Cliquez pour suivre le lien. 1. II a suffi de quelques articles de dénonciation du livre, à diffusion confidentielle, de Roger Garaudy, accusé dès janvier 1996 de «révisionnisme» par le MRAP, pour assurer à son auteur une publicité gratuite, et mettre ainsi en branle «l’affaire Garaudy-l’abbé Pierre». Voir notamment: Le Monde des livres, 26 janvier 1996, p. xii; Le Figaro, 31 janvier 1996. 2. J’ai proposé de caractériser comme «dubitationniste» la posture de ceux qui font du négationnisme euphémisé, en pratiquant publiquement le doute sceptique sur la réalité du génocide nazi des Juifs ou sur l’existence des chambres à gaz, en affirmant par exemple que «les historiens en discutent». Les interventions de Jean Marie Le Pen en 1986 et 1987 illustrent la posture dubitationniste (voir l’interview accordée à National-Hebdo, 5-11 juin 1986, p. 6; et les propos tenus par Le Pen le 13 septembre 1987 au Grand Jury RTL-Le Monde, où il a notamment déclaré que les chambres à gaz n’étaient qu’«un point de détail de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale»). Sur ces multiples reformulations du négationnisme, voir P.-A. Taguieff, «La nouvelle judéophobie», Les Temps modernes, novembre 1989. 3. L’abbé Pierre, interview dans la Vie, 29 mars 1991. Voir Pierre-André Taguieff, les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usages d’un faux, Paris, Berg international, 1992, t. 1, p. 282-285 (pour le contexte). 4. Voir Roger Garaudy, l’Affaire Israël, Paris, SPAC-Papyrus éditions, 1983, p. 92-93. 5. Lettre reproduite dans la brochure de Roger Garaudy, Droit de réponse, «Samizdat Roger Garaudy», juin 1996, p. 30-31. 6. «Les Mythes fondateurs de la politique israélienne», La Vieille Taupe, décembre 1995, p. 48. 7. Ibid., p. 137. 8. Ibid., p. 44. 9. Ibid., p. 44-47. 10. Ibid., p. 49. 11. Robert Toledano, «Le sionisme: une forme de racisme et de discrimination raciale?», Nationalisme et République, 1er juin 1992, no 8, p. 26. Cette revue est lancée en juin 1990 par Michel Schneider, auteur de la Solution fasciste (Nice, 1970) et de Principes de l’action fasciste (Aix-en Provence, 1975). Voir P.-A. Taguieff, Sur la Nouvelle droite, Paris, Descartes et Cie, 1994, p. 288-289. 12. Roger Garaudy, «Les Fossoyeurs: la culture du non-sens» in Nationalisme et République, ibid., p. 9-10. 13. A. R. Butz est l’auteur d’un livre dont Faurisson s’est largement inspiré, The Hoax of the Twentieth Century (Brighton, Historical Review Press, 1976). Il est présenté par Henri Roques comme «le plus prestigieux des révisionnistes du monde entier» (Revue d’histoire révisionniste, no 2, août-octobre 1990, p. 87). 14. On constate que l’expression polémique et provocatrice de «shoah cananéenne», utilisée par Garaudy dans les Mythes fondateurs… (p. 48) et reprise par l’abbé Pierre, est introduite en juin 1992 par «Yves Gouillon», dans une livraison de Nationalisme et République où l’on pouvait lire des articles signés Pierre Guillaume, Bernard Notin ou Robert Steuckers. 15. Y. Gouillon, ibid. 16. «Un nouvel avertissement pour l’Europe», no 7, 26 février 1992, 17. Ibid., p. 9 (chapeau de l’article). 18. Voir par exemple la première page de couverture de l’Événement du Jeudi daté du 27 juin 1996 («La victoire des révisionnistes»), alors même qu’était visible à Paris et dans la région parisienne une grande affiche portant la question rhétorique: «Et si l’abbé Pierre avait raison?» 19. «Seront punis des peines prévues par le sixième alinéa de l’article 24 ceux qui auront contesté, par un des moyens énoncés à l’article 23, l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexe à l’accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale» (art. 24bis, L. n 90-615, 13 juillet 1990, art. 9). 20. La résolution 3379 a été abrogée le 16 décembre 1991. Voir P.-A. Taguieff, les Fins de l’antiracisme, Paris, Michalon, 1995, p. 216, 435-436. 21. Voir dans ce sens: J. Julliard (Le Nouvel Observateur, 25 avril-1er mai 1996, p. 51); P. Vidal-Naquet (Le Monde, 4 mai 1996, p. 8); F. Terré (Le Figaro, 15 mai 1996, p. 2); M. Rebérioux (Le Monde, 21 mai 1996, p. 14); S. Veil (L’Événement du Jeudi, 27 juin 1996, p. 22). 22. Dans une lettre adressée aux «Amis de La Vieille Taupe», datée du 15 décembre 1995, Pierre Guillaume écrit: «… un intellectuel connu [R. Garaudy, dont le nom n’est pas alors dévoilé], universitaire et homme politique qui bénéficie de multiples relations personnelles, est venu nous apporter le manuscrit d’un livre: les Mythes fondateurs de la politique israélienne, dans lequel tout un chapitre est consacré aux mythes étudiés par les historiens révisionnistes. Cette personnalité prend très nettement positions [sic] contre la loi Gayssot, et en faveur des thèses révisionnistes! Cet universitaire connu est décidé à assumer le risque et les conséquences d’un procès et à contester publiquement la loi scélérate. […] Cette prise de position sera sans aucun doute une étape décisive, parce qu’elle est de nature à libérer la parole de nombreux révisionnistes dormants […] Notre objectif est de réaliser une deuxième édition publique dès que possible, de manière à provoquer un procès, pour lequel nous sommes prêts…, mais après que le terrain ait [sic] été préparé par la circulation confidentielle organisée par nos amis.» Ce programme tactico-stratégique, fondé sur une provocation dirigée, s’est réalisé à partir de janvier 1996, à quelques détails près. 23. Voir Éric Conan et Sylviane Stein, «Ce qui a fait chuter l’abbé Pierre», L’Express, 2-8 mai 1996, p. 30-36. 24. L’abbé Pierre, cité dans le quotidien lepéniste Présent, no 3610, 21 juin 1996, p. 4 («l’abbé Pierre dénonce un complot sioniste dans le monde»). 25. Voir l’indispensable étude critique de Florent Brayard, Comment l’idée vint à M. Rassinier. Naissance du révisionnisme, Paris, Fayard, 1996 (préface de Pierre Vidal-Naquet). Cf. Esprit, avril 1996, p. 212. 26. Voir Pierre Vidal-Naquet, les Assassins de la mémoire, Paris, La Découverte, 1987 («Points», Seuil, 1995). 27. Annales d’histoire révisionniste, no 7, printemps-été 1989, p. 88. 28. Cité incorrectement par R. Faurisson, Annales d’histoire révisionniste, no 7, 1989, p. 88. 29. Cahiers Céline, no 6, Paris, Gallimard, 1980, p. 276. Voir l’éloge de Céline, l’auteur des pamphlets antijuifs, par R. Faurisson: «Louis des Touches, gentil homme français», la Revue célinienne, no 1, 1er trimestre 1979, p. 35-37. 30. «Une lettre de Paul Rassinier», Bulletin d’information de l’Alliance d’Abraham (directeur: Emmanuel Levyne), no 3, juillet 1965 (reproduit in Annales d’histoire révisionniste, no 8, printemps 1990, p. 170). 31. Voir Alain Finkielkraut, l’Avenir d’une négation, Paris, Le Seuil, 1982; Florent Brayard, op. cit. 32. Voir l’article «De l’exploitation dans les camps à l’exploitation des camps», la Guerre sociale, no 3, juin 1979, p. 9-31. 33. De l’exploitation dans les camps à l’exploitation des camps (suite et fin), Paris, mai 1981, p. 11. 34. Ibid., p. 13. 35. Ibid. 36. Le Prolétaire, no 22, 1965. 37. De l’exploitation dans les camps…, op. cit., mai 1981, p. 19. 38. Ibid., p. 41. 39. Outre La Guerre sociale: Jeune Taupe, Antimythes, Le Frondeur, Le lutteur de classe, l’Aminoir, Révolution sociale, etc.; depuis mars 1989 paraît Révision, revue délirante, violemment antijuive, dirigée par Alain Guionnet, ancien membre de La Guerre sociale. 40. Dans les 12 numéros de la revue Internationale Situationniste (juin 1958-septembre 1969), on ne trouve pas trace de «révisionnisme historique». Mais l’ultra-gauche y a appris les attitudes de base de la radicalité «anti-Système». Sur le «silence» de Guy Debord concernant le «révisionnisme», voir P. Guillaume «Debord», La Vieille Taupe, no 1, printemps 1995, p. 86 et suiv. 41. Voir l’article paradigmatique: «Auschwitz ou le grand alibi», Programme communiste, no 11, avril-juin 1960, p. 49-53 (2e éd., La Vieille Taupe, 1970). 42. La Banquise, no 1, 1er trimestre 1983, p. 1. 43. La Banquise, no 2, 2e trimestre 1983, p. 39 et sq. 44. S. Quadruppani, «Quelques éclaircissements sur la Banquise», in Libertaires et «ultra-gauche» contre le négationnisme, Paris, éd. Reflex, juin 1996, p. 71-79. 45. «Les ennemis de nos ennemis ne sont pas forcément nos amis», in Libertaires et «ultra-gauche»…, op. cit., p. 107. 46. G. Dauvé, «Bilan et contre-bilan», ibid., p. 93. 47. Voir P.-A. Taguieff, «La nouvelle judéophobie», art. cit.

L’abbé Pierre et Roger Garaudy. Négationnisme, antijudaïsme, antisionisme

Pierre-André TAGUIEFF

Esprit, no 224, août-septembre 1996
Reproduction interdite sauf autorisation de l’auteur

Par l’immense écho qu’elles donnent à la fois aux thèmes d’accusation «antisionistes» et aux «thèses» négationnistes, les récentes interventions de l’abbé Pierre (depuis la mi-avril 1996), souvent sollicitées par des médias irresponsables, sont en train de réactiver l’imaginaire anti-juif, en France et ailleurs. L’engagement de l’abbé Pierre s’inscrit dans le contexte politique international le plus favorable à la réception positive de son message aux résonances équivoques, où l’antijudaïsme théologico-religieux se confond avec un antisionisme radical, impliquant un parti pris militant en faveur des Palestiniens, présentés comme des victimes innocentes, voire des martyres. Depuis quelques mois, porté par sa forte légitimité culturelle, l’abbé Pierre réactive et reformule de plus en plus nettement le mythe du «complot juif mondial», c’est-à-dire le principal mythe d’accusation anti-juif de la modernité. Il repeint ce mythe conspirationniste aux couleurs d’un antisionisme absolu, démonologique, adapté à la conjoncture (le retour de la droite au pouvoir en Israël, les inévitables réactions islamistes, d’où les menaces pesant sur le processus de paix, etc.). L’abbé montre ainsi qu’il n’a pas perdu son sens aigu des effets de propagande. En dénonçant un «complot sioniste mondial», il va en un sens plus loin dans la judéophobie explicite que Le Pen, qui dénonçait en 1989 les agissements de «l’internationale juive». C’est au moment où les sectaires faurissoniens étaient totalement marginalisés, disqualifiés dans la communauté scientifique, que, par un classique court-circuit médiatique1, les dogmes négationnistes se sont engouffrés dans l’espace public au risque de le saturer, portés par la figure la plus populaire des néo-prophètes humanitaristes, et à vrai dire leur prototype. Son couplage avec Roger Garaudy, tardif imitateur du «professeur Faurisson», moins directement négationniste que prudemment dubitationniste2, dévoile des affinités idéologiques trop souvent méconnues. Car le négationnisme, explicite ou voilé, est inséparable de l’antisionisme radical, postulant que l’État d’Israël n’a pas le droit d’exister, et qu’il est assimilable à un «cancer» (cliché de la propagande antisioniste dans le monde arabe). Le couple mal assorti Garaudy-l’abbé Pierre ne doit pas faire oublier le troisième personnage, Faurisson et sa secte. Le pseudo-expert qui toujours nie les crimes nazis fournit à l’ennemi d’Israël l’arme absolue qui lui manquait dans son entreprise de totale délégitimation. Au message diabolisateur d’un certain antijudaïsme chrétien (les Juifs «fils de Satan») s’ajoute le thème d’accusation négationniste: l’État d’Israël serait fondé sur «le plus grand mensonge de tous les temps». Certes, l’abbé Pierre substitue, à l’accusation traditionnelle de «déicide», celle de génocide, dont il croit trouver la preuve décisive dans le livre de Josué: le crime contre l’humanité, supposé commis originairement par les Juifs, chasse pour un temps le crime contre la divinité. Le peuple «élu» demeure un peuple «maudit», mais pour génocide originel. Du massacre des populations du pays de Canaan à la fondation de l’État d’Israël, l’abbé suggère la récurrence du même geste exterminateur d’un peuple-bourreau:

Je constate qu’après la constitution de leur État, les Juifs, de victimes, sont devenus bourreaux3.

Corrigeons: pour les négationnistes, ils sont redevenus ceux qu’ils ont toujours été, des praticiens-nés de l’extermination sacrée, comme le suggère Garaudy4. Ce dernier, remédiatisant les négations faurissoniennes, fait le lien avec certains milieux musulmans, où l’antijudaïsme théologique et l’antisionisme ethno-politique font partie du sens commun, tandis que l’abbé Pierre dit tout haut ce que certains chrétiens murmurent tout bas. Car le philojudaïsme officiel des chrétiens d’en haut n’est pas toujours partagé par les chrétiens d’en bas. L’alliance du faussaire, de son disciple et du faux prophète de l’âge médiatique s’est nouée devant nos yeux.

Quelque répugnance qu’on éprouve à le faire, il faut explorer de plus près cette nouvelle littérature politico-théologique, dans laquelle les Juifs sont présentés en comploteurs et en criminels, voire en doctrinaires racistes et en inventeurs des exterminations systématiques. Le mythe émergent du Juif-sioniste comme éternel bourreau semble s’y construire, par une projection dans l’origine des principaux motifs d’accusation diffusés par la propagande antisioniste depuis un demi-siècle.

Dans la lettre qu’il adresse le 15 avril 1996 à Roger Garaudy, l’abbé Pierre évoque ainsi l’une de ses «convictions relatives à la portion juive de l’univers humain»:

Tout a commencé, pour moi, dans le choc horrible qui m’a saisi lorsqu’après des années d’études théologiques, reprenant pour mon compte un peu d’études bibliques, j’ai découvert le livre de Josué. Déjà un trouble très grave m’avait saisi en voyant, peu avant, Moïse apportant des «Tables de la loi» qui enfin disaient: «Tu ne tueras pas», voyant le Veau d’or, or donner le massacre de 3000 gens de son peuple. Mais avec Josué je découvrais (certes conté des siècles après l’événement), comment se réalisa une véritable «Shoah» sur toute vie existant sur la «Terre promise». […] La violence ne détruit-elle pas tout fondement de la Promesse5?»

La véritable Shoah n’est donc pas celle qu’on croit, sous l’influence pernicieuse du «lobby israélo-sioniste», ainsi que le précise Garaudy dans son pamphlet faurissonien: l’extermination paradigmatique, c’est «la shoah cananéenne6». Rappelant la définition du mot «génocide» donnée par le Larousse«Destruction méthodique d’un groupe ethnique par l’extermination de ses individus» —, Garaudy note sans sourciller:

Cette définition ne peut s’appliquer à la lettre que dans le cas de la conquête de Canaan par Josué […]. Le mot a donc été employé à Nuremberg de manière tout à fait erronée puisqu’il ne s’agit pas de l’anéantissement de tout un peuple comme ce fut le cas pour les «exterminations sacrées» des Amalécites, des Cananéens et d’autres peuples encore7

Il s’ensuit que Baruch Goldstein, ce fanatique assassin de dizaines de musulmans palestiniens,

fut rigoureusement fidèle à la tradition de Josué exterminant tous les peuples de Canaan pour s’emparer de leurs terres8.

L’essentialisation négative du peuple juif comme peuple exterminateur et colonisateur, identique à lui-même à travers l’histoire, est parachevée par l’accusation de racisme et de purification ethnique:

Cette «purification ethnique» devenue systématique dans l’État d’Israël d’aujourd’hui, découle du principe de la pureté ethnique empêchant le mélange du sang Juif avec le «sang impur» de tous les autres. […] Ce racisme, modèle de tous les autres racismes, est une idéologie de domination de différents peuples9.

L’accusation de racisme, après celle de génocide, est ainsi retournée contre les descendants du peuple d’Israël. L’application politique de ce mythe d’accusation est immédiate, alors même que le processus de paix était en cours:

Depuis 1975 […] la répression, le génocide lent du peuple palestinien, la colonisation, ont pris une ampleur sans précédent10.

Roger Garaudy recopie textuellement, dans les huit lignes et demie qui concluent le chapitre intitulé «Le mythe de Josué: la purification ethnique» (p. 37-49), un passage d’un article intitulé «Le sionisme: une forme de racisme et de discrimination raciale11», signé Robert Toledano, paru dans le bimestriel négationniste et néo-fasciste Nationalisme et République en juin 1992, où l’on pouvait également lire les «bonnes feuilles» d’un livre à paraître du même Garaudy12. Ce n’est là qu’un indice de la manière dont Garaudy a fabriqué son méchant ouvrage, puisant sans discernement dans divers dossiers de propagande antisioniste, recopiant des fragments d’articles, s’inspirant de tous les clichés du discours négationniste, commettant de grossières erreurs montrant son amateurisme en la matière (p. 120 de son pamphlet, Garaudy présente Arthur R. Butz, professeur d’informatique, comme un «historien13»). La question se pose donc: Garaudy n’est-il pas en outre un plagiaire, et un maladroit plagiaire? Le jumelage des thèses négationnistes et d’une lecture pseudo-antiraciste de la Bible n’est donc pas une innovation polémique due à Roger Garaudy. Dans la revue néo-fasciste Nationalisme et république, largement ouverte aux disciples de Faurisson (Pierre Guillaume, Bernard Notin, etc.), on pouvait lire par exemple un article titré «Faut-il censurer la Bible? L’origine juive du racisme», signé Yves Gouillon (pseudonyme vraisemblable de Michel Schneider, directeur du bimestriel). L’argumentation de Garaudy s’y trouve étrangement esquissée, la lecture littérale et malveillante du livre de Josué en constituant le pivot. Après la «monothéisation» du racisme («les racines judéo-chrétiennes de l’idéologie raciste») et la dénonciation du principe «Israël über alles» [sic], la nazification du peuple juif s’y opère sans réserves:

[La] différence ontologique entre Israël et les autres nations justifie un ensemble de lois racistes et mixophobes comparables aux lois de Nuremberg […]. Dans l’Ancien Testament, la shoah cananéenne n’apparaît pas comme un acte irréfléchi idéologiquement justifié a posteriori. Bien au contraire, elle a toutes les caractéristiques d’un projet exterminateur planifié «à froid», méthodiquement organisé et gradué. […] Il n’y a rien de ce qu’a dit Hitler qui n’ait été écrit auparavant dans la Bible. […] Ligaturons les trompes de la matrice biblique, véritable ventre de la bête immonde. […] Car aujourd’hui, comme il y a trente siècles, on tue, torture, dépossède des gens qu’un Kahana ou un Shamir présentent comme des fils de Cham (souligné par l’auteur14) (no 8, 1er juin 1992, p. 25).

Si l’Europe est «aliénée par l’esprit biblique15», il est urgent de la désaliéner, comme nous y convie à sa manière Roger Garaudy dans la même revue, pourfendant le «monothéisme du marché» et le «mode de vie américain16». Célébré par M. Schneider pour avoir dénoncé, dans un appel publié par Le Monde le 17 juin 1982 (co-signé par le père Michel Lelong et le pasteur Étienne Mathiot), le «racisme» et «l’expansion sans fin» d’Israël, R. Garaudy est présenté comme une victime du «lobby international»:

Depuis, Roger Garaudy a été mis à l’index par les médias sous influence du lobby sioniste17.

L’ennemi absolu et démonisé est bien «le sionisme international».

Les réactions de Faurisson à la nouvelle médiatisation à scandale de ses négations et dénonciations sont ambivalentes: le «professeur» ne cache ni sa surprise ni sa satisfaction, mais avoue son amertume de «pionnier» dépossédé de sa gloire légitime par un vulgaire Garaudy, caméléon idéologico-religieux en bout de course. Le 19 avril 1996, Faurisson envoie de Vichy un communiqué de presse, réagissant à un article de Nicolas Weill paru dans Le Monde daté du 20 avril (diffusé donc la veille):

Je me réjouis de ce que tant de personnes, depuis quelques mois, volent au secours de la victoire révisionniste. […] Je déplore qu’il ait fallu attendre 1996 pour que ces personnes commencent à entrevoir ce qui, dès 1979, aurait dû être, pour tout le monde, d’une clarté aveuglante: le prétendu génocide des Juifs perpétré notamment grâce aux prétendues chambres à gaz nazies n’est qu’un mensonge historique.

Est-il besoin de préciser que ces déclarations de Faurisson, reconnaissant les siens, ne prouvent en aucune manière la «victoire des révisionnistes18», comme on a pu le lire dans une presse ne se contrôlant plus? Le 27 avril, Faurisson diffuse un texte titré «Quelques réflexions sur l’affaire Garaudy/abbé Pierre», où il confie que ladite affaire le «rend heureux et amer»:

Je suis heureux parce que je vois des gens à la mode reprendre à leur compte ce que je me suis tué à répéter pendant près d’un quart de siècle. […] Mais je suis amer parce que, pendant vingt-deux ans, ces gens-là et leurs amis m’ont, soit insulté, soit laissé me battre seul ou à peu près seul.

Ce qui est malheureusement vrai, c’est que Faurisson n’est plus seul dans son combat depuis l’intervention de l’abbé Pierre: le négationnisme est sorti des frontières de la secte faurissonienne.

L’utilité de la loi Gayssot en question

La loi du 13 juillet 1990, dite «loi Gayssot», est certainement mal formulée. Elle a été adoptée avec précipitation, dans un contexte convulsif marqué par la volonté politique de «faire quelque chose» pour répondre à l’émotion provoquée par la profanation du cimetière juif de Carpentras (8-9 mai 1990). Mais il ne faudrait pas pour autant négliger la légitime demande à laquelle ladite loi (l’article 24bis, plus précisément19) a répondu d’une manière qui peut sembler discutable, notamment aux historiens: il s’agissait de se donner les moyens légaux de sanctionner, sur le plan judiciaire, les nouvelles formes idéologiques de judéophobie, relevant de l’antisémitisme symbolique ou subtil jouant sur le sous-entendu, imbriqué et abrité dans l’antisionisme radical et le négationnisme, l’un et l’autre réalisant une démonisation du «sionisme mondial», d’Israël et des Juifs en général, présentés comme les agents ou les complices d’un «complot international». Ce nouvel antisémitisme s’était en effet considérablement développé et diffusé durant les années 1970 et 1980, au nom d’un pseudo-antiracisme (fondé sur la résolution 3379 du 10 novembre 1975, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies, condamnant le sionisme réduit à «une forme de racisme et de discrimination raciale20») et d’un anti-impérialisme rhétorique de type tiers-mondiste qui, diffusé massivement par le monde arabo-musulman et l’empire soviétique, dénonçait litaniquement le «complot américano-sioniste». Il ne s’agit donc pas d’oublier les raisons fortes de se donner, à la fin des années 1980, les instruments d’une répression judiciaire adaptée aux métamorphoses de la judéophobie doctrinale, reformulée notamment à partir des sophismes de type faurissonien. Mais la «loi Gayssot», précisément, paraît à la fois trop restreinte (elle ne permet pas de sanctionner la négation d’autres génocides que la Shoah) et trop large (elle ne spécifie pas de façon stricte son champ d’application, qui est la négation de la Shoah en tant que cette négation porte atteinte à la dignité et à la mémoire des victimes du génocide nazi des Juifs d’Europe). La «loi Gayssot» constitue une formation de compromis qui peut être légitimement critiquée et contestée, même par ceux qui reconnaissent le bien-fondé de ses motivations. Car il appartient aux historiens, et non aux législateurs, d’établir la vérité historique21, laquelle ne peut et ne doit jamais s’ériger en vérité d’État.

Il conviendrait donc de la repenser de fond en comble, de telle sorte qu’elle ne porte plus atteinte aux libertés fondamentales tout en se montrant efficace pour lutter contre les nouvelles formes voilées, indirectes et symboliques d’antisémitisme. Celles-ci consistent à stigmatiser le «lobby sioniste international» plutôt que le «judéo-maçonnisme mondial», et à nier le génocide nazi des Juifs d’Europe plutôt qu’à le célébrer. Les négationnistes professionnels peuvent trop facilement dénoncer la «loi Gayssot» comme une loi liberticide, limitant ou interdisant la libre recherche historique (ou la liberté d’expression sur une période historique définie), et par là se présenter comme des victimes innocentes, voire se valoriser en tant que martyres de la liberté. Cette loi aux effets pervers attestés me semble constituer moins un «cadeau» fait aux négationnistes qu’un pénible fardeau pour ceux qui veulent combattre avec clarté et efficacité l’imposture négationniste.

Comment lutter contre les négationnistes?

On ne saurait énoncer de règles stratégiques générales: il s’agit de mettre en œuvre, dans des contextes définis, des tactiques permettant de déjouer les calculs de l’adversaire, dont l’objectif est toujours d’inonder le marché médiatique de ses négations provocatrices. Dans le cas précis du pamphlet de Garaudy, les journalistes avertis étaient informés dès novembre 1995, ou auraient dû l’être, que les stratèges faurissoniens de La Vieille Taupe avaient prévu toutes les étapes de ce qui devait de venir l’affaire «l’abbé Pierre-Garaudy»: l’«objectif» déclaré de Pierre Guillaume était de «provoquer un procès, pour lequel nous sommes prêts22». Or, certains organes de presse n’ont pas résisté à la tentation de dénoncer publiquement, avant leurs concurrents, l’existence alors non publique du livre de Garaudy, réservé aux abonnés de la revue La Vieille Taupe, dirigée par P. Guillaume. D’où l’enchaînement d’interventions médiatiques naïves qui a fabriqué l’affaire, à partir de la conférence de presse du 18 avril 1996 où Garaudy a sorti de son chapeau la lettre-caution de l’abbé Pierre. Le «programme» défini par les négationnistes a ainsi commencé de se réaliser. Mais l’abbé Pierre, précise Pierre Guillaume, n’est que «le premier étage d’une fusée à cinq étages». A l’évidence manipulé par son entourage fait d’ex-brigadistes «rouges23» professant un antisionisme tiers-mondiste radical (bien partagé par de nombreux accusateurs opportunistes et tout récents de l’abbé Pierre), l’abbé, connu pour son obstination, est monté progressivement aux extrêmes. Ses propos de juin 1996, où il dénonce un «complot sioniste mondial» et soutient que les sionistes «ont adopté des thèses totalement identiques à celles d’Hitler sur le racisme» et «emploient les mêmes moyens, l’assassinat24», le situent désormais dans l’héritage de la judéophobie conspirationniste de tradition catholique, en tant que diffuseur des représentations répulsives du Juif comploteur et criminel. Il recycle l’accusation de «crime rituel». Le défenseur attitré des pauvres et des opprimés se met à dénoncer à sa manière la «puissance juive internationale», en se contentant de substituer «sioniste» à «juif» dans la plupart des contextes. La perte de mémoire n’empêche pas les réminiscences: l’abbé récrit peu à peu les Protocoles des Sages de Sion, ce faux antijuif devenu best-seller et long-seller au XXe siècle, toujours massivement diffusé dans le monde arabe, et plus largement dans le monde musulman. L’abbé peut compter sur cet auditoire international, préparé par son ami Garaudy.

Il faut donc à tout prix éviter de confondre les travaux savants sur la Shoah, qui relèvent de la véritable recherche historique — laquelle ne cesse légitimement de revisiter les «faits» établis et de les réinterpréter —, et les réagencements, plus ou moins habilement travestis d’indices de scientificité, d’accusations «antisionistes», que les pamphlétaires négationnistes ne manqueront pas de produire infatigablement. Le sens politique du négationnisme, c’est précisément l’entreprise de démonisation du sionisme et de l’État d’Israël, principal instrument rhétorique de la nouvelle judéophobie internationale. La seule limite se situe entre la recherche historique et ses simulacres, à la Faurisson (version explicite) ou à la Garaudy (version à demi voilée).

Négliger la frontière qui sépare travail de l’historien et propagande négationniste, c’est involontairement entrer dans le jeu des négationnistes, qui rêvent de faire prendre leurs négations dogmatiques pour l’expression même de la libre recherche.

Les négationnistes et l’extrême gauche

Il convient en outre de tenir compte de l’exception française en matière de révisionnisme-négationnisme: les milieux d’extrême droite français, n’ont guère fait ici qu’accompagner les initiatives prises par certaines mouvances de l’extrême gauche.

Le mouvement idéologico-politique dit «révisionniste» (auto-désignation) ou «négationniste» (hétéro-désignation introduite par Henry Rousso) s’est constitué et développé en France autour de deux figures emblématiques: Paul Rassinier (de son livre paru en 1950, le Mensonge d’Ulysse, à son dernier pamphlet, les Responsables de la Seconde Guerre mondiale, imprimé un mois environ avant sa disparition, le 28 juillet 196725), et Robert Faurisson, qui commence sa carrière de refondateur du «révisionnisme historique» en 1978 (par deux articles: «Le problème des chambres à gaz», paru dans le mensuel néo-fasciste Défense de l’Occident, en juin; «Le problème des chambres à gaz ou la rumeur d’Auschwitz», publié par Le Monde le 29 décembre 197826). Sont arrivés ensuite de nombreux disciples ou imitateurs, situés à l’extrême droite mais surtout dans les mouvances de l’ultra-gauche ou de la gauche radicale (anarcho-communistes ou trotskistes). Maurice Bardèche et François Duprat (assassiné le 18 mars 1978), à la suite de la guerre des Six Jours (juin 1967), s’étaient employés à diffuser les thèses proto-négationnistes du dernier Rassinier dans les milieux néo-fascistes et néo-nazis (le «mensonge» de l’extermination hitlérienne des Juifs d’Europe, expliqué par les intérêts du «mouvement sioniste international», etc.), suivis en cela par les épigones d’extrême droite de Faurisson (Henri Roques, à partir de 1985-1986, ou Bernard Notin, à partir de 1990). Mais ce sont principalement les disciples d’ultra-gauche du «professeur Faurisson», dont les plus connus sont Pierre Guillaume et Serge Thion, qui se sont efforcés, à partir de 1979-80, de faire sortir les thèses négationnistes des frontières d’une extrême droite qui les avait accueillies avec empressement. En témoigne par exemple la création de la maison d’édition La Vieille Taupe, qui publie en avril 1980 le livre-manifeste de Serge Thion, chercheur au CNRS jusqu’alors connu pour ses engagements antiracistes: Vérité historique ou vérité politique? Le dossier de l’affaire Faurisson. La question des chambres à gaz. Transformée en revue («Organe de critique et d’orientation post-messianique»), La Vieille Taupe publie en janvier 1996, sous la forme d’un numéro spécial hors commerce, le pamphlet de Roger Garaudy, les Mythes fondateurs de la politique israélienne (no 2, hiver 1995). Ce titre reprend expressément une affirmation récurrente de Faurisson:

L’affaire de l’Holocauste est principalement utilisée par l’État d’Israël; c’est le mythe fondateur de cet État [je souligne] et l’arme no 1 de sa propagande27.

En 1978, dans une lettre circulaire envoyée à différents journaux, Faurisson affirmait sans vergogne:

Hitler n’a jamais ordonné ni admis que quiconque fût tué en raison de sa race ou de sa religion.

Mais déjà, tout le dogmatisme de la négation qu’est la vision close de Faurisson se résumait par la dénonciation du «mensonge» ou du «mythe» des chambres à gaz homicides:

Les prétendus massacres en chambres à gaz et le prétendu génocide sont un seul et même mensonge.

Il faut ici insister sur le magistère exercé par Louis-Ferdinand Céline, à travers de multiples médiateurs. On sait que Céline, le 8 novembre 1950, après lecture du Mensonge d’Ulysse, préfacé par son ami Albert Paraz, écrit à celui-ci:

C’était tout, la chambre à gaz! Ça permettait tout28!

Plus précisément:

Rassinier est certainement un honnête homme […]. Son livre, admirable, va faire grand bruit — quand même il tend à faire douter de la magique chambre à gaz! ce n’est pas peu! Tout un monde de haines va être forcé de glapir à l’Iconoclaste! […] Il faut que le diable trouve autre chose29

La thèse «révisionniste» réinscrite dans la vision antisioniste de type conspirationniste est parfaitement exposée par Paul Rassinier dans une lettre publiée en juillet 1965. La critique «révisionniste» des témoignages s’y métamorphose en dénonciation d’un «mythe» instrumental, censé être à l’origine de la fondation de l’État d’Israël (ce qui est historiquement faux!). La reformulation négationniste du «révisionnisme historique» première manière peut s’y reconnaître, inséparable de la récusation du droit à l’existence d’Israël (principe de l’antisionisme absolu) et de l’extension illimitée de la vision anticapitaliste à tout ce qui est jugé détestable (c’est là l’héritage politico-culturel reçu par l’ultra gauche des années 1970-1980). Rassinier écrit donc en 1965:

Il n’est pas vrai que six millions de Juifs aient été exterminés: c’est, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’argument qui emporta la décision en faveur de la création de l’État d’Israël […]. Israël ne vit que des cendres de ces six millions mythiques et tant que le mythe ne sera pas dissipé, inutile de démontrer par d’autres arguments qu’il n’est qu’une entreprise du capitalisme européen en mal de recolonisation30

Avant Faurisson et son nouveau disciple Garaudy, Rassinier avait, dans de nombreux textes, dénoncé les «mythes fondateurs» de l’État d’Israël et de sa «politique», sur la base d’une réduction de la Shoah à un mythe instrumental, à la fois légitimatoire et alimentaire31. Accusation récurrente, illustrant l’imbrication du négationnisme et de l’antisionisme conspirationniste. Les inventeurs et premiers entrepreneurs de la vision négationniste ont de plus en clairement, après 1967, présenté leur offre idéologique, prioritairement adressée aux milieux antisionistes et aux États en guerre contre l’État d’Israël. Le message se réduit à ceci: pour réaliser leurs objectifs, la totale délégitimation de l’État d’Israël puis sa destruction, les antisionistes conséquents doivent commencer par dissiper «le mythe des six millions», seul titre à la légitimité d’une création du capitalisme, de l’impérialisme et du colonialisme occidental, allié naturel du «sionisme international». Dès sa formulation quasi définitive, avant même l’apparition de Faurisson, le négationnisme était ainsi présenté comme un indispensable instrument de guerre idéologique contre le sionisme et Israël.

Ce qui, dans la vision anarcho-communiste de l’histoire, constituait une structure d’accueil pour les dogmes négationnistes, était l’axiome qu’il ne pouvait pas avoir existé des camps d’extermination, mis en place par le IIIe Reich durant la Seconde Guerre mondiale, en ce que l’anéantissement d’une main-d’œuvre de masse, en temps de guerre, était contradictoire avec la logique de l’exploitation économique et industrielle. La thèse d’ultra-gauche dérive de son anticapitalisme radical, lié à l’usage extensif d’un principe monocausal d’explication de l’histoire: l’exploitation capitaliste. Tout s’enchaîne à partir d’une telle évidence première: les camps nazis n’ont été que des camps d’internement et/ou d’exploitation32; la Seconde Guerre mondiale «a été la victoire d’un camp capitaliste sur un autre», et elle «a permis l’unification d’un front contre-révolutionnaire dont la forme est l’antifascisme», ce qui a facilité la réhabilitation de la démocratie, qui a repris «les méthodes mêmes du fascisme et de la dictature contre lesquels elle se prétend un rempart33»; quant aux «chambres à gaz» (toujours entre guillemets), elles «sont utilisées pour établir une distance infranchissable entre les deux fractions capitalistes qui se sont affrontées», et ne font que jouer «le rôle de clé de voûte d’une représentation politico-religieuse34». Dans le cadre de cette vision révolutionnariste, qui néglige à la fois l’efficacité symbolique du mythe racial et la forte spécificité de la doctrine anti-juive, «l’œuvre de Rassinier» peut être à la fois saluée et radicalisée en certaines de ses orientations:

Il fut le premier à mettre en doute publiquement l’existence de gazages homicides dans les camps nazis35.

Rassinier l’homme de toutes les gauches: communiste, puis responsable de la SFIO de tendance pacifiste, proche de certains milieux libertaires; Rassinier ancien déporté pour fait de résistance. Tel est le prophète que reconnaissent les faurissoniens adeptes de la «critique révolutionnaire». Les camps nazis n’ayant été que des moyens de réaliser «la surexploitation à mort d’une main d’œuvre non libre et facilement renouvelable36», et les «chambres à gaz» se réduisant à un «bobard de guerre» ou un «bluff», pièce maîtresse d’une «sorte de Disneyland de l’horreur37», il fallait s’attaquer au «tabou», et «montrer que l’on pouvait apprécier et soutenir le travail de Faurisson sur des bases anticapitalistes et donc [sic] radicalement antinazies38» Le négationnisme révolutionnaire s’est ainsi constitué comme une mouvance entre 1979 et 1981, autour de quelques revues et groupuscules39, au croisement de courants anarcho-communistes ou trotskistes dissidents, mêlant des partisans de «l’autonomie ouvrière» à des néo-gauchistes radicalisés par la lecture de l’ Internationale situationniste40. La Shoah ne pouvait être, sous leur regard démystificateur, qu’une représentation sociale faisant partie de la «société du spectacle» et fonctionnant comme «Shoah-business».

Ceux-là mêmes qui, parmi les libertaires-révolutionnaires tentés par le négationnisme, ont rompu avec Faurisson et Guillaume au début des années 1980, n’ont cessé de pratiquer une critique démystificatrice du monde moderne fondée sur une lecture strictement instrumentaliste du nazisme (réduit à une excroissance du capitalisme) et du génocide hitlérien des Juifs (réduit à un moyen de diversion politico-médiatique plutôt qu’à une «escroquerie politico-financière», selon l’expression faurissonienne). Ainsi interprétés, le nazisme et le génocide des Juifs peuvent être dénoncés en tant que mythes répulsifs servant à justifier et camoufler la domination capitaliste, au même titre que la défense des droits de l’homme et de la démocratie (mythes positifs). La Shoah reste stigmatisée comme «le grand alibi41».

Dans sa première livraison, la «revue de critique sociale» La Banquise, dont les rédacteurs prenaient leur distance par rapport au négationnisme révolutionnaire, énonçait cependant le noyau dur de cette vision:

Le monde moderne met en scène la misère et l’horreur qu’il produit pour se défendre contre la critique réelle de cette misère et de cette horreur. […] les camps de concentration sont l’enfer d’un monde dont le paradis est le supermarché42.

Il reste que, dans sa seconde livraison, La Banquise rendait publiques les raisons de sa rupture, encore timide et non dénuée d’ambiguïtés, avec le négationnisme orthodoxe: la question de l’existence des chambres à gaz y était rangée sous la rubrique «querelle d’experts», et la critique de «l’utilisation mystificatrice du génocide» y était toujours présentée comme nécessaire43, ainsi que le reconnaît aujourd’hui Serge Quadruppani dans une courageuse mise au point44. Ce courant de l’ultra-gauche a définitivement rompu avec l’illusion que les négations faurissoniennes pouvaient avoir un contenu «révolutionnaire», dans un texte collectif diffusé en mai 1992:

Même enjolivé de l’adjectif libertaire ou communiste, le révisionnisme n’est qu’une extravagante variété d’antisémitisme — la seule forme néanmoins sous laquelle il pouvait resurgir de nos jours dans l’arène politique44.

Gilles Dauvé, ancien responsable de la publication de La Banquise, précise dans le même sens:

Comme autrefois Rassinier, Faurisson refait le procès […] de Nuremberg, et parle et écrit en avocat des nazis. […] Son but est de toujours trouver aux nazis des circonstances atténuantes, afin de nier leur antisémitisme follement rationnel46.

Après des années d’hallucinations révolutionnaristes, l’évidence saute enfin aux yeux des tenants de la «critique radicale»: le négationnisme est bien la dernière intellectualisation en date des passions anti-juives. Ce que les frontières de leur vision du monde les empêchent toujours de voir et de comprendre, c’est que l’antisionisme absolu fournit au négationnisme son sens politique actuel. Il s’agit moins d’angéliser Hitler que de sataniser Israël.

Depuis quelques années, le terme de «négationnisme» est certes trop souvent utilisé dans le discours médiatique comme une catégorie d’amalgame, bref comme un terme polémique au sens indistinct. On peut légitimement s’inquiéter de l’élargissement indéfini, par cercles concentriques, du champ d’application de la catégorie de «négationnisme». Cette extension illimitée de la catégorie la désémantise, la réduit à un opérateur d’illégitimation d’un adversaire quelconque. On entre alors dans le mauvais infini engendré par la logique du soupçon. Certains voient partout des négationnistes, potentiels ou masqués, ou croient identifier des suspects risquant de «faire le jeu» des négationnistes, par le seul effet de la poursuite de leur travail d’historiens du génocide nazi des Juifs d’Europe. Il faut à tout prix résister à cette dérive de la lutte contre le négationnisme, dont l’effet pervers serait la multiplication des disciples conscients ou non conscients de Faurisson. Ce serait se faire son propagandiste involontaire.

Il y a plusieurs voies, pavées des meilleures intentions «révisionnistes», qui conduisent au négationnisme au sens strict (soit la négation totale, tout à la fois, de l’existence des chambres à gaz homicides et de la réalisation du génocide nazi des Juifs, réduits à un «mensonge»). Mais il faut bien constater que la spécificité française de la mouvance «révisionniste» (le premier Rassinier), autant que du courant négationniste (dont Faurisson est le synthétiseur et le premier propagandiste spécialisé), tient à son ancrage à gauche et à l’extrême gauche, et plus précisément à ses conviction anarcho-communistes (tendance trotskiste plutôt que stalinienne). D’où un singulier mélange d’anti-capitalisme, d’anti-impérialisme, d’antiracisme, d’anti-nationalisme et de tiers-mondisme dont émerge une seule position claire et nette, fédératrice de toutes les autres: l’antisionisme absolu47. Dans cette mouvance, l’antifascisme «démocratique» et «stalinien» est expressément récusé comme une imposture, au profit d’une double dénonciation de la démocratie libérale et des dictatures fascistoïdes ou stalinoïdes. Bref, le négationnisme antisioniste contemporain est d’abord, plus particulièrement en France, un avatar du gauchisme et de l’ultra-gauche. Même si, contemplant avec ironie ces dérives «antisionistes» de l’anticapitalisme gnostique, l’extrême-droite s’en réjouit grandement.

Pierre-André Taguieff.


Notes

1. II a suffi de quelques articles de dénonciation du livre, à diffusion confidentielle, de Roger Garaudy, accusé dès janvier 1996 de «révisionnisme» par le MRAP, pour assurer à son auteur une publicité gratuite, et mettre ainsi en branle «l’affaire Garaudy-l’abbé Pierre». Voir notamment: Le Monde des livres, 26 janvier 1996, p. xii; Le Figaro, 31 janvier 1996.

2. J’ai proposé de caractériser comme «dubitationniste» la posture de ceux qui font du négationnisme euphémisé, en pratiquant publiquement le doute sceptique sur la réalité du génocide nazi des Juifs ou sur l’existence des chambres à gaz, en affirmant par exemple que «les historiens en discutent». Les interventions de Jean Marie Le Pen en 1986 et 1987 illustrent la posture dubitationniste (voir l’interview accordée à National-Hebdo, 5-11 juin 1986, p. 6; et les propos tenus par Le Pen le 13 septembre 1987 au Grand Jury RTL-Le Monde, où il a notamment déclaré que les chambres à gaz n’étaient qu’«un point de détail de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale»). Sur ces multiples reformulations du négationnisme, voir P.-A. Taguieff, «La nouvelle judéophobie», Les Temps modernes, novembre 1989.

3. L’abbé Pierre, interview dans la Vie, 29 mars 1991. Voir Pierre-André Taguieff, les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usages d’un faux, Paris, Berg international, 1992, t. 1, p. 282-285 (pour le contexte).

4. Voir Roger Garaudy, l’Affaire Israël, Paris, SPAC-Papyrus éditions, 1983, p. 92-93.

5. Lettre reproduite dans la brochure de Roger Garaudy, Droit de réponse, «Samizdat Roger Garaudy», juin 1996, p. 30-31.

6.«Les Mythes fondateurs de la politique israélienne», La Vieille Taupe, décembre 1995, p. 48.

7.Ibid., p. 137.

8.Ibid., p. 44.

9.Ibid., p. 44-47.

10.Ibid., p. 49.

11. Robert Toledano, «Le sionisme: une forme de racisme et de discrimination raciale?», Nationalisme et République, 1er juin 1992, no 8, p. 26. Cette revue est lancée en juin 1990 par Michel Schneider, auteur de la Solution fasciste (Nice, 1970) et de Principes de l’action fasciste (Aix-en Provence, 1975). Voir P.-A. Taguieff, Sur la Nouvelle droite, Paris, Descartes et Cie, 1994, p. 288-289.

12. Roger Garaudy, «Les Fossoyeurs: la culture du non-sens» in Nationalisme et République, ibid., p. 9-10.

13. A. R. Butz est l’auteur d’un livre dont Faurisson s’est largement inspiré, The Hoax of the Twentieth Century (Brighton, Historical Review Press, 1976). Il est présenté par Henri Roques comme «le plus prestigieux des révisionnistes du monde entier» (Revue d’histoire révisionniste, no 2, août-octobre 1990, p. 87).

14. On constate que l’expression polémique et provocatrice de «shoah cananéenne», utilisée par Garaudy dans les Mythes fondateurs… (p. 48) et reprise par l’abbé Pierre, est introduite en juin 1992 par «Yves Gouillon», dans une livraison de Nationalisme et République où l’on pouvait lire des articles signés Pierre Guillaume, Bernard Notin ou Robert Steuckers.

15. Y. Gouillon, ibid.

16.«Un nouvel avertissement pour l’Europe», no 7, 26 février 1992,

17.Ibid., p. 9 (chapeau de l’article).

18. Voir par exemple la première page de couverture de l’Événement du Jeudi daté du 27 juin 1996 («La victoire des révisionnistes»), alors même qu’était visible à Paris et dans la région parisienne une grande affiche portant la question rhétorique: «Et si l’abbé Pierre avait raison?»

19.«Seront punis des peines prévues par le sixième alinéa de l’article 24 ceux qui auront contesté, par un des moyens énoncés à l’article 23, l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexe à l’accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale» (art. 24bis, L. n 90-615, 13 juillet 1990, art. 9).

20. La résolution 3379 a été abrogée le 16 décembre 1991. Voir P.-A. Taguieff, les Fins de l’antiracisme, Paris, Michalon, 1995, p. 216, 435-436.

21. Voir dans ce sens: J. Julliard (Le Nouvel Observateur, 25 avril-1er mai 1996, p. 51); P. Vidal-Naquet (Le Monde, 4 mai 1996, p. 8); F. Terré (Le Figaro, 15 mai 1996, p. 2); M. Rebérioux (Le Monde, 21 mai 1996, p. 14); S. Veil (L’Événement du Jeudi, 27 juin 1996, p. 22).

22. Dans une lettre adressée aux «Amis de La Vieille Taupe», datée du 15 décembre 1995, Pierre Guillaume écrit: «… un intellectuel connu [R. Garaudy, dont le nom n’est pas alors dévoilé], universitaire et homme politique qui bénéficie de multiples relations personnelles, est venu nous apporter le manuscrit d’un livre: les Mythes fondateurs de la politique israélienne, dans lequel tout un chapitre est consacré aux mythes étudiés par les historiens révisionnistes. Cette personnalité prend très nettement positions [sic] contre la loi Gayssot, et en faveur des thèses révisionnistes! Cet universitaire connu est décidé à assumer le risque et les conséquences d’un procès et à contester publiquement la loi scélérate. […] Cette prise de position sera sans aucun doute une étape décisive, parce qu’elle est de nature à libérer la parole de nombreux révisionnistes dormants […] Notre objectif est de réaliser une deuxième édition publique dès que possible, de manière à provoquer un procès, pour lequel nous sommes prêts…, mais après que le terrain ait [sic] été préparé par la circulation confidentielle organisée par nos amis.» Ce programme tactico-stratégique, fondé sur une provocation dirigée, s’est réalisé à partir de janvier 1996, à quelques détails près.

23. Voir Éric Conan et Sylviane Stein, «Ce qui a fait chuter l’abbé Pierre», L’Express, 2-8 mai 1996, p. 30-36.

24. L’abbé Pierre, cité dans le quotidien lepéniste Présent, no 3610, 21 juin 1996, p. 4 («l’abbé Pierre dénonce un complot sioniste dans le monde»).

25. Voir l’indispensable étude critique de Florent Brayard, Comment l’idée vint à M. Rassinier. Naissance du révisionnisme, Paris, Fayard, 1996 (préface de Pierre Vidal-Naquet). Cf. Esprit, avril 1996, p. 212.

26. Voir Pierre Vidal-Naquet, les Assassins de la mémoire, Paris, La Découverte, 1987 («Points», Seuil, 1995).

27.Annales d’histoire révisionniste, no 7, printemps-été 1989, p. 88.

28. Cité incorrectement par R. Faurisson, Annales d’histoire révisionniste, no 7, 1989, p. 88.

29.Cahiers Céline, no 6, Paris, Gallimard, 1980, p. 276. Voir l’éloge de Céline, l’auteur des pamphlets antijuifs, par R. Faurisson: «Louis des Touches, gentil homme français», la Revue célinienne, no 1, 1er trimestre 1979, p. 35-37.

30.«Une lettre de Paul Rassinier», Bulletin d’information de l’Alliance d’Abraham (directeur: Emmanuel Levyne), no 3, juillet 1965 (reproduit in Annales d’histoire révisionniste, no 8, printemps 1990, p. 170).

31. Voir Alain Finkielkraut, l’Avenir d’une négation, Paris, Le Seuil, 1982; Florent Brayard, op. cit.

32. Voir l’article «De l’exploitation dans les camps à l’exploitation des camps», la Guerre sociale, no 3, juin 1979, p. 9-31.

33.De l’exploitation dans les camps à l’exploitation des camps (suite et fin), Paris, mai 1981, p. 11.

34.Ibid., p. 13.

35.Ibid.

36.Le Prolétaire, no 22, 1965.

37.De l’exploitation dans les camps…, op. cit., mai 1981, p. 19.

38.Ibid., p. 41.

39. Outre La Guerre sociale: Jeune Taupe, Antimythes, Le Frondeur, Le lutteur de classe, l’Aminoir, Révolution sociale, etc.; depuis mars 1989 paraît Révision, revue délirante, violemment antijuive, dirigée par Alain Guionnet, ancien membre de La Guerre sociale.

40. Dans les 12 numéros de la revue Internationale Situationniste (juin 1958-septembre 1969), on ne trouve pas trace de «révisionnisme historique». Mais l’ultra-gauche y a appris les attitudes de base de la radicalité «anti-Système». Sur le «silence» de Guy Debord concernant le «révisionnisme», voir P. Guillaume «Debord», La Vieille Taupe, no 1, printemps 1995, p. 86 et suiv.

41. Voir l’article paradigmatique: «Auschwitz ou le grand alibi», Programme communiste, no 11, avril-juin 1960, p. 49-53 (2e éd., La Vieille Taupe, 1970).

42.La Banquise, no 1, 1er trimestre 1983, p. 1.

43.La Banquise, no 2, 2e trimestre 1983, p. 39 et sq.

44. S. Quadruppani, «Quelques éclaircissements sur la Banquise», in Libertaires et «ultra-gauche» contre le négationnisme, Paris, éd. Reflex, juin 1996, p. 71-79.

45.«Les ennemis de nos ennemis ne sont pas forcément nos amis», in Libertaires et «ultra-gauche»…, op. cit., p. 107.

46. G. Dauvé, «Bilan et contre-bilan», ibid., p. 93.

47. Voir P.-A. Taguieff, «La nouvelle judéophobie», art. cit.

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