«Tu viens fusiller des Juifs avec moi?»
L’extermination des Juifs en Serbie
Walter Manoschek
Traduit par François Pastre
1914-1945. L’Ère de la Guerre. Tome 2: 1939-1945. Nazisme, occupations, pratiques génocides, Anne Duménil, Nicolas Beaupré, Christian Ingrao (dir.), Paris: Agnès Viénot Éditions, 2004.© Walter Manoschek/Agnès Viénot Éditions 2004 – Reproduction interdite sauf autorisation de l’auteur, de l’éditeur ou des ayants droit
La Serbie occupée dans son contexte
Préambule (par PHDN)
Les années 1990 furent une décennie très fructueuse pour l’historiographie de langue allemande de la Shoah. Des analyses inédites et majeures, notamment de nombreuses études locales sur les politiques nazies à l’Est sont produites. Au début des années 2000, Anne Duménil, Nicolas Beaupré, Christian Ingrao dirigent un volume de traductions de certaines de ces études parmi les plus importantes. Walter Manoschek est l’un de ces historiens qui émergent alors et le texte présenté ici, d’abord publié en 1995 («“Gehst mit Juden erschießen?” Die Vernichtung der Juden in Serbien», in Hannes Heer, Klaus Naumann (éds) Vernichtungskrieg. Verbrechen der Wehrmacht, Hamburg, 1995), est un apport important à notre connaissance du génocide des Juifs en Serbie: la Serbie fut un des premiers territoires dont les nazis exterminèrent complètement les Juifs. Cette extermination était achevée au printemps 1942. Walter Manoschek montre notamment la synergie entre la Wehrmacht, qui fut particulièrement active et enthousiaste dans la mise en œuvre des exécutions de masse des hommes, et l’appareil sécuritaire qui procéda à l’assassinat des femmes et des enfants par gazage. Il reproduit intégralement deux rapports particulièrement cyniques et brutaux sur les exécutions par balles.
L’ouvrage dont est tirée la traduction française de cette étude est aujourd’hui épuisé et ne se trouve que d’occasion. La plupart des travaux de Walter Manoschek ne sont pas traduits, notamment son «Serbien ist judenfrei!» Militarische Besatzungspolitik und Judenvernichtung in Serbien 1941-1942 (Schriftenreihe des MGFA, vol. 38, Munich, 1993) qui développe la présente étude. C’est la raison pour laquelle nous l’avons scannée, passée à l’OCR, et mise en web à partir de notre exemplaire papier. Il faut toutefois avoir pleinement conscience qu’il s’agit d’une littérature spécialisée et ardue, inadaptée avant les études supérieures, à moins d’avoir déjà une pratique de telles lectures. On pourra compléter la présente étude par:
- Philippe Bertinchamp (éd.), Staro Sajmište, un camp de concentration en Serbie, Paris: Non Lieu, 2012. Cet important recueil propose études et traductions dont deux longues études fondamentales, l’une sur l’usage du camion à gaz en Serbie par Christopher Browning (en ligne sur PHDN) et l’autre sur le camp de Sajmište par Menachem Selach (également en ligne sur PHDN).
- Milan Ristović, «Jews in Serbia during World War Two», in Milan Fogel, Milan Ristovic & Milan Koljanin (éds.), Serbia. Rightous among Nations, Belgrade: JOZ, 2010. En ligne…
- La Shoah en Europe du Sud-Est: Les Juifs en Bulgarie et dans les terres sous administration bulgare (1941-1944), Nadège Ragaru (dir.), Actes du Colloque 9-10 juin 2013, Paris: Mémorial de la Shoah, 2014 (en ligne…), notamment Walter Manoschek, «The fate of yugoslavian jewry», en ligne…
- Walter Manoschek, «Die Vernichtung der Juden in Serbien», in Ulrich Herbert (ed.), Nationalsozialistische Vernichtungspolitik 1939–1945. Neue Forschungen und Kontroversen, Frankfurt/Main: Fischer Taschenbuch Verlag, 1998.
- Dieter Pohl, «L’armée allemande et les crimes commis contre les Juifs durant la Seconde Guerre mondiale», Revue d’Histoire de la Shoah, 2007, no 187, en ligne…
- Stephen Vargas, Vernichtungskrieg: Wehrmacht Complicity in the Holocaust on the Eastern Front, The Holocaust History Project, 2011, en ligne…
- Ženi Lebl, «Tragedy of the Kladovo-Šabac transport Refugee Relief Board», in Milica Mihailović et alii (éds.), Kladovo transport: zbornik radova sa okruglog stola, Belgrade: Jevrejski istorijski muzej Saveza jevrejskih opština Srbije, 2006, en ligne…
Un dernier point mérite l’attention du lecteur: l’éditeur et les coordinateurs de l’ouvrage dont le présent texte est tiré avaient confié la traduction intégrale des textes allemands à un jeune traducteur, François Pastre, disparu prématurément en avril 2020. On ne peut que souligner l’extrême difficulté que présentent pour celui qui doit en effectuer la traduction des textes de cette nature, tant sur la forme que sur le fond et on ne peut que louer la qualité et la rigueur du travail de François Pastre. Voici ce que Christian Ingrao a publié sur son mur facebook à l’occasion de sa disparition: «François Pastre s’est éteint soudainement dans la nuit du 15 au 16 avril. Il était un traducteur talentueux. Nicolas Beaupré, Anne Duménil et moi même avions fait appel à lui pour traduire vers le français un ensemble de 7 textes diffusant une nouvelle vague de recherche sur la Shoah et la Seconde guerre mondiale dans l’ère de la guerre Tome 2. Il a ainsi contribué à la réception en France de la recherche allemande et joué un rôle de passeur. Il était très apprécié dans son milieu et ses traductions avaient été d’une grande rigueur. Nous nous associons à sa famille et à ses proches dans leur affliction. Que la terre lui soit légère; que notre souvenir demeure».
«Tu viens fusiller des Juifs avec moi?»
L’extermination des Juifs en Serbie
Walter Manoschek
Au moment où les troupes allemandes attaquèrent la Yougoslavie en avril 1941, avant la partition de son territoire, la Serbie, placée sous administration militaire allemande, comptait environ 17 000 Juifs1. Un an plus tard, la Serbie était Judenfrei, vide de Juifs2.
LES PREMIÈRES ÉTAPES
Six semaines après le début de l’occupation, le général Ludwig von Schröder, commandant de la Wehrmacht pour la Serbie, ordonna de définir la judéité, d’enregistrer les Juifs et les Tsiganes, de les obliger à porter le brassard jaune, de les exclure de tous les services publics et de les renvoyer de toutes les entreprises privées, d’«aryaniser» leurs biens3 et d’introduire le travail forcé4. Les mesures de persécution raciale non coordonnées et de portée locale, qui étaient jusque-là le fait de quelques bureaux de feld-commandants ou de commandants locaux, se trouvaient ainsi étendues à tout le territoire serbe occupés5. «Les trois premières étapes du processus d’extermination ont été mises en œuvre en une seule journée6.» En même temps, il fut envisagé de construire un ghetto juif dans la petite ville serbe de Majdanpek7, projet qui ne fut fut jamais réalisé. La dynamique des événements en Serbie évita la phase de cantonnement en ghettos comme en Pologne, et permit le développement d’un modèle régional original de «solution de la question juive et tsigane».
Le commandant militaire avait soutenu dès le début, en concertation avec les autorités civiles et policières, les mesures contre les Juifs et les Tsiganes. Pendant cette première étape et jusqu’à l’invasion de l’Union soviétique, il s’agissait d’adopter les normes raciales déjà en vigueur dans d’autres territoires conquis ou occupés et de les adapter au contexte serbe sans recourir aux prétextes militaires. Avant le début de la guerre d’extermination contre l’Union soviétique, la direction de la Wehrmacht avait donné son accord de principe à la politique nationale-socialiste sur les Juifs. Un officier supérieur de la 717e division stationnée dans le Banat serbe pouvait ainsi apprécier à leur juste valeur les avantages concrets de la persécution des Juifs: «Il y a quelques semaines, la guerre faisait encore rage ici. Ce n’est plus qu’un souvenir, car l’ennemi n’a pu que s’enfuir en courant, poursuivi par nos chars. Il en reste néanmoins des traces, dans la mesure où tous les Juifs ont détalé, ont été fusillés ou faits prisonniers en abandonnant des palais entiers et des villas luxueuses, dans lesquelles nos soldats, nos sous-officiers, etc. se trouvent très bien. Ils y mènent une vie de château8.»
L’invasion de l’Union soviétique en juin 1941 créa en Serbie les conditions favorables à la mise en œuvre d’une politique de répression sanglante. Dès le 22 juin, le chef de l’état-major de l’administration militaire et conseiller d’état Harald Turner ordonna l’arrestation de tous les cadres communistes et des anciens combattants en Espagne. De plus, la communauté juive de Belgrade devait tenir chaque jour à la disposition des autorités 40 hommes otages fusillés en cas d’attentats commis par les partisans9. Après le début de la résistance armée des partisans de Tito en juillet 1941, le commandant militaire chargea les Einsatzgruppen de la lutte contre la résistance: «Les mêmes missions que dans le Reich à l’exception des affaires de contre-espionnage qui relèvent de la compétence de la police secrète de campagne sont donc du ressort de l’Einsatzgruppe placé sous mon autorité. En conséquence, ce groupe est responsable du renforcement ordonné par moi de la lutte contre les agissements communistes10». La réponse au soulèvement fut d’emblée «l’exécution d’otages». Les appareils d’occupation militaire et policier agissaient en se partageant les tâches: aux unités de la Wehrmacht incombaient la tâche d’incendier des villages entiers à la suite d’attentats commis par les partisans et celle d’arrêter les «suspects et de les livrer à la police de sécurité pour suite à donner».
«Suspects», communistes arrêtés et otages juifs constituaient un«réservoir d’otages» dans lequel, pendant l’été 1941, l’Einsatzgruppe Fuchs et le 64e Bataillon de Police de réserve puisèrent les victimes.
Il revint au département de propagande de la Wehrmacht de «former les mentalités». Il consacra «une grande partie de ses activités à soutenir par tous les moyens les services compétents du commandant militaire dans leur lutte contre les agissements politiques». Le département commença d’abord les «préparatifs du lancement d’une campagne de propagande antijuive de grande envergure», destinée à «démasquer» les Juifs qui «tiraient les ficelles» du soulèvement communiste. À cet effet, «plusieurs affiches antijuives et anticommunistes, portant du texte ou des images» furent placardées, tandis que la presse serbe était «constamment alimentée en matériel pour lutter contre la propagande communiste et contre les agissements des Juifs dans les Balkans11». Peu de temps après, la compagnie de propagande stationnée à Belgrade pouvait informer Berlin que «du côté du commandant militaire, on combattait avec la dernière énergie bandits et saboteurs, tout comme ceux qui tiraient les ficelles. L’exécution à ce jour d’environ quatre douzaines de juifs et de chefs communistes n’a pas manqué d’impressionner l’opinion publique12».
Le «recours à des moyens policiers» ne suffit pas à enrayer la propagation rapide de la révolte des partisans. Le nouveau commandant militaire de la Wehrmacht, le général Heinrich Danckelmann, demanda à l’Oberkommando der Wehrmacht (OKW) de «dépêcher deux bataillons policiers supplémentaires ainsi que 200 hommes du Sicherheitsdienst (SD)13». L’OKW refusa car il y avait des tâches plus urgentes pour la police et le SD à l’est, et que la Wehrmacht devait immédiatement se charger de combattre les partisans à la place de la police: «Face au nombre croissant d’actes de sabotage et de rébellion, le Führer attend désormais de l’armée qu’elle intervienne rapidement et avec la plus grande détermination possible pour rétablir l’ordre et le calme au plus tôt14».
Confier la lutte contre les partisans à la Wehrmacht entraîna une cohésion entre les membres des SD, la police et la Wehrmacht. Chaque bataillon mit sur pied des commandos de chasse mobiles, comprenant chacun de 30 à 50 hommes, complétés par des membres de la police et du SD. Ces commandos de chasse étaient chargés, entre autres, «de sévir sans pitié, d’incendier bâtiments ou villages à partir desquels avaient été commises des attaques contre la Wehrmacht, d’abattre sans pitié l’ennemi au cours des combats, de pendre tout individu convaincu d’avoir attenté à la Wehrmacht ou aux intérêts de cette dernière15». Avec les commandos de chasse mixtes, le partage des tâches se mua en coopération directe entre l’appareil policier et celui de la Wehrmacht. Mélanger les individus des diffé rents groupes permettait de familiariser la troupe avec les méthodes particulières de «lutte contre l’ennemi» pratiquées par la police et le SD.
Charger la Wehrmacht de combattre les partisans ne changea ni la façon de mener la lutte, ni la définition des groupes ennemis. Comme les interventions armées contre les partisans s’avéraient vaines du point de vue militaire, la «politique d’exécution d’otages» demeurait la clé de voûte de la lutte contre les opposants: les Juifs et les (prétendus) communistes restaient les groupes de victimes privilégiés. Cependant, l’accroissement du rythme des exécutions n’apporta plus les résultats espérés: «Les mesures de représailles immédiates à l’encontre des actes de sabotage commis contre l’armée allemande, qui ont donné lieu à l’exécution ou à la pendaison sur la place publique d’environ 1 000 Juifs et communistes au total, à la réduction en cendres des maisons qui abritaient des bandits et même à celle d’un village tout entier, n’ont pas suffi à empêcher la révolte armée de continuer à s’étendre16».
DE LA TERREUR À L’EXTERMINATION SYSTÉMATIQUE
En Serbie, entre le printemps et l’été 1941, les étapes du processus d’extermination se succédèrent très rapidement. Intervenant aprés l’exclusion, la privation de droit et la spoliation des Juifs et des Tsiganes, l’invasion de l’Union soviétique marqua le moment où de nombreux Juifs et communistes furent internés comme «victimes de représailles» potentielles avant d’être exécutés par la police et l’Einsatzgruppe quand commença le soulèvement partisan. Cette escalade progressive du processus d’extermination fut ordonnée et gérée par l’administration militaire. En été 1941, l’assassinat des Juifs était déjà une pratique courante de la police et du SD. Jusqu’alors, les troupes de la Wehrmacht n’avaient pourtant pas encore directement pris part à l’assassinat des Juifs et des communistes.
Le basculement d’une politique de terreur sanglante, mais cependant non systématique, à une politique d’extermination ciblée eut lieu en septembre 1941, lorsque le général d’origine autrichienne Franz Böhme fut nommé général commandant doté des pleins pouvoirs en Serbie. Hitler lui confia le pouvoir exécutif et le chargea «de rétablir l’ordre à long tenne dans l’ensemble de la région en employant les moyens les plus fermes17». Böhme prit pour directive l’ordre donné le jour de son installation — ce qui n’était sans doute pas le fait du hasard — par le chef de l’OKW Keitel de «combattre le mouvement de révolte communiste dans les territoires occupés» qui prévoyait de «faire expier la mort d’un soldat allemand» par la condamnation à la peine de mort de 50 à 100 communistes18. Quand le général Böhme arriva en Serbie, la majeure partie du territoire, sauf les grandes villes, était sous le contrôle des formations nationales de partisans et de Tchekniks. Alors qu’à l’Est, la Wehrmacht se rapprochait, en apparence, irrésistiblement de Moscou, les troupes d’occupation en Serbie, sont confrontées et de manière totalement inattendue, à un mouvement de partisans actif et bien organisé, faisant clairement ressortir les faiblesses militaires de l’occupant. Les quatre divisions stationnées sur le territoire avaient été mises sur pied pour des missions d’occupation et ne comprenaient que deux régiments au lieu des trois habituels. Chaque division comptait environ 6 000 hommes sans expérience du combat dont la formation militaire consistait juste en quelques exercices de tir. Pour résumer la situation, le chef de l’administration militaire Turner constatait que «les troupes disponibles ici [étaient] totalement inaptes à combattre contre les éléments révoltés19». Le moral des troupes était au plus bas par l’échec de nombre d’opérations, et la réputation et le prestige de la fière Wehrmacht étaient sérieusement ébranlés par la façon dont les choses se déroulaient sur ce théâtre d’opérations secondaire. En outre, les troupes se composaient d’un nombre disproportionné d’Ostmärker (Autrichiens)20, ce qui faisait inévitablement penser à la défaite de la Première Guerre mondiale dans une région chargée d’histoire pour les Autrichiens.
Dès le début, Böhme ne laissa planer aucun doute sur son intention de mener une véritable guerre contre la population civile. Hans Helm, responsable en second du commando d’intervention du SD, décrivit l’ambiance qui régnait au sein de l’appareil d’occupation: «Il était communément admis que nous n’avions pas à nous préoccuper beaucoup du moral de la population, que la guerre en Russie serait de toute façon l’affaire de quelques mois, et qu’ensuite ce serait facile de faire rentrer les choses dans l’ordre21.»
Böhme ordonna aux unités combattantes transférées en renfort en Serbie d’effectuer des «expéditions punitives» dans les principales régions insurgées afin de détruire la base sociale et logistique et les moyens d’approvisionnement de la résistance. Toute la population fut déclarée ennemie, tous les hommes devaient être arrêtés et internés dans des camps de prisonniers ou de concentration à construire ex nihilo. Il fallait chasser femmes et enfants de leurs villages avant de les incendier et de voler le bétail. «L’objectif est, par des mesures impitoyables, de donner à la population un exemple qui lui serve de leçon et qui soit vite connu dans la Serbie tout entière22.»
Il s’agissait d’abord de fournir des références claires aux soldats désorientés et de leur faire comprendre l’importance de leur mission. Le général Böhme communiqua un ordre du jour à tous les officiers, sous-officiers et soldats, dans lequel il leur enjoignait de se battre contre la population. «Si nous n’intervenons pas ici avec tous nos moyens et avec la plus grande sévérité, nos pertes seront incommensurables. Votre mission est à accomplir dans une région où, en 1914, le sang allemand a coulé à flots à cause de la perfidie des hommes et des femmes serbes. C’est à vous de venger ces morts. Il faut faire de cette région un exemple qui serve de leçon à toute la Serbie et qui impressionnera la population au plus profond d’elle-même. Quiconque fera preuve de clémence se rendra coupable d’attentat envers la vie de ses camarades. Il lui sera demandé des comptes sans égard pour sa personne et sera traduit en conseil de guerre23.»
L’image de l’ennemi héréditaire, les stéréotypes racistes, l’appel à la camaraderie et la menace du conseil de guerre étaient censés attiser l’agressivité de la troupe et faire disparaître d’éventuels scrupules à massacrer la population civile.
LA LIQUIDATION DES JUIFS DE SEXE MASCULIN PAR LA WEHRMACHT
Immédiatement après son arrivée à Belgrade, le chef de l’administration militaire Turner informa Böhme que l’emprisonnement de tous les Juifs avait déjà commencé et qu’il s’agissait maintenant de placer également les Tsiganes en détention24. L’initiative en revint au ministre plénipotentiaire à Belgrade, Felix Benzler et à son «expert de la question juive», Edmund Veesenmayer. Ils submergeaient le ministère des Affaires étrangères à Berlin de télégrammes réclamant «l’arrestation et l’éloignement d’au moins tous les Juifs de sexe masculin et leur expulsion vers l’Est ou la Roumanie25».
La décision de ne pas déporter les Juifs mais de les assassiner fut prise en quelques jours. En septembre 1941, l’unanimité s’était faite dans tout l’appareil d’occupation sur un premier objectif partiel qui consistait à éliminer, d’une façon ou d’une autre, au moins les Juifs de sexe masculin. Si différentes que fussent les tentatives de légitimation pour ce théâtre d’extermination comme pour les autres, elles pouvaient en définitive se résumer à la vision raciste du monde propre au national-socialisme, selon laquelle les Juifs étaient en grande partie responsables de tous les problèmes et de tous les maux, dont la guerre des partisans. Turner, le chef de l’administration, s’appuya sur l’élément central de l’argumentation raciste pour justifier l’extermination des Juifs et des Tsiganes: «Force est de constater que Juifs et Tsiganes en général sont fondamentalement des éléments d’insécurité et de danger pour l’ordre et la sécurité publics. C’est la pensée juive qui est à l’origine de cette guerre, c’est elle qu’il faut anéantir26.» Les représentants du ministère des Affaires étrangères faisaient d’un autre côté pression pour déporter les Juifs en Roumanie, faisant de cette mesure une «condition préalable pour rétablir durablement la paix27» dans le pays, car «il était avéré que des Juifs avaient participé à de nombreux actes de sabotage et d’émeute28» et «contribué ainsi significativement et incontestablement à troubler l’ordre dans le pays29».
Cette variante de justification par la «politique de sécurité» fut combinée avec le concept de «pacification militaire» du général Böhme. Au début, Böhme avait également poussé à la déportation des Juifs déjà internés dans les camps afin de libérer des capacités d’internement pour l’arrestation prévue de dizaines de milliers d’otages civils serbes30. Mais il réalisa rapidement les possibilités qu’offrait la présence des Juifs et des Tsiganes pour asseoir sa politique de répression: les Juifs et les Tsiganes étaient des «otages victimes» à disposition sur simple demande. Et Böhme utilisa cette option dès son premier «ordre de représailles». Après que 21 soldats de la Wehrmacht eurent trouvé la mort dans un échange de coups de feu avec des partisans, il ordonna l’exécution de 2 100 «otages» et désigna les groupes de victimes: «Ordre est donné au chef de l’administration militaire de designer 2 100 détenus (essentiellement des Juifs et des communistes) dans les camps de concentration de Šabac et de Belgrade31.» L’exécution de masse fut confiée pour la première fois à la Wehrmacht: «Les pelotons d’exécution sont à former par la 343e division (camp de concentration de Šabac) et par la section de transmission 449 (camp de concentration de Belgrade)32.»
Ainsi, le général Böhme inaugurait une nouvelle phase dans le processus d’extermination des Juifs. L’assassinat des Juifs et des communistes, déjà pratiqué par le groupe d’intervention, devint systématique et étendu dans la proportion de 1 pour 100, déclaré opération militaire et exécuté par la Wehrmacht: «Ainsi, on arriva à un étrange renversement du partage des tâches: dans les camps russes, c’est la Wehrmacht qui triait les prisonniers, alors que le groupe d’intervention était chargé des exécutions. Maintenant, le “sale boulot” revenait subitement à la troupe33.»
Le groupe des victimes du camp de Šabac illustre clairement que la logique d’extermination raciste se mêlait étroitement aux crimes de guerre des occupants: dans ce camp se trouvaient presque exclusivement des Juifs du «transport de Kladovo», un groupe de plus d’un millier de Juifs pour la plupart autrichiens, qui, en fuite vers la Palestine, étaient restés bloqués en Yougoslavie depuis la fin de 1939 et n’avaient strictement aucun rapport avec les partisans. Ils furent parmi les premières victimes des massacres perpétrés par la Wehrmacht comme «mesures de représailles34».
Le 10 octobre 1941, le général Böhme donna un ordre d’extermination totale. En raison de la «mentalité des Balkans» et de «la grande étendue des soulèvements communistes ou se dissimulant sous la bannière du nationalisme», il ordonna a toutes les garnisons «d’arrêter immédiatement comme otages, au cours d’opérations commandos, tous les communistes ou tout habitant suspecté de l’être, tous les Juifs ainsi qu’un certain nombre d’habitants connus pour leurs opinions nationalistes ou démocratiques. Ces otages seront informés qu’un certain nombre d’entre eux seront fusillés en cas d’attaques perpétrées contre des soldats allemands ou contre toute personne de souche allemande35».
L’absence d’ambiguïté de cet ordre de la Wehrmacht, autorisant l’assassinat de tous les Juifs de sexe masculin, impressionna même le groupe d’intervention qui, pour faire part de sa satisfaction, envoya ce commentaire à Berlin: «Jusqu’à l’installation du commandant général plénipotentiaire en Serbie, des interventions sans ménagement étaient impossibles en raison de l’absence d’ordres clairs en ce sens. L’ordre du général Böhme, selon lequel 100 Serbes seront exécutés pour chaque soldat allemand tué et 50 pour chaque blessé, a donné une ligne de conduite parfaitement claire36.» Le conseiller de légation Rademacher du ministère des Affaires étrangères, qui s’était déplacé à la mi-octobre à Belgrade avec des représentants du RSHA (bureau principal de la sécunté du Reich) pour «discuter de la solution de la question des juifs», constata avec satisfaction dans son rapport que «Les Juifs de sexe masculin seront fusillés d’ici à la fin de la semaine, le probleme évoqué dans le rapport de cette légation est par conséquent résolu37.»
Les pelotons d’exécution étaient souvent formés de soldats provenant des unités qui avaient subi des pertes lors des combats avec les partisans Les soldats considéraient les exécutions de masse de Juifs ou de Tsiganes comme une forme de combat légitime. De nombreux témoignages confirment que les membres des pelotons d’exécution étaient volontaires Lorsqu’un homme du 521e régiment des transmissions, originaire de Vienne, rentra de permission, il fut jovialement accueilli à son arrivée à Belgrade par ses camarades: «Tu viens fusiller des Juifs avec moi?38» Deux rapports d’exécutions de Juifs ou de Tsiganes donnent des précisions supplémentaires sur l’état d’esprit des soldats. Il n’existe aucun document écrit similaire concernant les massacres commis dans le reste de la population serbe. Les récits détaillés du déroulement des opérations et la description des réactions émotionnelles des soldats laissent supposer que l’état-major de la Wehrmacht souhaitait avoir un aperçu précis des conséquences des exécutions sur l’état d’espnt des soldats. Les deux rapports suivants montrent que les ordres de fusiller des Juifs et des Tsiganes donnés aux pelotons d’exécution de la Wehmacht etaient docilement exécutés.
«Confidentiel
Oberleutnant Walther
O.U., le 1/11/1941
Chef 9./1.R. 433Rapport sur l’exécution de Juifs et de Tsiganes
Après concertation avec les services des SS, je suis allé chercher les Juifs et Tsiganes désignés au camp de prisonniers de Belgrade. Les camions mis à ma disposition pour ce faire par le bureau de commandement 599 se sont révélés inadaptés pour deux raisons:
1. Ils étaient conduits par des civils Ceci ne permet pas de garantir la discrétion.
2. Ils étaient ouverts, sans capote ni bâche, si bien que la population de la ville pouvait voir qui nous transportions et où nous les amenions. Des femmes de Juifs étaient rassemblées devant le camp et se sont mises à pleurer et à crier lorsque nous sommes partis. L’endroit où l’exécution a eu lieu convenait très bien. Il se situe au nord de Pancevo, juste à côté de la route Pancevo-Jabuka, bordée d’un talus suffisamment haut pour qu’un homme ait du mal à l’escalader. Face à ce talus se trouve un terrain marécageux, derrière coule une rivière. Quand elle est haute, comme le 29/10, l’eau atteint presque le talus. Peu de soldats suffisent donc pour empêcher les prisonniers de s’évader. Tout aussi favorable est ici la nature du sol, sablonneux, ce qui facilite le creusement des fosses et raccourcit donc aussi le temps nécessaire à ce travail.
Arrivés à environ 1,5-2 km de l’endroit choisi, les prisonniers sont descendus et ont terminé le trajet à pied, tandis que les camions avec les conducteurs civils étaient immédiatement renvoyés afin de donner à ces derniers le moins d’indices possibles susceptibles d’éveiller leurs soupçons. Ensuite, j’ai fait fermer la route à toute circulation pour des raisons de sécurité et de discrétion.
Le lieu de l’exécution était gardé par deux mitrailleuses [légères] et douze tireurs:
1. pour éviter les tentatives de fuite des prisonniers,
2. pour notre propre sécurité vis-à-vis d’éventuelles attaques de bandes serbes. C’est le creusement des fosses qui demande le plus de temps, l’exécution en elle-même se déroulant très vite (40 minutes pour 100 hommes)
Les bagages et objets de valeur avaient été rassemblés auparavant et transportés dans mon camion afin de les remettre à la NSV.
Il est plus facile de fusiller des Juifs que des Tsiganes. Il faut admettre que les Juifs affrontent la mort avec beaucoup de calme — ils restent très sereins — contrairement aux Tsiganes qui pleurent, hurlent et bougent sans cesse quand ils sont face au peloton. Certains ont même sauté dans la fosse avant la salve et ont essayé de se faire passer pour morts.
Au début, mes soldats n’étaient pas impressionnés. Le deuxième jour, on pouvait déjà sentir que tel ou tel n’aurait pas les nerfs assez solides pour pratiquer des exécutions pendant une période plus ou moins longue. Personnellement, j’ai l’impression que les scrupules n’apparaissent pas au moment de l’exécution, mais qu’ils surviennent plusieurs jours après, lorsqu’on y réfléchit le soir au calme.
Oberleutnant Walther39».
Apparemment, le premier-lieutenant Walther a su dépasser les scrupules qu’aurait pu lui causer quelques nuits plus tard l’assassinat d’environ 600 personnes totalement innocentes. Lors de sa comparution devant la justice en 1962, il ne se réfugia pas derrière la formule courante de justification par le «devoir d’obéissance», mais déclara qu’à ses yeux, «ce genre d’action avait une certaine légitimité, car nous les soldats, nous étions très remontés contre les partisans40.» L’instruction préalable du cas Walther, qui était à ce moment major de la Bundeswehr, fut classée sans suite.
Walter Liepe, chef de compagnie dans le 521e régiment de transmissions, rédigea un rapport encore plus cru concernant l’exécution de plusieurs centaines de juifs. La structure et le vocabulaire en sont quasiment identiques à ceux utilisés dans les rapports rédigés par les groupes d’intervention opérant à l’Est. Ce rapport — au-delà du langage de commandement technique, ne laissant pas la place à l’émotion, utilisé dans les documents militaires — permet d’avoir un aperçu de l’ambiance qui régnait parmi les soldats de la Wehrmacht lorsqu’ils participaient en partie à l’Holocauste:
«Liepe, Oberlieutnant
et chef de compagnie
Le 13/10/1941,
no de poste aux armées 260557Rapport sur les exécutions de Juifs des 9 et 11 octobre 1941.
1. Mission:
L’exécution de 2 200 juifs qui se trouvaient au camp de Belgrade a été ordonnée le 8 octobre 1941.2. Direction de l’opération et participation:
Premier-lieutenant Liepe et ses camarades des unités combattantes 26557 [3e compagnie, 2e division/ANR 521] et 06175 [4e compagnie, 2e division/ANR 521] dont 2 officiers et 20 soldats sont tombés au combat, 16 sont portés disparus et 3 ont été blessés.3. Encadrement médical et surveillance:
Dr Gasser, médecin-chef, unité combattante 39107, sous-officier Bente du service de santé de l’unité 26557.4. Transport et véhicules:
Le transport et la surveillance des prisonniers ont été assurés par les unités participantes. Les véhicules ont été mis à disposition par l’unité de transport du bureau de commandement militaire de Belgrade. Le transport des soldats a été assuré par des véhicules militaires.5. Lieux des exécutions:
Le 9 octobre: forêt située à environ 12 km au nord-est de Kovin. Le 11 octobre: environs du stand de tir de Belgrade le long de la route de Nisch.6. Sécurité et camouflage:
En accord étroit avec la police de sécurité de Belgrade et Pansevo.7. Film et prise de vues:
Compagnie de propagande S.8. Surveillance:
Oberleutnant Liepe, lieutenant Vebrans, lieutenant Lüstraeten, Oberscharführer SS Enge, police de sécurité de Belgrade.9. Déroulement:
Après inspection minutieuse et préparation du terrain, la première exécution a eu lieu le 9 octobre 1941. Les prisonniers, munis d’un bagage minimum, ont été extraits du camp de Belgrade à 5h30 La distribution de bêches et de divers outils leur a fait croire qu’on les emmenait pour les faire travailler. Chaque véhicule était gardé par 3 hommes seulement, afin qu’une garde renforcée n’éveille pas leurs soupçons sur la véritable nature de l’opération. Le transport s’est effectué sans le moindre problème. L’ambiance parmi les prisonniers était bonne pendant le transport et les préparatifs. Ils étaient contents de quitter le camp, car ils n’étaient soi-disant pas satisfaits de l’hébergement. Les prisonniers étaient occupés à travailler à 8 km du lieu de l’exécution et amenés ensuite selon les besoins. L’endroit était suffisamment gardé pendant les préparatifs, et les exécutions, effectuées au fusil à une distance de 12 mètres. Chaque prisonnier était abattu par 5 tireurs. En outre, le médecin avait à sa disposition 2 tireurs, chargés à sa demande de donner le coup de grâce en tirant une balle dans la tête. Les objets de valeur et les affaires superflues furent confisqués sous surveillance et remis ultérieurement à la NSV ou à la police de sécurité.
L’attitude des détenus pendant l’exécution fut calme; 2 individus tentèrent de fuir, et furent immédiatement abattus. Certains exprimaient leurs convictions en criant «Vive Staline et la Russie». Le 9 octobre 1941, 180 hommes furent fusillés. Les exécutions prirent fin à 18h30. Aucun incident particulier ne fut à signaler. Les unités regagnèrent, satisfaites, leurs quartiers.
La deuxième exécution ne put avoir lieu que le 11 octobre 1941 à cause de travaux sur le bac du Danube. En raison de ces derniers, il fallait que les prochaines exécutions aient lieu dans les environs de Belgrade. Il s’agissait de repérer un nouvel endroit et de redoubler de prudence. Les exécutions eurent lieu le 11 octobre 1941 dans les environs du stand de tir. Elle se déroulèrent comme prévu: 269 hommes furent exécutés. Aucun détenu ne s’est échappé pendant les deux séries d’exécutions et la troupe n’a eu aucun événement ou incident particulier à signaler. Afin de renforcer la sécurité, une section de l’unité du major Pongruber, sous le commandement du lieutenant Hau, avait été dépêchée. Les 9 et 11 octobre 1941, ce sont en tout 449 hommes qui ont été fusillés par les unités mentionnées ci-dessus. Malheureusement, ayant dû être engagées ailleurs, ces unités n’ont pas pu procéder à une autre série d’exécutions. Cette mission a été confiée à l’unité du major Ponhuber.
Liepe (manuscrit)
Oberleutnant chef de compagnie41»Liepe et son peloton d’exécution accomplirent leur tâche avec ardeur. Les rapports de Liepe et de Walther démontrent clairement que les troupes étaient loin d’exécuter à leur corps défendant les ordres d’assassinat des Juifs du général Böhme. Au contraire, elles y adhéraient complètement. Les exécutions de masse furent rapportées dans les courriers envoyés à la maison par la poste aux armées, parfois même illustrées de photos, si bien que l’état-major se vit contraint de donner les ordres les plus stricts concernant le «manquement au secret professionnel dans le courrier»: «Les rapports du service des postes aux armées font apparaître que les hommes des unités stationnées en Serbie parlent avec toujours plus de détails à leurs familles de leurs missions en Serbie — en indiquant même leurs pertes pour certains — et des mesures de représailles (exécutions en masse). À plusieurs reprises, les lettres étaient même accompagnées de photos de scènes d’exécution [...]. Il convient donc d’informer la troupe que des mesures seront prises à l’avenir contre de telles infractions et sanctionnées par tous les moyens à disposition42.»
LE GAZAGE DES FEMMES ET ENFANTS JUIFS AU CAMP DE CONCENTRATION DE SAJMISTE
Alors que l’exécution des Juifs de sexe masculin était en cours à l’automne 1941, le chef de l’administration Turner prit les premières mesures d’internement des femmes et des enfants juifs: «Recensement de tous les juifs de sexe masculin de Belgrade réalisé dans le camp. Préparatifs pour le ghetto juif de Belgrade terminés. Après la liquidation des Juifs de sexe masculin restants déjà ordonnée par le commandant pour la Serbie, le ghetto renfermera environ 10 000 femmes et enfants juifs43.»
L’initiative du processus d’extermination passait ainsi à nouveau de la Wehrmacht aux organes de la police et du SD. La Wehrmacht avait cependant légitimé l’internement des femmes et enfants juifs par des prétextes militaires absurdes. Le département de contre-espionnage 1c/AO à Thessalonique — que devait rejoindre aussi quelques mois plus tard Kurt Waldheim — justifia la déportation des femmes et des enfants au camp de concentration de Sajmiste près de Belgrade que «tous les Juifs et Tsiganes seront transférés. dans un camp de concentration près de Semlin. [...] Ils ont incontestablement servi d’agents de liaison aux révoltés44».
Au cours de l’hiver 1941-1942, 7 000 femmes, enfants et vieillards juifs — 500 hommes epargnés pour assurer le service d’ordre dans le camp — et 292 femmes et enfants roms furent internés dans le camp de concentration de Sajmiste. Leur sort était déjà scellé au moment de leur internement. Fin 1941 début 1942, le chef de l’administration militaire Turner, soutenu par le bureau du SD à Belgrade, avait demandé à Berlin la dernière nouveauté technique pour exterminer les Juifs: le camion à gaz45. Celui-ci arriva début mars à Belgrade et fut mis en service sans délai46.
Si la Wehrmacht bernait les victimes des exécutions quant à leur véritable destin en prétextant des missions de travail, le commandant du camp de concentration, l’Untersturmführer SS Herbert Andorfer, originaire de Linz, eut recours à une autre méthode pour éviter des soulèvements dans le camp. Il expliqua que les détenus devaient être transférés dans un meilleur camp et en afficha même le règlement fictif. Afin d’échapper aux conditions épouvantables régnant à Sajmiste, les détenus se portèrent volontaires en masse pour ce prétendu transfert. À partir du début mars 1942, deux camions arrivèrent le matin devant les portes du camp. L’un chargeait les «bagages de transfert», l’autre environ 50 à 80 femmes et enfants juifs47. Les camions prenaient ensuite la direction de Belgrade. Après avoir franchi le pont sur la Save à Belgrade, le camion de bagages tournait, alors que l’autre s’arrêtait pour un court instant. Les conducteurs, Wilhelm Götz et Erwin Meyer, descendaient et tournaient une manette permettant de diriger les gaz d’échappement dans l’intérieur du camion. Les victimes étaient alors gazées pendant le reste du trajet à travers Belgrade et jusqu’à Jaijnce, la destination finale, à une quinzaine de kilomètres au sud-est de la capitale. Un commando de détenus déchargeait les morts et les enterrait dans les fosses préalablement creusées. Jusqu’au début du mois de mai 1942, 7 500 détenus furent assassinés de cette façon. Le camion à gaz fut renvoyé à Berlin et, après une révision technique, expédié en Biélorussie, où il fut utilisé à Minsk pour gazer les Juifs.
ÉLEMENTS DE CONCLUSION
Après l’Estonie, la Serbie fut le deuxième pays sous domination nationale-socialiste à être «épuré des Juifs». Le processus d’extermination se déroula en quatre étapes enchaînées sans interruption. Tout d’abord, au printemps 1941, la judéité, la privation des droits, l’exclusion sociale et la spoliation furent définies, puis en été, au moment où débuta la lutte des partisans, l’extermination partielle des Juifs de sexe masculin par la police et les membres du SD s’enclencha. Après la prise en charge de la lutte contre les partisans par la Wehrmacht et l’installation du général Böhme, la Wehrmacht étendit le programme d’extermination à tous les Juifs de sexe masculin. Pendant que les massacres des hommes se poursuivaient, femmes et enfants furent internés dans le camp de concentration de Sajmiste, puis gazés au printemps 1942. Il est surprenant que le processus d’extermination ait pu se dérouler sans heurt. La coopération sans faille, concernant la «question juive», entre toutes les instances d’occupation — Wehrmacht, administration militaire, légation, police, groupe d’intervention — permit une «solution finale locale» d’une redoutable efficacité Le rôle central joué par la Wehrmacht y est évident: elle était impliquée dans toutes les étapes du processus d’extermination — au sens légal (printemps 1941), comme partenaire coopérant avec le SD et la police (été 1941), comme exécutant (automne 1941) ou pour la légitimation pseudo-militaire de l’internement des femmes et enfants juifs (hiver 1941-1942). La confusion raciale entre Juifs et communistes n’était pas le résultat d’un calcul tactique de l’état-major, mais correspondait aux convictions des troupes. Les rapports d’exécutions, les lettres de soldats et d’innombrables photographies personnelles montrent que les exécutions massives de Juifs, de Tsiganes et de communistes étaient vécues, aussi bien par les officiers qui commandaient que par les soldats qui obéissaient aux ordres, comme des success stories. Le début de la révolte des partisans permit à la représentation de l’ennemi, qui imprégnait déjà les consciences, de concorder avec la réalité et de se muer en actes d’extermination.
Texte traduit de l’allemand par François Pastre.
Notes.
1. Holm Sundhaussen, «Yougoslavie», in Wolfgang Benz, Dimension des Völkermords (Die Zahl der jüdische Opfer des Nationalsozialismus), Munich, 1991, p. 311.2. Walter Manoschek, «Serbien ist judenfrei!» Militarische Besatzungspolitik und Judenvernichtung in Serbien 1941-1942, Schriftenreihe des MGFA, vol. 38, Munich, 1993.
3. Sur la privation des droits économiques des Juifs serbes, cf. Karl-Heinz Schlarp. Wirtschaft und Besatzung in Serbien 1941-1944. Ein Beitrag zur nationalsozialisticher Wirtschaftspolitik in Südosteuropa, Stuttgart, 1986, p. 294-302.
4. Le destin ultérieur des Tsiganes en Serbie ne fut que partiellement parallèle à celui des Juifs. Ainsi, en juillet 1941, les Tsiganes sédentaires depuis 1830 furent épargnés par les mesures. les femmes et les enfants furent libérés des camps avant les opérations de gazage. La raison décisive de l’extermination partielle des Tziganes tenait à l’impossibilité de déterminer leur religion avec certitude. Les Tsiganes internés dans les «camps d’otages» de Belgrade et de Šabac à l’automne 1941 furent exécutés, tout comme les Juifs. En ce qui concerne l’extermination des Tsiganes en Yougoslavie, cf. Donald Kenrick, Grattan Puxon, Sinti und Roma die Vernichtung eines Volkes im NS-Staat, Göttingen 1981; Karola Fings, Kordula Lissner, Frank Sparings, «Einziges Land in dem Judenfrage und Zigeunerfrage gelöst.» Die Verfolgung der Roma im faschistisch besetzten Jugoslawien 1941-1945, Cologne,s.d.
5. C’est ainsi que, par exemple, quelques jours seulement après le début de l’Occupation, le commandant local de Großberetschek (Petrovgrad) avait ordonné le port de l’étoile jaune et l’internement des quelque 2 000 membres de la communauté juive dans un ghetto. Document des Procès des Nuremberg NOKW 1100 du 23 avril 1941.
6. Raul Hilberg, Die Vernichtung der europaischen Juden, vol. 2 , Francfort, 1991, p. 727.
7. PA-AA, ambassade de Belgrade, affaires juives, vol. 62/6, compte rendu d’un entretien au sujet des questions juives avec le commandant militaire en Serbie le 4 mai 1941.
8. Lettre du lieutenant Peter G., 24 mai 1941. BfZ. Stuttgart, fonds Sterz.
9. Archives fédérales Koblenz (BA-K), 70, Yougoslavie/33, réquisitoire contre le Dr Emmanuel Schäfer, commandant de la Sipo-SD à Belgrade, p. 19.
10. Archives fédérales, archives militaires (BA-MA) RW 40/79, ordre du 17 juillet 1941 concernant l’intervention de la police de sécurité et du SD.
11. BA-MA RW 4/v. 231, rapport de situation et d’activité du service de propagande, 26 mai-25 juin 1941.
12. BA-MA RW 4/v. 231, rapport de situation et d’activité du service de propagande, 26 juin· 25 juillet 1941.
13. BA-MA RW 40/5. 11 août 1941.
14. BA-MA RW 40/5, KTB la, message du chef de l’OKW au commandant militaire en Serbie, 9 août 1941.
15. BA-MA RW 40/5, rapport de situation de l’état-major administratif pour la période du 21 août au 31 aout 1941.
16. BA-MA RW 40/187, 5e rapport de situation de l’état-major administratif au commandant militaire en Serbie du 6 octobre 1941.
17. Instruction du Führer no 31a du 16 septembre 1941, citée d’après Walter Hubatsch, Hitlers Weisungen für die Kriegführung 1939-1945, documents du commandemrnt suprême de la Wehrmacht, Munich, 1965.
18. BA-MA RH 26-104/14, chef du OKW Keitel, 16 septembre 1941.
19. BA-MA RW 40/187, rapport de situation de l’état-major administratif au commandant militaire en Serbie du 6 octobre 1941.
20. Dans les 717e et 718e DI, les Autrichiens étaient majoritaires tant parmi les soldats que parrni les officiers (cf. BA-MA RH 26-117/3 et RH 26-718/3). De plus, 4 des 6 bataillons de tireurs chargés de la sécurité et de la surveillance avaient été formés en Autriche (cf. Georg Tessin, Verbände und Truppen der deutschen Wehrmacht und Waffen-SS im Zweiten Weltkrieg 1939-1945, vol. 13, Osnabrück, 1976, p.127-133).
21. BA-K All. Proz. 6 (procès Eichmann), acte d’accusation no 1434, procès-verbal d’audition de Hans Helm devant le procureur militaire de l’armée yougoslave, 8 septembre 1946.
22. BA-MA RH 24-18/87, ordre de Böhme à la 342e DI pour l’épuration du Save-Bogen, 22 septembre 1941.
23. BA-MA RH 24-18/87, ordre du jour de Böhme du 25 septembre 1941.
24. Document NOKW no 892, rapport de Turner à Böhme, 21 septembre 1941.
25. PA-AA Inland IIg, télégrammes échangés entre l’ambassade de Belgrade et le ministère des Affaires étrangères à Berlin en septembre 1941.
26. Document NOKW no 802, instructions de Turner à tous les bureaux de Feld-commandants et de commandants de circonscription, 26 octobre 1941.
27. PA-AA Inland IIg, télégramme de Benzler a Ribbentrop, 28 septembre 1941.
28. PA-AA Inland IIg, télégramme dc von Vesentnayer et Benzler au ministère des Affaires étrangères, 10 septembre 1941.
29. PA-AA Inland IIg, télégramme de Benzler au ministère des Affaires étrangères. 12 septembre 1941.
30. Dans un télégramme personnel à Ribbentrop, Benzler mit en avant cet argument pour se justifier: «De plus, le général Böhme et les commandants militaires m’ont à nouveau demandé avec la plus grande insistance d’obtenir, en leur nom également, l’expulsion des Juifs dans les délais les plus brefs possibles. Il s’agit en premier lieu de 8 000 Juifs de sexe masculin, dont l’hébergement dans des camps appropriés est impossible, ces derniers devant être utilisés pour héberger 20 000 Serbes des régions révoltées.» (PA-AA Inland IIg, télégramme de Bcnzler à Ribbentrop, 28 septembre 1941.)
31. BA-MA RH 24-18/213, ordre téléphonique de Böhme au Quartiermeisterabteilung du 4 octobre 1941.
32. Ibid.
33. Raul Hilberg op. cit., p. 31
34. Sur le sort du «transport de Kladovo», cf. Gabriele Anderl, Walter Manoschek, Gescheiterte Flucht. Der jüdische «Kladovo-Transport» auf dem Weg nach Palästina 1939-1942, Wien, 1993.
35. BA-MA RH 26-104/14, ordre de Böhme, 10 octobre 1941.
36. Document NO no 3402, Ereignismeldung (EM) no 120, 21 octobre 1941.
37. PA-AA Inland IIg, compte rendu de Rademacher du 7 novembre 1941 sur à Belgrade.
38. ZStL 503 AR-Z/1966, procédure d’enquête contre Walter L., témoignage de Franz H., 11 mai 1965.
39. BA-MA RH 26-104/15, rapport d’activité de la 704e DI.
40. Landgericht Constance, AR 146/63, interrogatoire de Hans-Dieter W.
41. BA-MA RH 24-18/213.
42. BA-MA RH 24-18/231, ordre du chef d’état-major Pemsel du 25 novembre 1941. En dépit de cet ordre, des rapports privés sur les faits de guerre continuaient d’être faits. En décembre 1941, Pemsel réitéra l’interdiction de photographier et réclama la confiscation des photos existantes ainsi que des négatifs (BA-MA RH 26-104/52, ordre du 15 décembre 1941).
43. Document NO no 3404, lettre de Turner du 20 octobre 1941.
44. Document NOKW no 1150, remarques à l’occasion du voyage de l’adjoint du commandant en chef a Belgrade du 5 décembre 1941.
45. Depuis le mois de décembre 1941, six camions à gaz en tout étaient utilisés à Riga. Chelmno et Poltawa en complément des pelotons d’exécution des groupes d’intervention.
46. Sur le déroulement des opérations de gazage avec les camions, cf. Christopher R. Browning. «The Final Solution in Serbia. The Semlin Judenlager — A Case Study», Yad Vashem Studies, no 15, 1983, p. 55-90 {traduction française en ligne sur PHDN}; Menachem Shlelach, «Salmiste — An Extermination Camp in Serbia», Holocaust and Genocide Studies, no 2, 1987, p. 243-260 {traduction française en ligne sur PHDN}; Walter Manoschek, op. cit., p. 169-184.
47. Les femmes et enfants roms avaient été libérés du camp de concentration juste avant l’arrivée du camion à gaz, si bien que seules les victimes juives furent gazées.