiers de la garnison de Pinneberg, dans le Holstein, placés sous la responsabilité d’un colonel d’extrême droite le baron Leopold von Ledebur, commandant du régiment, qualifièrent le drapeau du Reich d’«étendard juif noir-rouge-or». Le journal social-démocrate Vorwärts, qui rendit compte de cet incident, relata par ailleurs que les soldats qui ne suivaient pas la ligne droitière de l’unité étaient peu à peu chassés du régiment de Pinneberg71.
Le ministre social-démocrate de la Reichswehr, Gustav Noske, était informé du fait que l’on avait déjà assez souvent relevé des «menées antisémites» au sein de la troupe. Il avait dû l’admettre dès le mois de juillet 1919, devant l’Assemblée nationale allemande, à laquelle il avait été contraint d’exprimer ses vifs regrets – lesquels étaient tout à fait crédibles72. Noske ordonna donc, en termes secs, d’«informer tous les responsables d’unité qu’ils ont, dans toutes circonstances, le devoir de lutter avec toute leur énergie contre la propagande antisémite et l’incitation au pogrom au sein de la troupe». En accord avec le président de l’Unabhängige Sozialdemokratische Partei («Parti social-démocrate indépendant», USPD), Hugo Haase, Noske estima que l’agitation antisémite au sein de la Reichswehr était «extraordinairement dangereuse» et promit d’«intervenir» à chaque fois qu’il aurait les moyens de le faire.
Mais un mois plus tard, en août 1919, on constata déjà que l’instruction du ministre de la Reichswehr n’avait en rien permis d’endiguer les déclarations antisémites des officiers de la Reichswehr. On révéla alors publiquement que le commandant de la 15e brigade berlinoise de la Reichswehr, le colonel Wilhelm Reinhardt – un ancien chef des corps-francs, un homme autoritaire qu’il ne faut pas confondre avec le ministre prussien de la Guerre, le colonel Walther Reinhardt –, avait une nouvelle fois calomnié le drapeau de la République en le qualifiant de «drapeau des Juifs», avait traité le ministre des Finances de la République, Matthias Erzberger, de «fripouille», le gouvernement de «bande de canailles», et avait mis à pied des soldats aux opinions républicaines73. Une fois de plus, un officier supérieur de la Reichswehr présentait ainsi une image complexe de l’ennemi politique intérieur dans laquelle des éléments antisémites et anti-républicains se mêlaient imperceptiblement. Là encore, le parallèle avec la formule de «bolchevisme juif», lancée ultérieurement par la propagande nationale-socialiste, saute aux yeux. Le colonel Wilhelm Reinhardt fit une carrière typique pour un homme défendant les opinions politiques qui étaient les siennes. Il adhéra au NSDAP, devint SS-Gruppenführer – l’équivalent d’un général de division dans les grades de l’armée allemande – et accéda, au sein de la Wehrmacht, au rang élevé de général d’infanterie.
À l’époque, lorsqu’un courageux soldat républicain, s’exprimant au nom de l’«Union des sous-officiers et hommes de troupe hors d’activité», révéla au public les propos d’extrême droite et anticonstitutionnels du colonel Reinhardt, Noske ne trouva pas l’énergie suffisante pour écarter cet officier de la Reichswehr. C’est alors l’ancien ministre-président du Reich, Philipp Scheidemann (SPD), qui tint un discours très remarqué lors d’une grande réunion, à Kassel, devant plus de 10 000 auditeurs. Il lança un avertissement: la propagande monarchiste se multipliait dans les casernes et l’on y utilisait de nouveau l’antisémitisme, l’instrument le plus commode de l’agitation réactionnaire74. Le discours de Scheidemann suggérait que dans la première année de la République, ce n’était pas le gouvernement du Reich, mais l’armée qui tenait en main le pouvoir politique réel. Dans un autre discours que l’on qualifierait ultérieurement d’«historique», tenu devant l’Assemblée nationale, Scheidemann lança, le 7 octobre 1919, au gouvernement: «L’ennemi est à droite75!» Cette mise en garde, qui n’était que trop justifiée, serait reprise de manière spectaculaire en 1922 par le chancelier Joseph Wirth, après l’assassinat du ministre des Affaires étrangères du Reich Walther Rathenau. Il va de soi que le meurtre de Scheidemann, en juin 1922, fut d’abord la réponse que des officiers prêts à utiliser la violence apportaient à ces discours de l’automne 1919.
Les desperados antisémites de l’entre-deux-guerres
La propagande nationaliste menée par l’extrême droite contre les Juifs, les pacifistes et les sociaux-démocrates n’influença pas seulement la pensée politique des officiers revenant de guerre. Elle incita aussi certains d’entre eux à se livrer à des actes de violence contre les représentants notoires de la gauche politique. La violence d’extrême droite, au cours des premières années de la République de Weimar, fut essentiellement le fait d’officiers d’active ou d’anciens officiers76. La série d’attentats commis entre 1919 et 1922 fut perpétrée par des officiers subalternes qui ressentaient la guerre comme une déchéance sociale: désormais, l’armée aux millions de soldats était dissoute et ils avaient du mal à retrouver un travail dans la vie civile. Ces hommes qui auraient préféré rester actifs dans l’armée, même après la fin du conflit, entrèrent en 1919 dans les corps-francs que l’on venait de créer, espérant être admis dans la Reichswehr, l’armée que la République s’apprêtait à constituer. Comme celle-ci, pour respecter les clauses du traité de Versailles signé le 28 juin 1919, ne pouvait dépasser le nombre de 100 000 hommes pour l’armée de terre et 15 000 pour la marine, le gouvernement dut dissoudre d’office plusieurs unités.
Deux de ces unités, qui s’étaient déjà fait remarquer à l’époque de la révolution pour leurs actions contre-révolutionnaires, les brigades de marine Ehrhardt et Loewenfeld, participèrent activement, au mois de mars 1920, au putsch Kapp-Lüttwitz, avec pour objectif d’empêcher une dissolution de l’armée déjà décidée. La manœuvre ayant échoué, le commandant de l’une des deux brigades, le capitaine de frégate Hermann Ehrhardt, forma avec des membres de sa troupe une unité clandestine armée portant le nom d’«Organisation Consul» (OC). Celle-ci devint une organisation terroriste d’extrême droite. Dans les années 1921-1922, les officiers et les soldats de l’OC commirent un grand nombre de meurtres politiques. Le statisticien Emil Julius Gumbel en arriva dès 1924 à la conviction que l’OC se livrait à des opérations d’assassinat systématique: «Il n’y a sans doute pas un seul assassinat politique de ces dernières années en Allemagne auquel l’organisation C n’ait participé directement ou indirectement77.» De fait, la recherche historique récente a pu prouver que les attentats perpétrés contre Matthias Erzberger, Philipp Scheidemann et Walther Rathenau avaient été planifiés, dirigés et exécutés par des officiers de l’ancienne brigade de marine Ehrhardt78. Les motivations antisémites jouèrent un rôle décisif dans ces meurtres (nous y reviendrons).
Ernst von Salomon, vétéran des corps-francs, prétend que l’OC était «un conglomérat informel d’anciens soldats et officiers de la brigade de marine, qui […] continuaient à entretenir de bons rapports de camaraderie et qui, poussés par un sentiment d’attachement personnel à leur ancien “chef” […], accomplissaient occasionnellement des missions qui leur étaient dictées par la “centrale” du capitaine à Munich79». En réalité, l’OC était une organisation militaire clandestine obéissant aux principes militaires de l’ordre et de l’obéissance, et respectant un secret rigoureux. Le «Consul», Hermann Ehrhardt, disposait d’un aide de camp et d’un état-major. Son adjoint était un lieutenant de vaisseau répondant au nom d’Alfred Hoffmann. D’autres anciens officiers de marine, placés sous l’autorité des deux commandants, avaient des compétences et des pouvoirs précisément décrits. Contrairement à ce qui se passait dans l’armée régulière, les commandos d’assassins étaient constitués par tirage au sort; les traîtres éventuels étaient exécutés. Le caractère paramilitaire de l’Organisation Consul fut du reste confirmé sous le national-socialisme par la Wehrmacht, qui comptabilisa toutes les années passées au sein de l’OC dans le calcul du temps de service militaire80. L’OC se donna dès l’été 1921 un programme résolument antisémite. L’organisation secrète, y lisait-on, ouvrait ses portes à tout «Allemand ayant l’esprit national», mais les «Juifs» et autres «membres de races étrangères» en étaient exclus81. La charte exprimait aussi la menace d’assassinat: «Les traîtres encourent le tribunal de la Sainte-Vehme!» Les adversaires désignés étaient la Constitution de Weimar, la sociale-démocratie et le judaïsme.
En règle générale, dans les livres d’histoire, ces desperados qui, après la Première Guerre mondiale, affrontèrent la République de Weimar par la violence terroriste sont présentés comme des nationalistes populistes ou des extrémistes de droite82. Ils étaient certainement les deux à la fois. Il ne faut cependant pas négliger un autre fait, plus important du point de vue de l’histoire sociale: ces activistes d’extrême droite étaient en général ou bien d’anciens militaires de carrière, ou bien des hommes que le milieu militaire avait si profondément marqués que même en temps de paix ils ne voulaient plus s’en éloigner. Ils pensaient selon des schémas de force et de violence, classaient le monde en amis et en ennemis, et agissaient avec les instruments dont ils avaient appris à se servir pendant la guerre, les armes à feu et les grenades. Mentalement, ils restaient en guerre, même après l’armistice et le traité de paix. Dans ce qu’ils appelaient l’«après-guerre», l’important, pour eux, n’était plus l’ennemi extérieur, mais l’adversaire politique intérieur. Les Juifs, les pacifistes et les socialistes devinrent alors les boucs émissaires pour tous les maux de l’époque. La seule chose qu’aient crainte ces desperados, c’était une paix consolidée dans laquelle ils ne pourraient plus exercer leur artisanat de la violence. Ils combattaient donc la République et espéraient l’avènement d’une dictature militaire qui appliquerait à la société civile les lois – si faciles à comprendre – de la vie militaire.
La série d’assassinats que commirent des officiers d’active ou d’anciens officiers au début des années 1920 contre des adversaires politiques – Juifs, hommes ou femmes de gauche, républicains, pacifistes – ne peut qu’être considérée comme un avant-goût de la manière dont on traiterait les adversaires politiques sous le nazisme.
L’engrenage des assassinats
Après l’écrasement de la République munichoise des Conseils par les troupes gouvernementales, sous les ordres du ministre de la Reichswehr Gustav Noske (SPD), en mai 1919, le milieu politique se calma à peu près, après avoir été agité, six mois durant, par des confrontations proches de la guerre civile. Mais, le 8 octobre 1919, l’opinion publique fut secouée par un nouvel attentat, commis contre l’un des politiciens les plus en vue de la République, le président du Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne (USPD), Hugo Haase. Entre 1914 et 1917, celui-ci avait partagé avec Friedrich Ebert la présidence du SPD, prenant la succession du légendaire président du parti, August Bebel. L’organe de l’USPD, Die Freiheit, établit le lien avec les assassinats antérieurs d’hommes politiques de gauche: «Le président de notre parti, le camarade Haase, a été blessé par un homme de plusieurs coups de feu, alors qu’il s’apprêtait à tenir son grand réquisitoire contre la politique criminelle menée par le gouvernement à l’Est et contre les actes de violence des gardes de Noske […]. Les centrales meurtrières des militaristes ont fait tuer Luxemburg et Liebknecht, Eisner, Dorrenbach, Landauer, Jogiches et beaucoup d’autres dans les villes du pays83.»
En réalité, les coups de pistolet dont avait été victime Hugo Haase et qui allaient le mener à la mort quelques mois plus tard avaient été tirés par un individu isolé, un ouvrier du cuir français, Voss, décrit comme un «monomaniaque aux capacités limitées» et un «idiot»84, qui n’avait apparemment aucun contact avec les officiers d’extrême droite et prêts au meurtre issus de la brigade de marine Ehrhardt.
Gustav Noske, ministre de la Reichswehr, que les socialistes indépendants traitèrent souvent de «molosse» en raison de sa collaboration avec les corps-francs et les officiers anti-républicains, rendit hommage à Hugo Haase dans ses Mémoires en le présentant comme un homme remarquable; à cette occasion, il évoqua aussi le rapport – en principe bon – entre les sociaux-démocrates et les Juifs: «Personne, sans doute, n’aura totalement sondé son caractère. On ne peut vraisemblablement le comprendre qu’en partant de son judaïsme. Haase était un homme d’une grande honnêteté, un homme bon. La pureté de ses actes politiques ne peut être mise en cause. Il croyait sincèrement servir le peuple allemand et, au-delà, l’humanité entière. Je n’ai pratiquement pas connu un seul Juif – et j’en ai connu un bon nombre – qui n’ait pas souffert du déclassement social qu’on lui faisait subir. Certains étaient manifestement d’une sensibilité d’écorché vif lorsqu’on parlait du judaïsme. Le déclassement transforme certaines personnes en pessimistes ou en contempteurs du genre humain; à beaucoup d’autres, il inspire la haine. Sur le plan politique, nombre d’entre eux sont venus à la sociale-démocratie, où l’antisémitisme s’exprimait très rarement à voix haute mais n’était pas totalement absent sous le manteau85.»
Dès le début 1920, Matthias Erzberger, ministre des Finances du Reich, avait été grièvement blessé au cours d’un attentat commis contre lui par un aspirant de 20 ans, Oltwig von Hirschfeld86. Quelques mois plus tard, en mai 1920, un homme resté anonyme lançait une grenade sur ce politicien, membre éminent du Zentrum, lors d’une réunion électorale à Esslingen, dans le Wurtemberg87. Erzberger ne survécut pas au troisième attentat, qui eut lieu le 26 août 1921. Deux hommes l’abattirent d’une série de coups de revolver lors d’une promenade qu’il faisait près du site du Kniebis, dans la Forêt Noire, en compagnie de Karl Diez, député du Zentrum.
Les assassins étaient deux anciens officiers: le lieutenant de vaisseau Heinrich Tillessen et son camarade Heinrich Schulz, ayant servi dans la brigade de marine Ehrhardt. L’ordre de commettre l’attentat leur avait été donné par un autre officier de marine, l’ancien lieutenant de vaisseau Manfred von Killinger, qui avait été, dans cette même brigade, le chef de la «compagnie d’assaut Killinger88». Le capitaine Ehrhardt avait approuvé l’ordre.
Erzberger devait mourir parce qu’il avait soutenu la résolution de paix de 1917 puis, en novembre 1918, à la demande du gouvernement du Reich, avait signé l’armistice à Compiègne. Les extrémistes de droite lui reprochaient également d’avoir plaidé en faveur de l’acceptation du traité de Versailles et d’un accord avec les puissances victorieuses. Cet homme politique était considéré comme un symbole de cette République de Weimar que les extrémistes de droite haïssaient. L’opposition nationaliste fit subir à Erzberger une campagne d’agitation en bonne et due forme, au cours de laquelle le politicien national-allemand Karl Helfferich se distingua particulièrement avec son slogan «Fichez Erzberger dehors89!». Fait caractéristique, le catholique qu’était Erzberger fut traité de marionnette des Juifs, la politique qu’il menait constituant un «crime» aux yeux de ses assassins90. On vit ainsi, une fois de plus, ce que pouvait provoquer une pensée qui ne fixait aucune limite à la caractérisation de l’ennemi.
L’officier de marine antisémite Manfred von Killinger91, personnage dominant de l’OC, qui avait ordonné l’assassinat d’Erzberger, suivit une carrière typique92. Issu des combattants d’extrême droite des corps-francs, son chemin le mena en 1927 au NSDAP, puis à la SA, à la «présidence» de la Saxe jusqu’en 1935, puis à représenter le Reich à San Francisco et en Roumanie. Dans un premier temps, il fut membre de la brigade de marine Ehrhardt, avec rang de lieutenant de vaisseau. Peu après l’échec du putsch Kapp-Lüttwitz, à partir de juillet 1920, il forma l’Union des anciens soldats d’assaut, des hommes qui «devraient se mettre à disposition en cas d’extrême urgence93». Cet officier de marine était en outre membre de l’Ordre germanique, une autre organisation secrète fondée en 1912 et à laquelle appartenaient également les assassins d’Erzberger. Pour adhérer à l’Ordre germanique, organisation raciste, il fallait certifier, par le biais d’une «attestation du sang», que «le sang aryen était le seul à couler dans ses veines et que, parmi ses parents et ancêtres, ainsi que ceux de sa femme, ne se trouvait aucun membre des races colorées ou hébraïques». Cet ordre secret se donnait par ailleurs pour objectif «de retrouver et de consolider la position dominante des Germains sur les autres races humaines94». On l’aura compris, nous avons affaire ici à un précurseur direct de la politique raciale nationale-socialiste qui s’imposa, entre autres, en 1934 à travers la «clause d’aryanité» appliquée à la Reichswehr.
Le leader ouvrier social-démocrate Philipp Scheidemann, qui avait été en 1919 le Premier ministre-président de la République et avait exercé, après avoir démissionné de son poste de chef du gouvernement, les fonctions de maire de Kassel, se trouvait lui aussi sur la liste noire des militaires d’extrême droite pour avoir dénoncé à plusieurs reprises les tendances anti-républicaines et antisémites dans les casernes. Scheidemann devait être empoisonné à l’acide prussique, le 4 juin 1922, à Kassel95. Un heureux hasard lui permit d’en sortir sain et sauf.
Ce nouvel attentat contre un homme politique de premier plan fut commis par deux anciens combattants, Hans Hustert et Karl Oehlschläger. Ces deux nationalistes populistes firent connaissance en 1919, au sein de l’Oberschlesischer Selbstschutz («Autodéfense de Haute-Silésie»), avant de rejoindre la Compagnie d’assaut Killinger. Ils entrèrent ensuite à l’Organisation Consul, et c’est cette société secrète qui leur donna l’ordre de tuer Scheidemann. Les nationalistes considéraient comme l’incarnation de la République de Weimar honnie cet homme politique social-démocrate qui avait démissionné de ses fonctions au milieu de l’année 1919 pour protester contre la dureté des conditions imposées par le traité de Versailles. Devant le tribunal, les auteurs de cette tentative d’assassinat justifièrent leur acte en se référant à un pamphlet du collaborateur de Ludendorff, le colonel Max Bauer96. Les motifs spécifiquement antisémites ne jouent certes pas de rôle dans ce cas, mais Scheidemann s’intégrait parfaitement à cette catégorie des «criminels de Novembre» dans laquelle les nationalistes d’extrême droite regroupaient indistinctement sociaux-démocrates, Juifs et communistes.
Walther Rathenau, autre politicien de premier plan dans la République de Weimar, serait la prochaine victime célèbre de ces desperados. Rathenau, grand bourgeois juif, écrivain et industriel, s’était hissé au sommet de l’État pendant la guerre en devenant directeur du bureau des Matières premières de guerre. Au cours de la seconde moitié du conflit, ses prouesses remarquables dans l’approvisionnement en matériaux stratégiques lui valurent d’être reconnu, y compris au sein des milieux conservateurs, «comme le sauveur de la patrie et l’inspirateur, au même titre que Hindenburg, d’un état-major général chargé de l’intendance97». Après la guerre, on lui confia dans un premier temps le portefeuille de ministre de la Reconstruction; il fut ensuite promu ministre des Affaires étrangères du Reich.
Sa politique d’entente et d’équilibre avec les puissances alliées sorties victorieuses de la guerre mondiale valut à ce politicien – qui était, au fond, conservateur – d’être qualifié par les nationalistes allemands de «politicien d’exécution****»; il devint de plus en plus la cible de leur propagande haineuse. Pour reprendre l’image éloquente d’Arnold Brecht, juriste de droit public et à l’époque secrétaire permanent au ministère de l’Intérieur du Reich, Rathenau devint en 1921 le représentant des «Allemands de Weimar», et ainsi la bête noire des «Allemands de Potsdam»98. Au cours de sa déposition devant la commission d’enquête du Reichstag, l’ex-général Ludendorff, antisémite notoire, dénonça un lien entre Rathenau et le légendaire «coup de poignard dans le dos». Cette diabolisation aurait de lourdes conséquences. Quelques auteurs considèrent Ludendorff comme le principal responsable, sur le plan moral, de l’assassinat ultérieur du ministre des Affaires étrangères99. En mai 1921, la Neue Preussische Zeitung dénonça Rathenau comme un Juif hostile au Reich qui avait poussé l’Allemagne vers l’abîme100. Le temps où les nationalistes allemands – c’est-à-dire aussi bien les nationaux-populistes que les nationaux-allemands – considéraient que les prouesses accomplies par Rathenau au cours de la guerre compensaient son origine juive était révolu. Il figurait désormais sur la liste des hommes à abattre.
Rathenau lui-même n’a jamais compris pourquoi la droite nationaliste vouait une telle haine à un homme comme lui, doté de pareilles capacités et ayant acquis de tels mérites militaires. Lorsqu’il posa la question à son ami politique Hellmut von Gerlach, un journaliste pacifiste, celui-ci lui fit cette réponse très caractéristique: «C’est exclusivement parce que vous êtes juif et que vous menez avec succès la politique extérieure de l’Allemagne. Vous êtes la réfutation vivante de la théorie antisémite qui veut que le judaïsme soit nocif pour l’Allemagne101.» John Weiss, l’historien américain de l’antisémitisme allemand et autrichien, interprète lui aussi la haine suscitée par Rathenau comme un effet de la caractérisation hostile et profondément enracinée que l’on faisait du Juif. Dans son livre publié en 1996, Le Long Chemin vers l’Holocauste, il écrit que cet homme politique juif n’avait rien pu faire «pour se protéger contre la rage de l’extrême droite. […] Les pangermanistes le haïssaient parce qu’il attaquait les profiteurs de guerre sans les qualifier de Juifs, comme il était de rigueur, et ils écumaient de fureur lorsqu’il exigeait de fortes taxes sur les héritages et un impôt élevé sur les revenus pour payer les réparations. Ludendorff se joignit au chœur des calomniateurs et désigna Rathenau comme un traître juif et un défaitiste102».
Jeune homme, Rathenau avait eu tout autant de mal que d’autres Juifs à réussir dans l’armée prussienne. Il servit comme engagé volontaire pour un an dans un régiment prussien. Mais, on s’en doute, il ne fut même pas promu officier de réserve103. En 1921, Rathenau raconta à un officier anglais à quel point la vie qu’il menait était dangereuse: «Dans certaines parties de mon pays, des compagnies défilent en scandant: “Abattez Rathenau / Dieu maudit ce Juif, ce salaud104!”» Effectivement, ce slogan assassin était chanté depuis avril 1921 au sein du corps-franc de Haute-Silésie105.
L’organe de presse de l’ancienne brigade de marine Ehrhardt, Der Wiking, publia en février 1922, à l’occasion de la nomination de Rathenau au poste de ministre des Affaires étrangères, un article anonyme dans lequel on qualifiait la République de «communauté de synagogue» et la question juive de «question cardinale» de toute la politique intérieure et extérieure allemande. L’article s’achevait sur cette conclusion: «Aussi sûr qu’un Dieu allemand vit dans le ciel, il est certain que nous allons déchirer le filet où nous a enfermés le judaïsme et que nous allons détruire d’un seul coup le joug juif sous lequel ploie aujourd’hui un peuple de 60 millions de personnes. Le chemin qui mène à la libération recherchée, on le trouvera l’heure venue, et peu importera alors si nous faisons voler beaucoup de copeaux lorsque nous passerons le rabot106.» Les actes ne tarderaient pas à succéder aux paroles.
Le 24 juin 1922, d’anciens militaires prussiens devenus par la suite officiers des corps-francs assassinèrent Walther Rathenau. Ils utilisèrent un pistolet-mitrailleur provenant des arsenaux de l’armée et une grenade à main ovoïde107. Les assassins étaient les anciens officiers de marine Erwin Kern, fils d’un directeur d’administration de Breslau, qui n’avait été congédié de la marine qu’en 1921, et Hermann Fischer, fils d’un professeur et artiste peintre de Dresde – deux fils de bonne famille bourgeoise. Tous deux étaient membres de diverses organisations de droite, entre autres du Deutschvölkisches Schutz- und Trutzbund et de la brigade Ehrhardt108. Ils obéissaient à un ordre d’un homme de l’OC, Karl Tillessen, lui-même lieutenant de vaisseau limogé de la marine et futur officier de la SS. Son frère était l’assassin d’Erzberger, Heinrich Tillessen. Karl Tillessen, quant à lui, avait reçu d’Ehrhardt en personne l’ordre d’assassiner le ministre Rathenau109.
Une déclaration confuse que Kern fit la veille de l’attentat donne des informations sur les motifs des assassins: «L’élimination de Rathenau doit inciter la gauche à frapper, afin que les partis nationaux prennent les commandes; par ailleurs, le ministre est un partisan du bolchevisme rampant; c’est l’un des trois cents sages de Sion, et il a poursuivi à ce titre les objectifs du judaïsme international, il a marié sa sœur au communiste russe Karl Radek et extorqué par des menaces sous ultimatum sa nomination à la tête des Affaires étrangères110.» Là encore, différents mots d’ordre s’aggloméraient pour former un tableau complexe où se mêlaient Juifs, gens de gauche, communistes russes et bolcheviques. Les slogans antisémites y jouaient donc un rôle, tout autant qu’une stratégie de provocation censée provoquer un coup de force contre la République.
Le procureur général du Reich résuma ultérieurement en ces termes les motifs des auteurs de l’attentat: les assassins de Rathenau avaient selon lui «commis leur crime par antisémitisme fanatique, persuadés […] que seule l’élimination violente d’un membre éminent de ce gouvernement dont la politique leur semblait funeste permettrait un soulèvement de la classe ouvrière et, après l’écrasement […] de celle-ci, la mise en place d’un gouvernement d’extrême droite111». On pouvait imaginer Ludendorff ou Erhardt dans le rôle d’un dictateur militaire. Et, pour les nationalistes en uniforme, une dictature de ce type correspondait plus aux traditions du militarisme germano-prussien que la République de Weimar, attachée à la démocratie et à la paix.
En l’«honneur» des assassins de Rathenau, Erwin Kern et Hermann Fischer, le Führer du Travail du Reich Konstantin Hierl – lui-même ancien officier de l’état-major général et dirigeant des corps-francs – donna sous le nazisme les noms de ces hommes aux départements du Service du travail du Reich (Reichsarbeitsdienst, RAD) à Bad Schmiedeberg et Doberschütz112. L’État de Hitler donnait ainsi ses lettres de noblesse à la tradition du meurtre politique, tout en légitimant sa propre violence contre des adversaires politiques et contre des minorités auxquels on donnait, pour des raisons liées au racisme, le statut d’ennemis.
Un peu moins de deux semaines après l’assassinat de Rathenau, qui provoqua des manifestations massives des républicains, la promulgation d’une «loi de Défense de la République» et l’interdiction des associations antisémites, une autre personnalité juive allemande fut victime d’un attentat d’extrême droite. Maximilan Harden113 s’était affirmé comme un adversaire de la guerre dans son œuvre littéraire, politique et journalistique. Comme il avait défendu l’idée de paix mondiale du président américain Woodrow Wilson, l’extrême droite le considérait comme un traître à la patrie.
Les auteurs de l’attentat, Paul Ankermann, Albert Grenz et Herbert Weichardt, gravitaient autour de ces unions militaires d’extrême droite où dominaient les attitudes ethnicistes et antisémites. Ankermann était chef de corps dans le Jungmannenbund («Union des jeunes guerriers»). Il avait fait la connaissance de Grenz et de Weichardt à Oldenburg, au sein du groupe local du Stahlhelm (le «Casque d’acier»), l’association des anciens soldats du front. Grenz, un libraire, était secrétaire local du Deutschvölkisches Schutz- und Trutzbund, un groupuscule antisémite; il était membre du Stahlhelm, du Nationalverband Deutscher Soldaten («Union nationale des soldats allemands») et du Deutscher Herold («Le Héraut allemand»)114. Ankermann déclara devant le tribunal que Harden était «un nuisible d’une nature particulière», et ce «en raison de ses écrits et de son changement d’opinion ethnique […]. Nous avons été particulièrement indignés que ce Juif ose s’en prendre à tout». Grenz se considérait en quelque sorte comme l’organe d’exécution d’un grand nombre d’antisémites allemands, il expliqua au tribunal: «J’assume mon acte […]. Il y a peut-être 2% du peuple allemand derrière la partie adverse. Mais 50% de ce peuple marche derrière moi115.»
La «clause d’aryanité» de l’union des anciens combattants du front
Fondée en 1919, l’association de soldats «Stahlhelm» devint un réceptacle de vétérans du front de la guerre 1914-1918, des hommes conservateurs et nationalistes. Au milieu des années 1920, le Stahlhelm comptait quelque 300 000 membres, un nombre qui monta à 500 000 en 1930, si l’on y intègre les rangs du Jungstahlhelm («Jeune Stahlhelm»)116. Ces gens ne se considéraient pas comme des zélateurs d’extrême droite, mais comme des hommes allemands courageux qui défendaient les vertus militaires prussiennes et ne pouvaient donc s’accommoder ni du renoncement, imposé par «Versailles», à une politique allemande de puissance, ni de la République démocratique et «antimilitaire» de Weimar. Leurs ennemis étaient la «bannière noir-rouge-or» – un groupe fidèle à la République –, le judaïsme et l’Église catholique «ultramontaine».
L’expérience des tranchées joua un rôle dans la phase initiale de l’histoire du Stahlhelm dans la mesure où chaque soldat ayant combattu sur le front, quelles qu’aient été son origine, sa classe ou sa confession, pouvait devenir membre de cette union d’anciens combattants. Raison pour laquelle quelques anciens soldats juifs du front y adhérèrent aussi, bien que le Reichsbund jüdischer Frontsoldate («Union des anciens soldats du front juifs») – lui aussi créé en 1919 – ait fourni une alternative au Stahlhelm.
«Mais, bientôt, un nombre croissant de membres se mirent à exprimer cet antisémitisme politique, culturel et économique qui n’avait certes guère de points communs avec le racisme des nationaux-socialistes mais était justement fort répandu au sein de la bourgeoisie allemande117.» En tout cas, la «question juive» fut pour la première fois inscrite officiellement à l’ordre du jour à l’occasion de la journée des Vétérans. Il y eut un débat très agité. Une partie des délégués voulurent écarter ce point de l’ordre du jour sous prétexte qu’il n’avait aucun caractère d’actualité pour le Stahlhelm. Une autre estimait au contraire qu’il s’agissait d’une «question brûlante». Le leader national du Stahlhelm, Franz Seldte, tenta de trouver un juste milieu en proposant une déclaration selon laquelle tous les membres n’étaient «ni Juifs, ni non Juifs, mais membres du Stahlhelm». La querelle dura plusieurs heures sans que l’on trouve une solution.
Deux ans plus tard, les antisémites de cette union des vétérans du front revinrent à la charge. Ils voulaient obtenir l’adoption d’une «clause d’aryanité» afin de pouvoir tenir les Juifs à distance du Stahlhelm ou de pouvoir les en écarter. Le principal porte-parole des antisémites était le général en retraite Georg Ludwig Maercker qui, avec son Freiwilliges Landesjägerkorps («Corps des fantassins volontaires»), avait encore, quelques années plus tôt, sur ordre du ministre social-démocrate de la Reichswehr, protégé l’Assemblée nationale siégeant à Weimar, et dont le moins que l’on puisse dire est qu’il ne s’était pas distingué comme un ennemi ouvert de la République. Après son renvoi de la Reichswehr, il avait adhéré au Stahlhelm et – conformément à son grade militaire – en était immédiatement devenu responsable régional pour la Saxe. La formule proposée par Maercker était la suivante: «Les Juifs ne peuvent être admis au Stahlhelm.» Il fut soutenu par le lieutenant-colonel en retraite Theodor Duesterberg, deuxième chef national du mouvement et adjoint de Seldte. Lors d’une assemblée générale des chefs de région du Stahlhelm, en mars 1924, Seldte n’eut d’autre choix que d’accepter la «clause d’aryanité», qui fut alors intégrée à la charte du Stahlhelm. Les rares membres juifs quittèrent alors peu à peu cette association qui, disait-on, s’efforçait d’éliminer les «influences de races étrangères». On trouvait entre autres dans ce cadre des appels au boycott des commerçants juifs118. L’exclusion des Juifs de la plus grande et la plus influente association d’anciens combattants du front, dès 1924, doit être considérée comme un signe avant-coureur de la «clause d’aryanité» introduite dix ans plus tard, pour la Reichswehr, par le ministre de la Guerre Werner von Blomberg. On avait ainsi préparé le terrain.
L’adjoint de Seldte et son rival de longue date, Theodor Duesterberg, représentait au sein de la direction nationale du Stahlhelm une idéologie résolument völkisch et était le porte-parole de l'aile völkisch au sein de l’association. Comme nous l’avons mentionné, il soutint Maercker lors de l’introduction de la «clause d’aryanité» et professa ouvertement, par la suite, son antisémitisme. Il fut donc bien évidemment durement frappé lorsqu’on sut, en 1932, d’abord à l’intérieur du mouvement, qu’il était lui-même d’origine juive. Il s’avéra que son grand-père, un médecin juif, s’était converti en 1918 à la foi chrétienne. «Son grand-père tout comme son père avaient été de fidèles sujets de la Prusse, et avaient eu droit aux honneurs militaires et civils. Leur petit-fils avait donc toutes les raisons d’être fier d’eux. Malgré tout, cette découverte lui causa un choc brutal. À deux doigts de la dépression, il présenta immédiatement sa démission à la direction nationale du mouvement119.
Quelques dirigeants du Stahlhelm tentèrent alors de maintenir leur deuxième secrétaire national à son poste. D’autres craignirent de révéler aux nombreux membres antisémites du mouvement la vérité sur ce «descendant de Juifs» qu’était Duesterberg. Celui-ci repassa à l’offensive en diffusant quatre conditions dont chacun devait vérifier qu’il les remplissait personnellement avant de le critiquer pour son origine:
«1. Présentation d’un extrait certifié de registre paroissial des ancêtres paternels et maternels, jusqu’aux arrière-grands-parents inclus, qui devrait aussi faire apparaître les ancêtres d’autre sang étranger, par exemple polonais, italien, français, tchèque, etc. 2. Déclaration sur l’honneur que l’intéressé n’est en relation ni d’affaires, ni de parenté, ou autres liens d’ordre psychologique, avec les Juifs, qu’il ne détient pas d’argent juif, n’a ni patients, ni clients juifs, n’a pas de Juifs dans sa belle-famille et n’est apparenté à aucun Juif, y compris par le biais de ses enfants. 3. Preuve, attestée par un document officiel, de la mesure dans laquelle ses ancêtres ont participé aux guerres de Libération et d’Unification, et dans quel camp. 4. S’il a lui-même participé à la Guerre mondiale, sur le front, derrière les lignes ou à l’arrière, et à quel poste120.» Dès que l’origine juive de Duesterberg eut été rendue publique, les nationaux-socialistes lancèrent contre lui une campagne de diffamation121 dans laquelle se distinguèrent tout particulièrement le directeur de la Propagande du Reich, Joseph Goebbels, et l’expert agricole du parti, R. Walther Darré. Duesterberg provoqua Darré en duel aux pistolets, ce que le politicien du NSDAP refusa en raison de l’«origine de sang juif» [sic] de son adversaire. Un jury d’honneur se réunit en revanche au sein de l’association des anciens officiers du régiment d’artillerie de campagne von Scharnhorst à laquelle appartenait Darré. On s’en doute, Duesterberg dut baisser pavillon. L’anecdote montre comment l’antisémitisme avait gangrené les cercles d’officiers. Une fois Darré nommé en 1933 ministre de l’Agriculture au sein du «gouvernement national» de Hitler, l’Offiziersverein jugea qu’il n’était pas acceptable de le blâmer. Le maréchal-président Hindenburg et le ministre de la Reichswehr, Werner von Blomberg, intervinrent même pour demander à Duesterberg d’abandonner tout espoir de réparation. Trois mois plus tard, il quittait le Stahlhelm.
Pas de Juifs dans la Reichswehr
Entre 1920 et 1926, Hans von Seeckt fut l’homme fort de la Reichswehr. Il maintint les forces armées de la République à bonne distance de son environnement social et politique et tenta de les modeler à son idée, en clair sur les traditions militaires de la Prusse. Cela impliquait qu’en dépit de toutes les restrictions imposées par le traité de Versailles, il faudrait mener une politique nationale répondant aux besoins de l’armée. C’était pour lui la seule manière dont, l’heure venue, l’Allemagne retrouverait un rang de grande puissance européenne.
Seeckt partageait ces conceptions avec le Parti populaire national-allemand (DNVP), héritier du Deutsche Vaterlandspartei («Parti patriotique allemand») d’avant guerre. Dans l’orbite du DNVP gravitaient plusieurs associations dont les mots d’ordre n’étaient pas seulement antidémocratiques et nationalistes, mais aussi nationaux-populistes et extrémistes. L’antisémitisme était une tradition chez les conservateurs à l’ancienne122. Les nationaux-populistes d’extrême droite pratiquaient, eux, un antisémitisme racial semblable à celui que propagerait ultérieurement le NSDAP.
Il est possible qu’un homme comme Seeckt se soit senti à son aise dans ces schémas de pensée. À preuve, cette lettre du 19 mai 1919 à son épouse, elle-même juive, où il évoque le ministre-président de la Prusse, Paul Hirsch, un social-démocrate qui a pris ses fonctions peu auparavant: «[…] en soi il n’est pas si mauvais, et c’est un vieux parlementaire. Il me semble totalement inadéquat pour occuper cette fonction, surtout en tant que Juif, pas seulement parce que cela a en soi un effet irritant, mais parce que le talent juif repose strictement sur le côté de la critique, c’est-à-dire du négatif, et ne peut jamais contribuer à la construction de l’État. Ce n’est pas bon […]123.» En tout état de cause, sa fonction à la tête de l’armée de terre lui permettait soit de fermer les oreilles aux propos antisémites, soit de les encourager de manière indirecte.
Les idées fondamentales des théories raciales nationales-socialistes furent mises en œuvre peu à peu dans la Reichswehr à partir de 1934. Ce ne fut pas le fruit d’un ordre particulier de Hitler. Là encore, c’est le ministre de la Reichswehr, Werner von Blomberg, qui en prit l’initiative, tout comme il avait eu l’idée d’ordonner le port du signe de la NSDAP, la croix gammée, sur les manches des uniformes des membres de la Reichswehr, ce qui constituait pour le moins un changement d’attitude124. Sous la République de Weimar, en effet, la Reichswehr, se considérant comme «au-dessus des partis», s’était tenue à distance des mouvements politiques et avait cultivé une idée abstraite de l’État; elle accepta le NSDAP comme l’incarnation pratiquement idéale de l’idée d’État fort national-socialiste.
Le 7 avril 1933, le gouvernement Hitler promulgua ce qu’on appela la Loi pour la reconstitution du corps des fonctionnaires, qui donnait des bases légales à la mise à l’écart du service public de ceux des fonctionnaires qui n’obtenaient pas l’agrément du gouvernement national-socialiste. Elle concerna avant tout les démocrates convaincus et les représentants de la République de Weimar, mais aussi des Juifs. Le 3e paragraphe de la loi en question précisait: «Les fonctionnaires qui ne sont pas d’origine aryenne seront mis à la retraite125.» Cette loi ne mentionnait à aucun moment les soldats de la Reichswehr. Le ministre de la Reichswehr décida cependant de l’appliquer dans son secteur. Devançant des ordres qui n’avaient pas encore été donnés, il décida, dans un décret du 28 février 1934, l’application de l’esprit de cette «clause d’aryanité» aux officiers, premiers maîtres, sous-officiers et hommes de troupe de la Reichswehr126. Blomberg ordonna aux gradés chargés de la discipline de «vérifier l’origine aryenne» de leurs subordonnés. Lorsqu’il n’était pas possible de rassembler les documents nécessaires, certains gradés, désignés dans le décret, devaient décider si «l’origine aryenne pouvait être reconnue en fonction des documents existants». Dans le cas contraire, ces soldats ne «pouvaient pas être maintenus dans la Wehrmacht», et la procédure conduisant à leur renvoi devait être mise en œuvre sans délai. N’étaient exclus de cette mesure que les membres «non aryens» de la Reichswehr ayant combattu sur le front pendant la guerre de 1914-1918, ou encore ceux dont le père ou un fils étaient morts au combat pendant la guerre mondiale.
La mise en œuvre du paragraphe sur l’aryanité au sein de la Reichswehr fut lourde de conséquences. Car elle impliquait l’introduction, volontaire ou obligatoire, de l’idéologie raciale nationale-socialiste dans l’organisation militaire. Dans le même temps, cette mesure permettait au ministre de la Reichswehr d’intervenir dans ce qui était jusqu’alors la chasse gardée de la direction des Affaires militaires: la gestion du personnel. Jusqu’alors, les commandants de régiment se chargeaient de ces questions. C’est ainsi qu’à l’époque du Kaiser, en l’absence de toute loi sur cette question ou même d’instructions «venues d’en haut», les membres de certains groupes n’étaient tout simplement pas admis dans le corps des officiers – par exemple, on n’y laissait entrer ni les Juifs, ni les sociaux-démocrates, ni les membres de sectes religieuses. Au cours des années de Weimar, la Reichswehr avait emprunté les mêmes voies informelles pour contourner les principes d’égalité proclamés par la Constitution républicaine du Reich et tenir les candidats juifs à distance du corps des officiers. Mais, une année après la remise du pouvoir à Hitler, l’antisémitisme prenait pour la première fois la forme d’un décret militaire.
Quels motifs avaient incité von Blomberg à prendre cette mesure raciste? L’historien de l’armée Klaus-Jürgen Müller relate qu’au sein du NSDAP et de ses organisations on avait exprimé en 1933 des doutes sur la «pureté raciale» du corps des officiers de la Reichswehr. Il en conclut qu’en prenant cette mesure, Blomberg avait voulu parer cette critique et – dans une phase où l’armée était en concurrence avec la SA pour le monopole de la force armée dans le Reich – démontrer la fiabilité politique et idéologique de la Reichswehr. Sous cet angle, l’application à cette dernière de la clause d’aryanité avait aussi constitué, selon lui, «un acte s’inscrivant dans le cadre d’une lutte politique pour le pouvoir127». Cette interprétation essentiellement politique ne répond cependant pas à une question: la Reichswehr dut-elle beaucoup se forcer pour mettre en œuvre cette mesure antisémite, ou cela ne lui posa-t-il aucun problème? En d’autres termes: à quel point avait-elle pour sa part une attitude antisémite? Accepta-t-elle dès lors le racisme comme principe ethnique de l’État national-socialiste, bien avant que les «lois de Nuremberg» n’entrent en vigueur, en 1935?
En ce qui concerne la mise en œuvre du décret Blomberg, on peut constater qu’au sein de la Reichswehr les officiers supérieurs se plièrent aux ordres du ministre. Ils se firent présenter des attestations généalogiques, les vérifièrent et décidèrent ensuite qui devait être considéré comme «non aryen» et par conséquent quitter les forces armées. Au cours de cette épuration antisémite, qui ne prit que quelques semaines, au moins soixante-dix officiers, sous-officiers et hommes de troupe furent écartés de la Reichswehr. Pour éviter les malentendus, soulignons qu’il ne s’agissait pas d’hommes de confession juive nés de parents juifs. On n’en trouvait de toute façon aucun dans le corps des officiers de la Reichswehr, comme le constata une fois encore explicitement le ministère de la Reichswehr en octobre 1933128. Au contraire, et pour la première fois, on appliqua officiellement dans le domaine de l’armée allemande la définition raciste du Juif qui caractérisait l’idéologie nationale-socialiste. Cela signifiait qu’on s’en prenait à des officiers et des soldats considérés comme «non aryens» selon les critères nationaux-socialistes parce qu’ils avaient des ascendants juifs à la première ou à la deuxième génération. Dans cette définition biologique, peu importait de savoir si les hommes en question étaient ou non de confession juive, s’ils s’étaient – eux-mêmes, leurs parents ou leurs grands-parents – convertis à une autre foi.
L’examen des documents de l’époque permet de conclure que furent congédiés: de l’armée de terre, sept officiers, huit aspirants officiers, treize sous-officiers et vingt-huit hommes de troupe; de la marine, trois officiers, quatre aspirants, trois sous-officiers et quatre hommes de troupe, soit un total de soixante-dix soldats129. L’objectif d’une Reichswehr «judenfrei», «épurée des Juifs», ne fut cependant pas atteint avec cette unique opération de limogeage: on continua par la suite à congédier des soldats «non aryens» et plusieurs purges furent encore ordonnées et menées – notamment après la réintroduction du service militaire universel.
Bien que ces premières mesures d’épuration antisémite au sein de la Reichswehr aient constitué une ingérence massive dans une gestion du personnel traditionnellement autonome, et une atteinte aux valeurs élevées de la camaraderie et de l’esprit de corps militaire, aucune tempête d’indignation ne se leva. Les réactions furent variables mais, en règle générale, cette décision fut accueillie avec obéissance, et aussi, parfois, avec approbation130. Quelques gradés exprimèrent leurs regrets aux personnes concernées et tentèrent de leur permettre de rester. Mais ils n’élevèrent pas d’objections de principe contre cette mesure d’exclusion raciale. Cela vaut aussi pour le patron de l’armée de terre, le général baron Werner von Fritzsch, et pour celui de la marine, l’amiral Erich Raeder. Cette retenue permet globalement de conclure que les officiers de la Reichswehr ou bien acceptaient cette forme d’antisémitisme131, ou bien ne jugeaient pas opportun de s’y opposer dans les conditions qui étaient celles de l’État national-socialiste en formation. On a souligné à juste titre qu’à cette date – c’est-à-dire dans la phase précoce de la collaboration entre le Wehrmacht et le NSDAP – le chemin qui allait mener à la Shoah n’était pas encore clairement visible, et que l’armée ne pouvait pas, en se fondant sur ses propres échelles de valeur, se positionner contre Hitler, y compris sur la question de l’antisémitisme132.
Sigles et abréviations
Complément bibliographique (PHDN)
La plupart des ouvrages sur la République de Weimar offrent des informations sur la prégnance et le développement de l’antisémitisme en Allemagne dans l’entre-deux-guerres, avec des passages plus ou moins développés sur la Dolchstoßlegende, la légende du «coup de poignard dans le dos». Ci-après, quelques références, principalement sur ce point particulier:
- Pierre-André Taguieff, «Le “coup de poignard dans le dos” ou le mythe de la trahison juive», ConspiracyWatch, 2020 (extrait de Pierre-André Taguieff, Hitler, les Protocoles des Sages de Sion et Mein Kampf - Antisémitisme apocalyptique et conspirationnisme, Paris: PUF, 2020). En ligne…
- Pierre Jardin, Aux racines du mal. 1918, le déni de défaite, Paris: Tallandier, 2006
- Gerd Krumeich, L’impensable défaite. L’Allemagne déchirée. 1918-1933, Paris: Belin, 2019.
- Gerd Krumeich, «Aux origines de l’antisémitisme nazi: compter les juifs pendant la Grande Guerre», Revue d’Histoire de la Shoah, no 189, 2008. En ligne…
- Arndt Weinrich, «Pourquoi les Puissances centrales ont perdu», L’Histoire, no 449-450, juillet-août 2018. En ligne…
- Pierre Jardin «La légende du “coup de poignard” dans les manuels scolaires allemands des années 1920», Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 41, janv.-mars 1994. En ligne…
- Gerd Krumeich, «L’impossible sortie de guerre de l’Allemagne»,in Stéphane Audoin-Rouzeau & Christophe Prochasson (dir.), Sortir de la Grande guerre. Le monde et l’après-1918, Paris: Tallandier, 2008, notamment p. 147-154.
- Brian E. Crim, Antisemitism in the German Military Community and the Jewish Response, 1914–1938, Lanham, MD: Lexington Books, 2014.
- Whilhelm Deist, «The Military Collapse of the German Empire: the Reality behind the Stab-in-the-Back Myth», War in History, vol. 3, no 2, 1996. En ligne… (traduction de Wilhelm Deist, «Der militärische Zusammenbruch des Kaiserreichs. Zur Realität der “Dolchstoßlegende”», dans Wilhelm Deist, Militär, Staat und Gesellschaft. Studien zur preußisch-deutschen Militärgeschichte, München: Oldenbourg Wissenschaftsverlag, 1991. En ligne…)
- Richard J. Evans, «Was the German army ‘stabbed in the back’ in 1918?», dans Richard J. Evans, The Hitler Conspiracies, New York: Oxford University Press, 2020.
- Patrick J. Houlihan, «Was There an Austrian Stab-in-the-Back Myth? Interwar Military Interpretations of Defeat», in Günther Bischof, Fritz Plasser et Peter Berger (dir.), From Empire to Republic: Post-World War I Austria, Innsbruck: Innsbruck university press, 2010.
- Gergely Romsics, Myth and Remembrance: The Dissolution of the Habsburg Empire in the Memoir Literature of the Austro-Hungarian Political Elite, New York: Columbia University Press, 2006.
- Gerd Krumeich, «La légende du coup de poignard dans le dos», in Étienne François & Hagen Schulze (dir.), Mémoires allemandes, Paris: Gallimard, 2007.
- Joachim Petzold, Die Dolchstoßlegende. Eine Geschichtsfälschung im Dienst des deutschen Imperialismus und Militarismus, Berlin: Akademie-Verlag, 1963.
Annexe: le «coup de poignard dans le dos» (Gerd Krumeich)
Tiré de Les Collections de l’Histoire, no 65, décembre 2014, p. 51-53
Le 11 novembre est un jour comme les autres pour un Allemand. Rien d’étonnant à ce qu’on ne commémore pas une défaite. Ce qui est plus surprenant, c’est que cet oubli s’explique par un refoulement collectif qui date du 11 novembre 1918 même. Il n’est même pas certain que la signature de l’armistice ait été remarquée en Allemagne, ne serait-ce qu’en raison du soulèvement révolutionnaire qui se déroulait au même moment!
Le 7 novembre, le mouvement a déjà gagné Hanovre, Francfort et Munich, où le député «socialiste-indépendant» Kurt Eisner constitua un premier gouvernement républicain de Bavière. A Berlin, il y eut, ce jour-là, des manifestations de masse, exigeant l’instauration de la république. Le 9 novembre enfin, le député SPD Philipp Scheidemann se décida à proclamer la République, d’autant que Karl Liebknecht, le leader du mouvement révolutionnaire, proclamait de son côté une République socialiste
Le lendemain, Guillaume II prit la fuite et partit se réfugier aux Pays-Bas; il devait y rester jusqu’à sa mort en 1941. Ce même 10 novembre, Friedrich Ebert, chancelier depuis la veille, constituait un gouvernement dénommé «Conseil des commissaires du peuple», avec trois socialistes majoritaires et trois socialistes indépendants, gouvernement qui fut approuvé par les «conseils d’ouvriers et de soldats» berlinois, en dépit de l’opposition de Liebknecht.
Les chefs militaires allemands soutinrent, eux aussi, in extremis, l’établissement d’un système parlementaire: ils voulaient obtenir, comme l’avoue Ludendorff le 29 septembre 1918, que «ceux qui nous ont mis dans cette situation se chargent de nous en sortir».
Il accusait déjà les civils d’être responsables de la défaite, annonçant le mythe du «coup de poignard dans le dos». En procédant ainsi, le haut commandement de Hindenburg et de Ludendorff échappa à l’obligation d’avouer la défaite des armées allemandes et de signer un armistice. C’est la République qui dut signer l’armistice, ce qui allait représenter pour elle un handicap majeur. La volonté des révolutionnaires et du gouvernement civil d’accepter un armistice à n’importe quel prix empoisonna elle aussi l’atmosphère politique de l’après-guerre: les chefs militaires affirmèrent que c’étaient les civils qui avaient voulu la fin de la guerre, même à des conditions déshonorantes.
Et c’est ainsi que le 11 novembre, après la signature de l’armistice, le commandant suprême Hindenburg affirma dans son dernier ordre du jour aux armées allemandes que celles-ci étaient restées invaincues sur le champ de bataille. Les hommes politiques de la nouvelle République diffusèrent à leur tour cette idée d’une armée invaincue, considérant que cette formule aiderait au repli en bon ordre des 6,5 millions de soldats encore sous les drapeaux et éviterait que leur mécontentement ne se changeât en une agressivité incontrôlable. Lorsque Friedrich Ebert accueillit les soldats à leur retour à Berlin, le 10 décembre 1918, il reprit l’expression déjà consacrée selon laquelle «aucun ennemi ne vous a vaincus».
Au départ, cette formule apaisante ne contenait aucune accusation de trahison à l’égard des civils et des parlementaires. Pourtant, après la grande frustration provoquée par les clauses d’un armistice revenant quasiment à une capitulation inconditionnelle, après les soubresauts révolutionnaires de novembre 1918 à janvier 1919 puis la signature du traité «de la honte» de Versailles, fin juin 1919, la polémique enfla.
La légende de l’armée invaincue se conjugua avec celle du «coup de poignard dans le dos». Et le 18 novembre 1919, Hindenburg, le vrai héros de la guerre pour le peuple allemand, déclara que l’effondrement avait été inéluctable compte tenu de l’«infiltration révolutionnaire» dans l’armée. Citant le général anglais Frederick Maurice, il poursuivit: «Un général anglais a dit à juste titre: “L’armée allemande a reçu un coup de poignard dans le dos.” […] A qui la faute? Chacun le sait S’il en fallait encore une preuve, on la trouverait dans la déclaration du général anglais citée ici et dans l’immense étonnement de nos ennemis devant leur propre victoire.»
Le reproche, exprimé ici par Hindenburg et répété à satiété par les conservateurs, n’était pourtant pas très précis. Voulait-il dénoncer les femmes qui avaient tant protesté depuis «l’hiver des navets» de 1916a? S’en prenait-il aux soldats réfractaires, aux embusqués? Aux politiciens et parlementaires, tel Matthias Erzberger, qui auraient miné la volonté de vaincre par leurs appels à une paix «sans annexions ni réparations»? De fait, circulaient nombre de légendes bien différentes du «coup de poignard dans le dos». La seule dont on se souvienne encore de nos jours fut celle propagée par les nazis. Pour eux, la trahison avait été planifiée par les juifs qui avaient d’abord entraîné l’Empire dans la guerre, puis la lui avaient fait perdre. Et les juifs, c’étaient aussi les communistes. Le complot judéo-communiste fut dénoncé par Hitler dès ses premiers discours en 1919. Il promit la vengeance, une vengeance terrible qu’il réalisa progressivement. Cela, on ne le sut qu’après 1933. Mais déjà, ce soupçon de trahison restait comme une plaie ouverte sur le corps de la République. Elle ne devait jamais guérir.
Notes.
1. Daniel Jonah Goldhagen, Les Bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemands ordinaires et l’Holocauste, traduit de l’américain par Pierre Martin, Le Seuil, 1997, chap. 16: «L’antisémitisme éliminationniste, motivation du génocide», p. 409-445.
2. Cf. Helmut Berding, Histoire de l’antisémitisme en Allemagne, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1991, et la bibliographie qu’on y trouve; Shulamit Volkov, Die Juden in Deutschland 1780-1918, Munich, 1994 (Enzyklopädie deutscher Geschichte, vol. 16); Moshe Zimmermann, Die deutschen Juden 1914-1945, Munich, 1997 (= Enzyklopädie deutscher Geschichte, vol. 43).
3. Manfred Messerschmidt, «Juden im preussisch-deutschen Heer», in Deutsche jüdische Soldaten. Von der Epoche der Emanzipation bis zum Zeitalter der Weltkriege, Hambourg, Berlin, Bonn, 1996, p. 39-62. En réalité, ce texte traite aussi de l’antisémitisme dans l’armée de terre germano-prussienne. Sur la première édition de ce catalogue, voir note 15.
4. Rainer Wohlfeil, Heer und Republik, Francfort-sur-le-Main, 1970 (= Handbuch zur deutschen Militärgeschichte 1648-1939), partie VI: Reichswehr und Republik (1918-1933).
5. Francis L. Carsten, Reichswehr und Politik 1918-1933, Cologne et Berlin (3e éd.), p. 136-137, 220-223, 261-262, etc., traduction allemande de The Reichswehr and Politics, 1918 to 1933, Oxford, Clarendon Press, 1966.
6. Horst Fischer, Judentum, Staat und Heer in Preussen im frühen 19. Jahrhundert. Zur Geschichte der staatlichen Judenpolitik, Tübingen, 1968.
7. Par exemple Max J. Lœwenthal, Jüdische Reserveoffiziere, Berlin, 1914; Verein zur Abwehr des Antisemitismus (éd.), Die Juden im Heere, Berlin, 1910.
8. Cf. entre autres: Reichsbund jüdischer Frontsoldaten (éd.), Die jüdische Gefallenen des deutschen Heeres, der deutschen Marine und der deutschen Schutztruppen 1914-1918. Ein Gedenkbuch, Berlin, 1932.
9. Cf. Clemens Picht, «Zwischen Vaterland und Volk. Das deutsche Judentum im Ersten Weltkrieg», in Wolfgang Michalka (éd.), Der Erste Weltkrieg. Wirkung, Wahrnehmung, Analyse, Munich et Zurich, 1994, p. 736-755.
10. Ulrich Dunker, Der Reichsbund jüdischer Frontsoldaten 1919-1938, Düsseldorf, 1977.
11. D’abord paru sous le titre Kriegsberichte gefallener deutscher Juden. Reichsbund jüdischer Frontsoldaten (éd.), Berlin, 1935; puis réédité en 1935 sous un nouveau titre imposé par les autorités nationales-socialistes: Gefallene deutsche Juden. Frontbriefe 1914-1918 («Juifs allemands morts au combat. Lettres du Front 1914-1918»).
12. Kriegsbriefe gefallener deutscher Juden, avec une introduction de Franz-Josef Strauss, Stuttgart-Degerloch, 1961.
13. Ibid., «Zum Geleit», p. 12-13.
14. Ibid., p. 5-6.
15. Militärgeschichtliches Forschungsamt (éd.), catalogue Deutsche jüdische Soldaten 1914-1945, Fribourg, 1982. Il s’agit d’une version antérieure du catalogue cité en note 3.
16. Richard Stücklen, in catalogue Deutsche jüdische Soldaten, op. cit., p. 5.
17. Othmar Hackl, colonel attaché à l’état-major, chef de bureau du Militärgeschichtliches Forschungsamt, in catalogue Deutsche jüdische Soldaten, op. cit., avant-propos, p. 10.
18. Termes utilisés par F.-J. Strauss dans l’introduction mentionnée ci-dessus, op. cit.
19. Rolf Vogel, «Wie deutsche Offiziere Juden und “Halbjuden” geholfen haben» in catalogue Deutsche jüdische Soldaten, op. cit., p. 154-168.
20. «“Widmet Eure Kräfte dem Vaterlande!” Dokumente zum Patriotismus deutscher Juden», 8e partie, Deutsche National-Zeitung (DNZ), no 28, 4 juillet 1997, p. 10, sur le thème général «Allemands et juifs»; également sur ce qui suit.
21. Cf. les remarquables présentations d’ensemble de Yaakow Ben-Chanan, Juden und Deutsche. Der lange Weg nach Auschwitz, Kassel, 1993, et de John Weiss, Der lange Weg zum Holocaust. Die Geschichte der Judenfeindschaft in Deutschland und Österreich, Hambourg, 1997.
22. Karl Demeter, Das deutsche Offizierkorps in Gesellschaft und Staat 1650-1945, Francfort-sur-le-Main (4e éd.), 1965, sur la «question juive», p. 217-224, ici p. 217.
23. Fondamental: Werner T. Angress, «Prussian Army and The Jewish Reserve Officer Controversy before World War I», in Year Book of the Leo Baeck Institute, Londres, 1972, p. 19-42; Demeter, Offizierkorps, op. cit., p. 217, cite deux exceptions remontant au Vormärz [la période précédant mars 1848 (NdT)].
24. Sur le principe du recrutement dans les «milieux désirables», cf. Detlef Bald, Der deutsche Offizier. Sozial- und Bildungsgeschichte des deutschen Offizierkorps im 20. Jahrhundert, Munich, 1982, p. 39-43; Manfred Messerschmidt, «Das preussische Militärwesen», in Wolfgang Neugebauer (éd.), Handbuch der preussischen Geschichte, vol. III, Berlin et New York, 2001, p. 433-434.
25. Le décret est reproduit in Manfred Messerschmidt et Ursula von Gersdorff, Offiziere im Bild von Dokumenten aus drei Jahrhunderten, Militärgeschichtliches Forschungsamt (éd.), Stuttgart, 1964, p. 197; également in Bald, Offizier, op. cit., p. 39. Ce principe de la politique impériale de gestion du personnel a été repris en substance dans l’ordre du cabinet du 29 mars 1902.
26. Reinhard Höhn, Sozialismus und Heer, vol. III: Der Kampf des Heeres gegen die Sozialdemokratie, Bad Harzburg, 1969, p. 29-61 et 107-209.
27. Werner T. Angress, «Das deutsche Militär und die Juden im Ersten Weltkrieg», Militärgeschichtliche Mitteilungen 19, 1976, p. 77-146, citation p. 77-78.
28. Heinrich Walle, «Deutsche jüdische Soldaten 1914-1918» in catalogue Deutsche jüdische Soldaten, op. cit., p. 14-84, ici p. 21.
29. Ibid., p. 21-22.
30. Cité d’après Demeter, Offizierkorps, op. cit., p. 20.
31. Ibid., p. 20. Le texte du Verband deutscher Juden a paru à Berlin en 1911. Cf. aussi la brochure rédigée par le Dr Max J. Loewenthal à la demande du Verband der deutschen Juden, Jüdische Reseerveoffiziere, op. cit.
32. Walle, «Soldaten», op. cit., p. 14.
33. Demeter, Offizierkorps, op. cit., p. 220, avec une référence à l’étude spécifique de Jakob Segall, Die deutschen Juden als Soldaten im Kriege 1914/18, Berlin, 1921.
34. Ce que confirment notamment les Kriegsbriefe gefallener deutscher Juden (voir note 12).
35. Cité d’après Walle, «Soldaten», op. cit., p. 18.
36. Ibid., p. 16-17 et 29.
37. Sur le Reichshammerbund, cf. Werner Jochmann, «Die Ausbreitung des Antisemitismus», in W. E. Mosse et A. Paucker (éd.), Deutsches Judentum in Krieg und Revolution 1916-1923. Ein Sammelband, Tübingen 1971, p. 411.
38. Angress, «Militär und Juden», op. cit., p. 79.
39. Walle, «Soldaten», op. cit., p. 49. L’auteur qualifie ce traitement inégalitaire d’«anomalie à laquelle on ne put mettre un terme avant la fin de la guerre» (ibid.), mais élude soigneusement la question des responsables de cette situation.
40. Cf. Werner T. Angress, «Militär und Juden», op. cit., p. 77-146, ainsi que, du même, «The German Army’s “Judenzählung” of 1916», in Yearbook of the Leo Baeck Institute, vol. 23, Londres, Jérusalem, New York 1978, p. 117-135.
41. Page de titre de l’Israelisches Familienblatt du 9 novembre 1916. Cité d’après Walle, «Soldaten», op. cit., p. 57.
42. Franz Oppenheimer, Die Judenstatistik im preussischen Kriegsministerium, Munich, 1922.
43. Note du lieutenant-colonel Max Bauer sur les effets de la situation politique intérieure sur l’armée du front à la fin juillet 1918, in Wilheim Deist (éd.), Militär und Innenpolitik im Weltkrieg 1914-1918, Düsseldorf, 1970 (= Quellen zur Geschichte des Parlamentarismus und der politischen Parteien, 2e série: Militar und Politik. vol. I-II), 2e partie, doc. no 464, p. 1239-1247, citation p. 1243.
44. Mémoire du lieutenant-colonel Max Bauer sur le chancelier Bethmann-Hollweg, le 3 mars 1917, in ibid., 1re partie, p. 570 sq., citation p. 574, et 2e partie, p. 673 et 717.
45. Lettre de Helfritz en date du 2 octobre 1917, in ibid., doc. 395, p. 1067.
46. Notes du lieutenant-colonel Max Bauer sur la politique intérieure, note du 23 avril 1918, in ibid., doc. 452, p. 1211-1216, citation p. 1214.
47. Fritz Fischer, Bündnis der Eliten, op. cit., p. 58.
48. Extrait d’un tract antisémite distribué en 1918. Cité d’après Angress, «Militär und Juden», op. cit., p. 77 et note 2.
49. Weiss, Weg, op. cit., p. 286-288, avec référence au livre d’Egmont Zechlin.
50. Ibid., p. 287.
51. Erich Ludendorff, Kriegführung und Politik, Berlin, 1923, p. 141, 322, 339.
52. Le général Ludwig Beck fut une exception: lui ne reprit pas ces idées à son compte.
53. Heinz Hagenlücke, Deutsche Vaterlandspartei. Die nationale Rechte am Ende des Kaiserreiches, Düsseldorf, 1997 (= Beiträge zur Geschichte des Parlamentarismus und der politischen Parteien, vol. 108), p. 16-17.
54. Ibid., p. 136-137; sur Tirpitz, voir ibid., p. 123-124, 219 et 280.
55. Ce qu’affirme Hagenlücke, Vaterlandspartei, op. cit., p. 407, mais sans preuve ni examen plus précis.
56. Réunion du comité directeur de l’Alldeutscher Verband les 19 et 20 octobre 1918. Cité d’après Hagenlücke, Vaterlandspartei, op. cit., p. 410.
57. Michael Epkenhans, «“Wir als deutsches Volk sind doch nicht klein zu kriegen…”. Aus den Tagebüchern des Fregattenkapitäns Bogislaw von Selchow 1918/19», Militärgeschichtliche Mitteilungen 55, 1996, p. 165-224. Notes du 11 novembre 1918, p. 199.
58. Notes du 11 novembre 1918, p. 199.
59. Cf. Wette, «Die propagandistische Begleitmusik», op. cit., p. 111-130, notamment p. 120-121.
60. Epkenhans, «Selchow», op. cit., p. 200.
61. Cf. Wette, Gustav Noske, op. cit., p. 308-315, ainsi que Klaus Gietinger, Eine Leiche im Landwehrkanal. Die Ermordung der Rosa L., Berlin, 1995, p. 112-113, et son annexe «Die Beteiligten des Mordkomplotts», p. 127-133.
62. Gustav Strübel, «“Ich habe sie richten lassen”. Vor 70 Jahren: Offiziere morden, Richter versagen, die SPD zahlt den Preis», in Sebastian Haffner, Stephan Hermlin, Kurt Tucholsky et al., Zwecklegenden. Die SPD und das Scheitern der Arbeiterbewegung, Berlin, 1996, p. 109-122.
63. Weiss, Weg, op. cit., p. 259.
64. Gietinger, Leiche, op. cit., p. 48-49.
65. La liste nominative est dressée par Emil Julius Gumbel, Vier Jahre politischer Mord, 1re éd. Berlin, l922; rééd. Heidelberg, 1980, p. 43-49.
66. Indication fournie par Weiss, Weg, op. cit., p. 292.
67. Dans une lettre à son épouse, le 3 novembre 1918, in Fritz Ernst, «Aus dem Nachlass des Generals Walther Reinhardt», in Die Welt als Geschichte XVIII, Stuttgart 1985, p. 39-65 et 67-121. Tiré à part, Stuttgart, 1958, p. 5.
68. Francis L. Carsten, Reichswehr und Politik 1918-1933, Cologne et Berlin, (3e éd.), 1966, p. 136.
69. Ibid., p. 220.
70. Wohlfeil, Heer, op. cit., p. 138-139.
71. Cf. le reportage «Die schwarz-rot-goldene Judenfahne», Vorwärts no 440, 29 août 1919, édition du matin, supplément.
72. Gustav Noske, in Verhandlungen der Nationalversammlung, vol. 328, 26 juillet 1919, p. 1970, également sur ce qui suit. Cité d’après Wette, Noske, op. cit., p. 583.
73. Ibid., p. 583.
74. Transcription du discours de Scheidemann le 11 septembre 1919, Vorwärts no 466, 12 septembre 1919, édition du matin, p. 1 (pleine page). Sur le contexte, voir Wette, Noske, op. cit., p. 584-589.
75. Discours de Scheidemann, in Verhandlungen NV, vol. 330, 7 octobre 1919, p. 2888; également Vorwärts no 586, 15 novembre 1919, éditorial de Scheidemann, «Der Feind steht rechts!».
76. Cf. les statistiques du pacifiste et mathématicien Gumbel, Vier Jahre, op. cit. Sur la personnalité de Gumbel, cf. Christian Jansen, Emil Julius Gumbel. Portrait eines Zivilisten, Heidelberg, 1991.
77. Emil Julius Gumbel, «Verschwörer verfallen der Feme». Opfer/Mörder/Richter 1919-1929, avec la coll. de Bertold Jacob et Ernst Falck, Berlin, 1929, p. 114. Cf. aussi Irmela Nagel, Fememorde und Fememordprozesse in der Weimarer Republik, thèse de doctorat, Cologne, 1991.
78. Cf. l’étude spécifique de Gabriele Krüger, Die Brigade Ehrhardt, Hambourg, 1971; Martin Sabrow, Der Rathenaumord. Rekonstruktion einer Verschwörung gegen die Republik von Weimar, Munich, 1994 (= Schriftenreihe der Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte 69), p. 17. Cf. aussi le recension d’Armin Wagner, Militärgeschichtliche Mitteilungen 55, 1966, p. 503-505.
79. Ernst von Salomon, Der Fragebogen, Hambourg, 1951, p. 394.
80. Sabrow, Rathenaumord, op. cit., p. 150.
81. Ibid., p. 33-34.
82. Cf. Susanne Meinl, Nationalsozialisten gegen Hitler. Die nationalrevolutionäre Opposition um Friedrich Wilhelm Heinz, Berlin, 2000, qui traite aussi de la ligne de continuité entre la brigade de marine Ehrhardt et la SS.
83. Die Freiheit (vraisemblablement le 9 octobre 1919), cité d’après Gustav Noske, Erlebtes aus Aufstieg und Niedergang einer Demokratie, Offenbach, 1947, p. 146-147.
84. Noske, Erlebtes, op. cit., p. 146 et 148.
85. Ibid., p. 147-148; Noske évoque ici Richard Fischer, qui fut pendant de longues années le directeur de Vorwärts et qui avait fréquemment donné une expression très vigoureuse à ses sentiments antisémites.
86. Cf., dans le détail, Hans Langemann, Das Attentat. Eine kriminalwissenschaftliche Studie zum politischen Kapitalverbrechen, Hambourg, 1956, p. 128 sq.
87. Wilhelm Hoegner, Die verratene Republik. Deutsche Geschichte 1919-1933, Munich, 1979, p. 83.
88. Cf dans le détail Sabrow, Rathenaumord, op. cit., p. 17-27.
89. Cf. la brochure de Karl Helfferich, Fort mit Erzberger, Berlin, 1919; sur le contexte historique, cf. Sabrow, op. cit., p. 17-18.
90. Weiss, Weg, op. cit., p. 308, 494.
91. Biographie succincte in Christian Zentner et Friedemann Bedürftig (éd.), Das grosse Lexikon des Dritten Reiches, Munich, 1985, p. 308.
92. Ce point fut établi lors d’un procès en 1947. Voir Sabrow, Rathenaumord, op. cit., p. 27.
93. Ibid., p. 29.
94. Ibid., p. 45-46.
95. Cf. dans le détail Sabrow, Rathenaumord, op. cit., p. 56-68, également sur ce qui suit.
96. Ibid., p. 56-57.
97. Ibid., p. 72, avec référence à des articles de presse de l’époque.
98. Arnold Brecht, Rathenau und das deutsche Volk, Munich, 1950, p. 7. Brecht fut de 1921 à 1927 secrétaire permanent au ministère de l’Intérieur du Reich. En 1933, il émigra aux États-Unis.
99. Détails chez Sabrow, Rathenaumord, op. cit., p. 74-75.
100. Sabrow, Rathenaumord, op. cit., p. 76-77, avec documents.
101. Rathenau. Hauptwerke und Gespräche, Ernst Schulin (éd.), Munich et Heidelberg, 1977, p. 854.
102. Weiss, Weg, op. cit., p. 308-309.
103. Sabrow, Rathenaumord, op. cit., p. 70-71; le rapport entre Rathenau et l’armée fait l’objet d’une étude détaillée in Gerhard Hecker, Walther Rathenau und sein Verhältnis zu Militär und Krieg, Boppard am Rhein, 1983.
104. «Schlagt tot den Walther Rathenau / die gottverdammte Judensau», cité d’après Schulin (éd.), Rathenau, op. cit., p. 841.
105. Uwe Lohalm, Völkischer Radikalismus. Die Geschichte des Deutschvölkischen Schutz- und Trutzbundes 1919-1923, Hambourg, 1970, p. 220. Cité d’après Sabrow, Rathenaumord, op. cit., p. 115, note 6.
106. Anonyme, «Minister Rathenau», Der Wiking, 15 février 1922, cité d’après Sabrow, Rathenaumord, op. cit., p. 116.
107. Ibid., p. 87 et 90.
108. Informations sur les biographies de Kern, Fischer et Karl Tillessen, ibid., p. 96, 118-119, 134.
109. Ibid., p. 150.
110. Extrait des attendus du verdict prononcé contre Kern, in ibid., p. 114.
111. Cité in ibid., p. 122.
112. Noske, Erlebtes, op. cit., p. 224.
113. Sabrow, Rathenaumord, op. cit., p. 169-183.
114. Ibid., p. 171-172.
115. Les deux propos cités d’après Sabrow, Rathenaumord, op. cit., p. 176.
116. Volker R. Berghahn, Der Stahlhelm. Bund der Frontsoldaten 1918-1935, Düsseldorf, 1966 (= Beiträge zur Geschichte des Parlamentarismus und der politischen Parteien, vol. 33), p. 286-287.
117. Ibid., p. 65-66.
118. Ibid., p. 66-67.
119. Ibid., p. 239.
120. Ibid., p. 240-241.
121. Ibid., p. 241-243, également sur ce qui suit.
122. Sur le Deutschnationale Volkspartei (DNVP) et les associations politiques qui gravitaient autour de lui, cf. en résumé Hans Mommsen, Die verspielte Freiheit. Der Weg der Republik von Weimar in den Untergang 1918 bis 1933, Berlin, 1989 (= Propyläen Geschichte Deutschlands, vol. 8), p. 80-81.
123. Lettre de Seeckt en date du 19 mars 1919. Citée d’après Carsten, Reichswehr, op. cit., p. 38.
124. Klaus-Jürgen Müller, Armee und Drittes Reich 1933-1939. Darstellung und Dokumentation, Paderborn (2e éd.), 1989, p. 57.
125. Reichsgesetzblatt 1933 l, p. 175. Reproduit in Ingo von Münch et Uwe Brodersen, Gesetze des NS-Staates. Dokumente des Unrechtssystems, Paderborn et autres, 1982, p. 29-31, ici p. 30.
126. On trouve le texte du décret Blomberg du 28 février 1934 in Klaus-Jürgen Müller, Das Heer und Hitler. Armee und nationalsozialistisches Regime 1933-1940, Stuttgart, 1969, Dok.-Anh. no 3, p. 592-593.
127. Müller, Armee, op. cit., p. 58.
128. Proclamation du ministère de la Reichswehr en date du 12 octobre 1933, cité d’après Müller, Heer, op. cit., p. 79, note 223.
129. «Endgültige Zusammenstellung der Zahl der durch die Einführung des Arier-Paragraphen betroffenen Soldaten der Reichswehr (Juni 1934)», in Müller, Heer, op. cit., doc. no 5, p. 598; voir aussi ibid., p. 79, note 223.
130. On trouve une description de cette ample gamme de réactions in Müller, Armee, op. cit., p. 59-60, sur la base d’un recueil de lettres du capitaine de vaisseau à la retraite D. Lebram.
131. Dans ce contexte, Müller, Heer, op. cit., p. 82, estime, dans une formulation assez retenue, que Fritsch semble «ne pas avoir été dénué de ces préjugés antisémites qui, enracinés dans de larges couches de la population, y étaient entretenus de manière plus ou moins irréfléchie».
132. Manfred Messerschmidt, «Die Wehrmacht als tragende Säule des NS-Staates (1933-1939)», in Walther Manoschek (éd.), Die Wehrmacht im Rassenkrieg. Der Vernichtungskrieg hinter der Front, Vienne, 1996, p. 39-54, ici p. 45.
* Les nobles (NdA).
** «Épurée des juifs», «déjuivée»(NdT).
*** (NdT).
**** C’est-à-dire d’exécutant du traité de Versailles (NdT).
Note de l’annexe
a. Lancé en 1914, le blocus a paralysé le commerce et l'économie. L'hiver 1916-1917 entraîna de graves privations, déclenchant des émeutes de la faim. On estime à 500 000 le nombre de civils allemands morts par malnutrition durant la Grande Guerre.