La « loi GAYSSOT » et la Constitution
Nicolas Bernard
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Chap. IV - « Un délit d'opinion au service des droits de l'homme »
2. Vers une prohibition internationale du négationnisme
IV-2 Vers une prohibition internationale du négationnisme
Nous entrerons au Reichstag pour puiser dans l'arsenal de la démocratie les propres armes de nos adversaires. Nous sommes députés et nous userons de la Constitution de Weimar pour paralyser ceux qui ont l'esprit de Weimar...Joseph GOEBBELS348La « loi GAYSSOT » n'a pas été déférée au Conseil Constitutionnel, jetant le doute sur sa conformité à la Constitution. Néanmoins, ce n'est pas le cas de toutes les lois ayant eu à sanctionner le discours négationniste, car l'article 24bis est loin d'être une pratique législative isolée (1). De même, les instances internationales que sont le Comité européen des Droits de l'Homme et le Comité des Nations Unies pour les Droits de l'Homme ont eu à se prononcer sur ces textes pénaux et les ont déclaré conformes, l'une à la Convention européenne des Droits de l'Homme, l'autre au Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966 (2).
IV-2.1 Le négationnisme, la loi et la Constitution : l'apport du Droit comparé
La « loi GAYSSOT » ne constitue nullement une exception française. La Belgique, le Luxembourg, l'Allemagne, l'Autriche, la Suisse, l'Espagne se sont dotés de dispositions similaires. L'Australie, la Nouvelle-Zélande, la Suède en admettent le principe et ont vu quelques décisions de justice sanctionner les discours négationnistes349. Le dispositif législatif canadien permet également de poursuivre les auteurs négationnistes. Cela étant, la Hollande a refusé de se doter d'une législation anti-négationniste, estimant que son propre arsenal normatif suffisait à combattre le racisme350, de même la Grande-Bretagne.
Il est peu probable que les Etats-Unis se doteront d'un tel appareil répressif, compte tenu de leur conception de la liberté d'expression, même si, on l'a vu, le Premier Amendement ne protège pas les fausses déclarations de faits. Il demeure, certes, apparemment possible d'effectuer des actions en responsabilité pour un préjudice moral résultant de la négation du génocide juif. Une espèce confrontant un survivant d'Auschwitz, Mel MERMELSTEIN, à l'Institute for Historical Review, officine négationnisme américaine, paraît significative. L'IHR avait promis cinquante mille dollars à qui parviendrait à prouver que des gazages avaient eu lieu à Auschwitz351. Mel MERMELSTEIN avait relevé ce défi, mais l'IHR refusa de verser la somme, ce qui poussa le premier à invoquer un dommage résultant d'une rupture de contrat, du fait de diffamation et d'une détresse émotionnelle infligée intentionnellement (« intentional infliction of emotional distress »). Le juge Thomas T. JOHNSON considéra en l'espèce que l'extermination des juifs était un fait acquis, qu'il n'y avait pas là matière à discussion. Le 22 juillet 1985, la Cour supérieure de Los Angeles ordonna à l'IHR, d'une part de présenter publiquement ses excuses au demandeur, d'autre part de verser quatre-vingt dix mille dollars au plaignant : la somme initialement promise ajoutée à une indemnité devant réparer le préjudice résultant de la souffrance émotionnelle ressentie par le demandeur. Lawrence DOUGLAS pouvait en conclure : « Bien que les implications jurisprudentielles de ce cas soient contradictoires, l'affaire Mermelstein laisse à penser que le Premier Amendement pourrait ne pas contrecarrer des actions civiles alléguant que la négation de l'Holocauste constitue une conduite préjudiciable »352.
Revenons aux Etats admettant explicitement, par le biais de dispositions pénales, la prohibition de la propagande négationniste. Chacune de ces législations a ses traits propres, et certaines lois ont vu leur constitutionnalité confirmée par les cours constitutionnelles qui ont à statuer sur la question. L'article 607 (alinéa second) du Code pénal espagnol, qui sanctionne d'une peine de prison d'un à deux ans « la diffusion par tout moyen d'idées ou de doctrines qui nieraient ou justifieraient [le délit de génocide] ou qui prétendraient à la réhabilitation de régimes ou d'institutions protégeant des pratiques génératrices de ceux-ci », est en cours d'examen au Tribunal Constitutionnel espagnol dans le cadre de poursuites judiciaires engagées contre un libraire d'extrême droite, Pedro VARELA353. Il serait hasardeux de prédire le contenu de cette prochaine décision, tant l'article 607, du moins son alinéa second, a vu la jurisprudence pénale espagnole se contredire. Le Tribunal Constitutionnel avait certes considéré que « ni la liberté de pensée, ni la liberté d'expression ne comprennent le droit de faire des déclarations de caractère raciste ou xénophobe car il n'y a pas de droits illimités, ce qui serait contraire non seulement au droit à l'honneur des personnes mises en cause mais à d'autres droits constitutionnels tels le droit à la dignité humaine », mais reconnaissait dans la même décision qu'il ne faisait « aucun doute que les affirmations, doutes et opinions touchant à la conduite des Nazis à l'égard des Juifs et des camps de concentration, aussi blâmables ou controversées qu'elles soient - et ils le sont certainement en niant l'évidence de l'Histoire - restent protégées par le droit à la liberté d'expression en rapport avec le droit à la liberté de pensée ». Il était cependant d'avis que l'apologie d'Adolf HITLER et les affirmations niant la réalité de l'extermination des juifs constituaient des « imputations effectuées en discrédit et mépris des victimes, c'est à dire les membres du peuple juif qui ont souffert des horreurs du national-socialisme ». En somme, « même si l'exigence constitutionnelle de la véracité objective ne constitue pas une limite dans le domaine des libertés de pensée et d'expression, ces droits ne garantissent, en tout cas, pas le droit d'exprimer et de diffuser une certaine conception de l'Histoire ou une conception du monde avec l'esprit délibéré de mépriser et discriminer des personnes ou groupes au motif de quelque condition ou circonstance personnelle, ethnique ou sociale que ce soit ». Le discours de haine, selon le Tribunal, ne bénéficie pas d'une protection constitutionnelle, quand bien même il se mêlerait à un discours à prétention historique : l'expression du racisme porte ainsi atteinte à l'honneur, à la dignité et l'égalité de toutes les personnes, deux valeurs constitutionnelles354. Décision nuancée au point d'en être équivoque : la sauvegarde des libertés d'opinion et d'expression exigeait peut-être un raisonnement aussi élaboré. Dans une autre décision datant de 1995355, le Tribunal constitutionnel dénierait la protection constitutionnelle à une bande dessinée adressée à un public d'enfants et d'adolescents, consacrée aux camps de concentration et dont « le langage employé est celui de la haine, avec une forte charge d'hostilité qui encourage, parfois directement, et d'autres fois de manière subliminale, la violence par la voie de vexation ». Une incertitude demeure sur la constitutionnalité d'une loi réprimant le négationnisme, même si l'incitation à la haine raciale peut, pour sa part, être prohibée. Compte tenu de la nature véritable du négationnisme, une sentence admettant une protection constitutionnelle de cette catégorie de propagande raciste apporterait quelque incohérence au Droit espagnol.
Dans le même ordre de comparaison, la Cour d'arbitrage de Belgique a reconnu que « des manifestations d'opinions tendant à nier le génocide, à l'approuver, à chercher à le justifier ou à le minimiser grossièrement, fournissent un terreau à l'antisémitisme et au racisme et constituent une menace pour une société démocratique, étant donné qu'elles tendent à la réhabilitation de l'idéologie nazie », et ajoutait :
« En ce sens, la loi vise à combattre un phénomène spécifique tendant à déstabiliser la démocratie. En outre, ces manifestations d'opinions sont infamantes et offensantes pour la mémoire des victimes du génocide, pour leurs survivants, et en particulier pour le peuple juif lui-même. Ainsi comprise, la loi a pu être considérée comme répondant à un besoin social impérieux. [...] La loi litigieuse n'entend nullement gêner la recherche scientifique et critique de la réalité historique du génocide concerné ou empêcher toute forme d'information factuelle à ce sujet. Il peut être admis que le législateur intervienne de manière répressive lorsqu'un droit fondamental est exercé de manière telle que les principes de base de la société démocratique s'en trouvent menacés et qu'il en résulte un dommage inacceptable pour autrui. La Cour constate par ailleurs que l'initiative législative rejoint d'autres initiatives semblables récemment prises et jugées nécessaires par plusieurs pays européens. Le législateur belge peut légitimement redouter que, en l'absence d'une législation similaire, la Belgique ne devienne le refuge du négationnisme. [...] Le respect de l'obligation de neutralité ne saurait dès lors impliquer qu'on puisse émettre des opinions ou qu'on doive tenir compte d'opinions telles que celles réprimées par la loi litigieuse et qui, comme il a été dit déjà, portent atteinte à l'honneur et à la réputation d'autrui et constituent une menace pour la démocratie et compromettent ainsi directement ces droits et libertés. »356Le cas allemand présente quelques particularités. L'Allemagne fédérale est le premier Etat libéral à avoir introduit une législation réprimant la négation de l'extermination des juifs357. Dès le 18 septembre 1979, la Cour suprême fédérale allemande (Bundesgerichtshof) avait estimé que la négation du génocide juif constituait une offense et qu'un citoyen allemand possédant un aïeul juif pouvait demander à l'Etat de poursuivre un individu ayant publié un tract qualifiant l'extermination des Juifs d'escroquerie. Cette action était jugée recevable bien que le demandeur ne fût pas juif à part entière, car au regard des lois raciales de Nuremberg de 1935, il pouvait être considéré comme « métis de second degré » et aurait encouru de ce fait une discrimination de la part du IIIe Reich358 - l'intérêt à agir exigeait pour ce faire un lien avec les victimes du régime nazi. Dès lors, la Cour d'Appel de Celle rejeta, par décision du 30 janvier 1985, la plainte formulée contre une publication négationniste au motif que le demandeur n'était ni juif, ni « métis » et ne pouvait dès lors se sentir offensé par ces propos359. Pour clarifier ce régime juridique et mettre fin à ces considérations qui, d'une certaine manière, n'étaient pas sans apparaître choquantes (les tribunaux allemands ne faisaient rien moins que se référer aux lois raciales de Nuremberg pour juger de la recevabilité d'un recours), l'Allemagne fédérale a adopté une ordonnance punissant la négation de l'extermination des Juifs d'une peine pouvant atteindre un an d'emprisonnement. Cette ordonnance de 1985, dite « loi contre le mensonge d'Auschwitz » (Gesetz gegen die « Auschwitz Lüge »), peut s'analyser comme une tentative de l'Allemagne d'assumer son passé en interdisant une négation d'un des crimes les plus atroces commis en son nom voici plusieurs décennies : il s'agit de consommer la rupture avec le IIIe Reich, processus amorcé par l'entreprise (manquée) de dénazification de l'après-guerre, consacré par la décision du Tribunal constitutionnel fédéral de denier au régime national-socialiste le qualificatif d'« Etat de Droit » et maintenu par les hommages officiels rendus aux martyrs de la Résistance (Widerstand) contre Hitler et par la législation antiraciste360.
A cet effet, des garanties de protection sont données à la communauté juive, dont les rapports entretenus avec les autres citoyens restent marqués par le passé : « Le simple fait historique que des hommes aient été triés selon les critères ethniques des fameuses lois de Nuremberg et déchus de leur individualité dans le but de les extermination, confère aux Juifs vivant en République fédérale un rapport personnel particulier avec leurs concitoyens. [...] Il relève de leur compréhension personnelle de se considérer comme appartenant à un groupe de personnes singularisées par le destin [...] Le respect de cette compréhension personnelle constitue pour chacun d'entre eux une des garanties contre la répétition d'une telle discrimination et une condition de base de leur vie dans la République fédérale ». Ces termes de l'arrêt de la Cour suprême fédérale du 18 septembre 1979 seront repris par le Tribunal Constitutionnel allemand, qui, par sa décision du 13 avril 1994, jugera conforme à la Loi fondamentale la sanction du négationnisme361. L'interdiction de cette forme de propagande vise à protéger l'honneur de la communauté juive, ce qui amène à consolider les fondements d'un Etat désireux de s'assurer certaine légitimité interne et internationale. Cette combinaison de finalités explique peut-être pourquoi la législation allemande interdit de la même manière l'offense aux victimes des autres « régimes violents et arbitraires », ce qui devait protéger les réfugiés allemands victimes de l'exode de 1945 devant l'Armée rouge et les mesures d'expulsion prises par la Pologne et la Tchécoslovaquie. L'ordonnance sur l'Auschwitz-Lüge contribuerait à forger une nouvelle identité nationale en mettant sur le même plan victimes du nazisme, victimes de la guerre, et victimes du communisme. L'on comprend dès lors qu'il soit délicat de transposer ce débat juridique à la situation française, compte tenu des divergences tenant non pas tant au Droit, mais à l'Histoire de ces deux pays.
Protection de la dignité humaine, protection de l'honneur, protection de la mémoire, lutte contre un phénomène qui a ensanglanté l'Europe. Les fondements constitutionnels étrangers à une sanction du négationnisme ne sont pas sans rappeler ceux évoqués par les partisans de la « loi GAYSSOT », qui peuvent en outre se prévaloir de décisions de la Commission européenne des Droits de l'Homme et du Comité des Nations Unies pour les Droits de l'Homme.
IV-2.2 La sanction du négationnisme, conforme aux conventions de sauvegarde des droits de l'homme
L'on a pu voir que le Pacte international relatif aux Droits civils et politiques du 16 décembre 1966 et la Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales admettaient des limites à la liberté d'expression. Les organismes de contrôle de ces conventions internationales ont eu à statuer sur des recours adressés contre l'application de l'article 24bis : leurs décisions ne sont pas sans renforcer la légitimité de la « loi GAYSSOT ».
Le Comité des Droits de l'Homme des Nations Unies, par une communication du 16 décembre 1996, a considéré que la condamnation pénale de Robert FAURISSON pour propos négationnistes362 ne révélait aucune violation par la France du paragraphe 3 de l'article 19 du Pacte selon l'exercice de la liberté d'expression, qui comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales, peut « être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires au respect des droits ou de la réputation d'autrui, à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l'ordre public, de la santé ou de la moralité publique »363. Le gouvernement français avait avancé les arguments déjà exposés en faveur de l'article 24bis : protection de la mémoire des victimes, caractère antisémite du discours sanctionné. Souligner cette composante raciste lui avait permis d'invoquer les articles 20 (paragraphe 3) et 26 du Pacte, qui interdisent respectivement l'incitation à la haine et la discrimination raciales. Le Comité a certes reconnu qu'il était incompétent pour vérifier, juger et décider si une loi nationale était conforme et compatible aux mentions du Pacte, mais admettait dans le même temps que « l'application des dispositions de la loi Gayssot [...] peut conduire, dans des circonstances différentes de celles de la présente affaire, à des décisions ou à des mesures incompatibles avec le Pacte ». L'on ne peut que conclure, cependant, au ralliement du Comité aux arguments développés par le gouvernement. L'application de l'article 24bis en l'espèce « visait à faire respecter le droit de la communauté juive de ne pas craindre de vivre dans un climat d'antisémitisme », ce qui correspond aux buts prévus par le Pacte. La restriction susmentionnée à la liberté d'expression s'avérait nécessaire car le négationnisme était considéré comme un vecteur de l'antisémitisme. Le Comité prenait soin de signaler qu'aucun argument n'avait été présenté à l'encontre de la thèse du gouvernement français selon laquelle la « loi GAYSSOT » était nécessaire. L'on pourra noter que l'un des membres du Comité, Thomas BUERGENTHAL, s'est de lui-même récusé car survivant des camps de concentration d'Auschwitz et Oranienburg-Sachsenhausen et dont une partie de la famille a été victime de l'extermination menée par les nazis : désistement à haute valeur symbolique, qui renforce l'objectivité de la communication du Comité.
La Commission et la Cour européennes des Droits de l'Homme ne sont pas davantage tolérants à l'égard du racisme et du négationnisme. L'on sait que l'article 10 de la Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales apporte des limites à la liberté d'expression, pourvu qu'elles soient prévues par la loi, qu'elles poursuivent des buts d'intérêt général et qu'elles soient nécessaires, dans une société démocratique, « à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire ». Certes, la décision « Handyside c. Royaume-Uni » du 7 décembre 1976 a confirmé que la liberté d'expression constituait l'un des fondements essentiels d'une société démocratique, certes, elle vaut non seulement pour « les informations ou idées accueillies avec ferveur ou considérées comme inoffensives, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent »364. Force est pourtant de constater que la Commission et la Cour se sont montrées favorables aux ingérences étatiques destinées à réprimer ou prévenir le racisme. Ce « souci de ménager les Etats », selon Patrick WACHSMANN365, implique de leur laisser certaine marge d'appréciation pour décider de ce qui est nécessaire à la protection de la société - sous le contrôle de la Cour européenne, qui pratique un contrôle de proportionnalité, confrontant la liberté d'expression à d'autres valeurs essentielles. Ce pouvoir d'appréciation est large : « Comme pour la "morale", il n'est pas possible de discerner à travers l'Europe une conception uniforme de la signification de la religion pour la société »366. Les instances européennes ont également estimé que l'expression d'opinions politiques équivalait à une « activité » pour appliquer à la liberté d'expression l'article 17 de la Convention selon lequel « aucune des dispositions de la présente Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un Etat, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d'accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés reconnus par la présente Convention ou à des limitations plus amples de ces droits ou libertés que celles prévues à ladite Convention »367.
La sanction du racisme est admise par la Cour et la Commission. Une décision du 13 décembre 1963 légitimait la répression pénale d'activités destinées à réintroduire le national-socialisme en Autriche368. Une autre décision du 23 septembre 1994 reconnaissait qu'il importait au plus haut point de lutter contre la discrimination raciale sous toutes ses formes et manifestations, mais que la sanction d'un journaliste pour avoir aidé à la diffusion de déclarations racistes issues d'un tiers au cours d'un entretien entraverait gravement la contribution de la presse aux discussions de problèmes d'intérêt général et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses369. Le journaliste, il est vrai, n'avait fait que retranscrire les propos incriminés. Preuve que la Cour prend en considération l'intention raciste des individus pouvant faire de ce fait l'objet de poursuites pénales. Solution plus sévère à l'encontre de la liberté d'expression, l'arrêt Otto Preminger Institut c. Autriche du 20 septembre 1994 : un film satirique à l'encontre de l'Eglise catholique avait été interdit de diffusion à Innsbruck, la bande confisquée, le gérant de l'association (ayant prévu de projeter le film) pénalement condamné. La Cour était d'avis que l'immixtion dans la liberté d'expression, prévue par la loi, poursuivait un but légitime (la « protection des droits d'autrui »), la saisie et la confiscation n'ayant excédé les limites qu'impose le respect du principe de proportionnalité. L'on a pu critiquer cette décision (eu égard notamment à la portée géographique de la diffusion du film, notamment) : elle révèle cependant que selon la Cour européenne des Droits de l'Homme, la liberté d'expression peut connaître d'importantes limites - particulièrement dans le domaine du racisme.
Certains auteurs ont écrit qu'il pouvait subsister un recours contre la « loi GAYSSOT » : une saisine de la Cour européenne des Droits de l'Homme370. La Commission européenne avait pourtant autorisé les Etats à instaurer une législation anti-négationniste, dès la décision du 16 juillet 1982 « x. c. RFA »371 : l'interdiction d'une publication qualifiant de mensonge l'extermination des juifs répondait à un objectif légitime reconnu par la Convention et se trouvait être nécessaire dans une société démocratique : « Il est tout particulièrement indiqué de sauvegarder ces principes à l'égard de groupes qui ont historiquement souffert de discrimination. Le fait de limiter à certains groupes précis, aux Juifs notamment, la protection collective contre la diffamation, s'appuie sur des considérations objectives et n'implique aucun élément de discrimination contraire à l'article 14. La restriction imposée au requérant se bornait aux assertions niant en tant que tel le fait historique de l'assassinat de millions de Juifs ; ce fait historique était notoire, établi avec certitude par des preuves écrasantes de tous genres, étant précisé que la loi allemande autorise à critiquer objectivement l'historiographie, notamment l'évaluation du nombre de Juifs assassinés ». La Commission admettait la protection de la réputation d'autrui, rejetait les activités susceptibles de réhabiliter le racisme et, tenant compte, comme d'ailleurs le législateur français, de la réalité historique, acceptait le principe d'une sanction du négationnisme. La Commission ne s'exprimerait pas autrement dans la décision « T. c. Belgique »372 : la confiscation des exemplaires d'une brochure niant la réalité de l'extermination des juifs et visant à justifier les crimes nazis était nécessaire à la défense de l'ordre. Cette publication étant de nature à choquer une partie importante de la population, la mesure n'était pas disproportionnée au but recherché, au nom de la protection de la mémoire des déportés.
Quant aux législations incriminant spécifiquement les formes de négation des crimes nazis contre l'humanité, ni la Commission européenne, ni la Cour ne les ont remises en cause. La Commission a rejeté pour irrecevabilité les recours formés par des auteurs négationnistes :
« La Commission estime que les dispositions pertinentes de la loi de 1881 et leur application en l'espèce visaient à préserver la paix au sein de la population française. Partant, la Commission a également pris en compte l'article 17 (art. 17) de la Convention qui dispose :
"Aucune des dispositions de la présente Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un Etat, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d'accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la présente Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à ladite Convention."« L'article 17 empêche donc une personne de déduire de la Convention un droit de se livrer à des activités visant à la destruction des droits et libertés reconnus par la Convention [...]
« La Commission relève les constats approfondis des juridictions internes quant au contenu de la publication par laquelle le requérant visait en réalité, sous couvert d'une démonstration technique, à remettre en cause l'existence et l'usage de chambres à gaz pour une extermination humaine de masse.
« La Commission estime que les écrits du requérant vont à l'encontre de valeurs fondamentales de la Convention, telle que l'exprime son préambule, à savoir la justice et la paix. Elle considère que le requérant tente de détourner l'article 10 (art. 10) de sa vocation en utilisant son droit à la liberté d'expression à des fins contraires au texte et à l'esprit de la Convention et qui, si elles étaient admises, contribueraient à la destruction des droits et libertés garantis par la Convention. »373
La Commission a estimé qu'en conséquence, les motifs invoqués pour condamner le requérant étaient pertinents et suffisants, que cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». Il s'agit là d'une jurisprudence constante de la Commission européenne374, confirmée par la Cour elle-même dans une décision dont l'objet ne portait pas spécifiquement sur le négationnisme. La Cour, par ce qui ressemble à un obiter dictum, évoquait ces « faits historiques clairement établis - tels l'Holocauste - dont la négation ou la révision se verrait soustraite par l'article 17 à la protection de l'article 10 »375. La conformité de la « loi GAYSSOT » à la Convention européenne des Droits de l'Homme s'en trouve confirmée : loin de se contenter de le reconnaître, la Cour européenne des Droits de l'Homme a ajouté que les négationnistes étaient des adversaires de la liberté et qu'ils ne pouvaient récupérer à leur profit, pour mieux les détourner, les garanties offertes par la Convention... La liberté d'expression ne saurait être utilisée à des fins autodestructrices.
Notes.348. Joseph GOEBBELS, Der Angriff, 30 mai 1928, cité in Heinrich FRAENKEL & Roger MANVELL, Goebbels. Sa vie, sa mort, Robert Laffont, 1960, p. 116-117.
349. Sur la législation australienne confrontée au négationnisme, voir Jeremy JONES, Combatting Holocaust Denial through law, disponible sur Internet :
http://2001.stockholmforum.se/se/stats/presentpdf/jeremy_jones.pdf.
La Human Rights and Equal Opportunity Commission australienne a rendu en 2000 deux decisions s'en prenant à la diffusion de falsifications négationnistes. L'une, rendue le 21 septembre 2000, n° H97-109 Hobart Hebrew Congregation and Jeremy Jones (in his capacity as executive vice-president of the Executive Council of Australian Jewry v. Olga Scully, exigeait d'une personne distribuant des écrits antisémites de cesser ce comportement et de présenter ses excuses aux victimes (voir sur internet :
http://www.nizkor.org/hweb/people/s/scully-olga/decision.html).
La seconde décision, en date du 5 octobre 2000, n° H97-120, Jeremy Jones and Members of the Committee of Managment of the Executive Council of Australian Jewry... v. Fredrick Toben on behalf of the Adelaide Institute, estimait que les publications d'écrits négationnistes sur un site internet étaient constitutives d'une diffamation raciale commise à l'encontre de la communauté juive et a, à cet effet, invité le gérant du site, le militant néo-nazi Fredrick TOBEN, à retirer ce contenu illicite du Web ainsi qu'à présenter ces excuses à la communauté juive - voir :
http://www.nizkor.org/hweb/orgs/australian/adelaide-institute/hrc-00.shtml.
A notre connaissance, cependant, Fredrick TOBEN n'en a rien fait. Sur le négationnisme en Australie, voir Jeremy JONES, « Holocaust Revisionism in Australia », Without Prejudice, vol. 4, décembre 1991, p. 50-56 et « Report on antisemitism in Australia. 1 october 2000 - 30 september 2001 », AIJAC :
http://www.aijac.org.au/resources/reports/AntisemitismReport_2000-01.pdf.350. Sur le refus néerlandais, voir Die Frankfurter Rundschau, 9 décembre 1997. Sur le dispositif législatif néerlandais de lutte contre le racisme, voir Richard A. STEIN, « The Dutch Penal Code and antisemitism : present practice and proposals for amendment », Patterns of prejudice, vol. 17, n° 3, 1983, p. 39-42.
351. Ces « défis » sont devenus habituels chez les négationnistes et visent à leur assurer certaine publicité. David IRVING a inauguré cette pratique en 1977, offrant mille dollars à qui lui apporterait la preuve qu'Hitler avait ordonné l'extermination des juifs (Michael SHERMER, Why people believe Weird Things, op. cit., p. 195). Un prétendu « expert en photographies », John BALL, qui avait prétendu que les photos aériennes d'Auschwitz où l'on distingue les bâtiments abritant chambres à gaz et crématoires n'étaient autres que des truquages de la CIA, a offert cent mille dollars à quiconque pourrait prouver que ce qu'il avançait était faux et a publié cette annonce sur son site web. Mais lorsque certains entreprennent de réfuter son « argumentation » et cherchent à le contacter, John BALL s'abstient de répondre pendant trois mois, délai au terme duquel la promesse de paiement disparaîtra sans explication de son site. Voir Gilles KARMASYN, « Le négationnisme sur Internet », op. cit., p. 35. Ce comportement soulève de nouveau la question de la nature juridique de l'engagement unilatéral, de la promesse de récompense et de leur révocation- voir Philippe MALLAURIE & Laurent AYNES, Les Obligations, Cujas, 1998, 9e édition, p. 203-205 et François TERRE, Philippe SIMLER & Yves LEQUETTE, Les obligations, Dalloz, 1993, 5e édition, p. 39-44.
352. Lawrence DOUGLAS, « Régenter le passé : le négationnisme et la loi », Le Génocide des Juifs entre procès et histoire 1943-2000, op. cit., p. 217. Sur « l'affaire MERMELSTEIN », voir Deborah LIPSTADT, Denying the Holocaust, op. cit., p. 138-141.
353. Condamné par le Tribunal correctionnel n° 3 de Barcelone le 16 novembre 1998 en vertu de cette disposition, Pedro VARELA a interjeté appel et soulevé l'exception d'inconstitutionnalité de la loi ayant fondé sa condamnation pénale. Le Tribunal de Grande Instance de Barcelone a renvoyé la question au Tribunal Constitutionnel, dont on attend la sentence.
354. Tribunal constitutionnel espagnol, sentence n° 214/1991, 12 janvier 1991, Friedman c. Léon Degrelle, RTDH 1992, p. 525, obs. Marie-France RIGAUX, « L'analyse d'une dérive constitutionnelle ».
355. Sentence n° 176/1995 du 11 décembre 1995 (voir Juan Maria RADUA HOSTENCH, « Le discours raciste et la liberté d'expression en Espagne », RTDH spécial, 2001, p. 373-374).
356. Cour d'arbitrage de Belgique, 12 juillet 1996, RTDH 1997, p. 111, obs. Foulek RINGELHEIM, « Le négationnisme contre la loi ». La Cour a reconnu la conformité de cette loi à la Constitution et à la Convention européenne des Droits de l'Homme Sur la législation antiraciste belge, voir Didier BATSELE, « Racisme et liberté d'expression. Examen de législation et de jurisprudence belges », RTDH spécial, 2001, p. 321-342. La loi belge du 23 mars 1995 réprime la négation, la minimisation, la justification ou l'approbation du génocide commis par le régime national-socialiste allemand pendant la Deuxième Guerre Mondiale et prévoit une peine allant de huit jours à un an d'emprisonnement et une amende de vingt-six à cinq mille francs - mais, difficulté procédurale, seule la Cour d'Assises a compétence pour juger des infractions de presse, en vertu de l'article 150 de la Constitution.
357. Voir à ce sujet Eric STEIN, « History against Free Speech : the new German law against "Auschwitz" and other lies », Michigan Law Review, n° 85, 1986, p. 277-324 et Eberhard KLINGENBERG, « German Legislation Against Denying the Holocaust », Jewish Law Annual 6, 1987, p. 219-222.
358. Voir Eric STEIN, « History against Free Speech », op. cit., p. 301-305.
359. Ibid., p. 304.
360. En 1953, le Tribunal constitutionnel estima que le régime allemand avait cessé d'être un « Etat de Droit » le 23 mars 1933, date à laquelle Hitler obtint les pleins pouvoirs d'un Parlement moribond à l'issue de l'incendie du Reichstag (Jean-Louis SCHLEGEL, « Les troubles de la mémoire 1944-1988 », L'Allemagne de Hitler, Seuil, coll. « Points-Histoire », 1991, p. 400). De même, sur la mémoire allemande de la Résistance au nazisme, voir François BEDARIDA, « Les résistants allemands », ibid., p. 366-383, et Ian KERSHAW, Qu'est-ce que le nazisme ? Problèmes et perspectives d'interprétation, Gallimard, coll. « Folio-Histoire », 1997 (2e édition), p. 284-333. On rappellera que le Tribunal constitutionnel interdira, par décision du 15 juillet 1952, un parti ouvertement néo-nazi, le Sozialistiche Reichspartei. Sur le Droit allemand face au racisme, l'on consultera l'étude récente de Beate RUDOLF, « Le droit allemand face au discours raciste et aux partis racistes », RTDH spécial, 2001, p. 277-304.
361. BverfGE, 90, 241, 13 avril 1994, BGH NStZ 1994, 140.
362. « J'ai d'excellentes raisons de ne pas croire à cette politique d'extermination des Juifs ou à la magique chambre à gaz [...]. Je souhaite que 100 % des Français se rendent compte que le mythe des chambres à gaz est une gredinerie entérinée en 1945-1946 par les vainqueurs de Nuremberg et officialisée le 14 juillet 1990 par le gouvernement en place de la République française, avec l'approbation des historiens de cour. » (Robert FAURISSON, Le Choc du Mois, n° 32, septembre 1990). Voir TGI Paris, XVIIe Ch., 18 avril 1991, op. cit., et confirmation en appel (CA Paris, 9 décembre 1992, Gaz. Pal., 1992, 2, Somm., p. 526).
363. Communication n° 550/1993 : France. 16/12/96 (CCPR/C/58/D/550/1993), Légipresse n° 141, 1997, II, p. 57, note Xavier TRACOL.
364. CEDH, 7 décembre 1976, « Handyside c. Royaume-Uni », série A, n° 24.
365. Patrick WACHSMANN, RUDH, 1994, p. 444.
366. CEDH, 20 septembre 1994, « Otto Preminger Institut c. Autriche », RFDA 1995, p. 1201, paragraphe 50, qui reprend CEDH, 24 mai 1988, Müller c/ Suisse, série A, n° 133, p. 20, paragraphe 30 et p. 22, paragraphe 35.
367. Commission EDH, 11 octobre 1979, « Nederlandse Volksune c. Pays-Bas », req. n° 8348/78 et 8406/78. Voir, à propos de l'article 17, Sébastien VAN DROOGHENBROECK, « L'article 17 de la Convention européenne des Droits de l'Homme est-il indispensable ? », RTDH spécial, 2001, p. 541- 566.
368. Commission EDH, 13 décembre 1963, « X. c. Autriche », req. n° 1 747/62.
369. CEDH, 23 septembre 1994, « Jersild c. Danemark », RTDH 1995, p. 469. Voir, sur les décisions « Jersild » et « Otto Preminger Institut », François RIGAUX, « La liberté d'expression et ses limites », RTDH 1995, p. 400-415 et Guy HAARSCHER, « Le blasphémateur et le raciste », ibid., p. 417-422.
370. François TERRE, op. cit., Le Figaro, 15 mai 1996.
371. Commission EDH, 16 juillet 1982, « X. c. RFA », req. n° 9777/82.
372. Commission EDH, 14 juillet 1983, « T. c. Belgique », req. n° 9777/82.
373. Commission EDH, 24 juin 1996, « Pierre Marais c. France », req. n° 31159/96.
374. Voir Commission EDH, 6 septembre 1995, « Otto Remer c. RFA », req. n° 25096/94 (approbation de la « loi contre le mensonge d'Auschwitz ») - confirmation par Commission EDH, 20 avril 1999, « Hans-Jürgen Witzsch c. RFA », req. n° 41448/98 ; Commission EDH, 18 octobre 1995, « Gerd Honsik c. Autriche », req. n° 25062/94, (approbation de l'ordonnance autrichienne de 1992) - confirmation par Commission EDH, 16 janvier 1996, « Friedrich Rebhandl c. Autriche », req. n° 24398/94. Voir, pour une étude d'ensemble de la jurisprudence de la Commission, Gérard COHEN-JONATHAN, « Négationnisme et Droits de l'Homme », RTDH 1997, p. 573-597.
375. CEDH, 23 septembre 1998, « Lehideux et Isorni contre France », req. n° 55/1997/839/1045, RTDH 1999, p. 351, paragraphe 47. Une décision qui confirme le respect des libres recherche et débat historiques par la Cour : en l'espèce, les requérants avaient été condamnés par la Justice française pour délits d'apologie de crimes de guerre et de crimes de collaboration car ayant tracé un portrait extrêmement favorable au Maréchal PETAIN dans Le Monde, mettant l'accent sur les mérites de la Collaboration ainsi qu'une résistance passive de Vichy, tout en passant sous silence les crimes et compromissions du régime, notamment sa participation à la déportation des juifs. La Cour a refusé de se prononcer sur ces questions d'ordre historique et sanctionné la France au nom de la liberté d'expression. Solution appréciée de manière diverse (voir les observations critiques de Gérard COHEN-JONATHAN, « L'apologie de Pétain devant la Cour européenne des droits de l'homme », ibid., p. 366-382), mais qui souligne a contrario la prise en compte du danger négationniste par la Cour européenne, qui approuve les mesures prises à son encontre.
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16/02/2003