Liaisons romaines
(le négationnisme en italie)
Guido Caldiron
Négationnistes: les chiffonniers de l’histoire, éd Syllepse/Golias, 1997
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En Italie, plus que dans tout autre pays européen, l’agression négationniste est devenue incontournable dans la bataille politique quotidienne. Il suffit de se souvenir que le gouvernement italien, en 1994, était dirigé par une coalition dont faisait partie l’Alliance nationale, parti héritier du Mouvement social italien (MSI), fondé dans l’immédiat après-guerre par des responsables du régime fasciste de la république pro-nazie de Salo. Le président du Conseil, Berlusconi, se permit de souligner les «aspects positifs» du fascisme italien. L’ombre du fascisme n’a donc pas disparu en Italie. Le passé revient sans cesse à la charge, se modifiant ou se pliant aux intérêts de la droite et ce de la manière la plus inattendue. Ces dernières années, les attaques portées contre la mémoire de la résistance, avec la complaisance d’une certaine gauche soucieuse de se faire une nouvelle parure, se sont multipliées. Malgré la banalisation du «débat» sur le passé, les phénomènes du révisionnisme et du négationnisme, en dehors des cercles néofascistes, ont tardé à influer sur l’opinion publique. Plus qu’à de «grandes thèses», le «révisionnisme italien» a eu recours à la polémique médiatique ou à des lieux communs tels que les «gli italiani brave gente» («les Italiens sont de braves gens», jamais responsables, prêts à oublier rapidement). Des universitaires se sont fait remarquer dans cette entreprise comme le professeur romain Renzo De Felice, récemment disparu, auquel nous devons les ouvrages les plus significatifs. De fait, la Shoah et la réalité des chambres à gaz n’ont jamais été un objet en soi de discussion — parce que considérées comme extérieures au fascisme italien. Ce sont d’abord «un relativisme» des responsabilités du régime mussolinien dans la conduite de la guerre et une tentative de mettre en lumière les aspects «positifs» de la dictature qui ont été mis en avant. Dans son dernier ouvrage Rosso e nero1, le plus à droite de toute sa production de ces trente dernières années, De Felice a adapté la thèse de Nolte sur le bolchevisme et le national-socialisme; il présente le fascisme et plus encore la république de Salo comme une sorte de réaction de défense contre le danger communiste qui se préparait à l’Est, soutenu par ses alliés de la résistance et les partisans antifascistes. Plus habituel est le «révisionnisme quotidien» utilisé par une certaine presse écrite et audiovisuelle pour commenter n’importe quel événement. Ainsi dans Il Giornale, ancien quotidien conservateur passé entre les mains de la famille Berlusconi, Mario Cetvi, journaliste et auteur de livres sur la Seconde Guerre mondiale, considère, lors du procès d’Erich Priebke, responsable de la tuerie des Fosses Ardéatines, que l’ancien nazi avait en réalité seulement obéi à des ordres et que les événements de ce genre appartiennent «au visage obscur et brutal de la guerre et non aux salles des tribunaux»2.
L’attention portée par l’extrême droite italienne au passé n’est pas nouvelle. De nombreuses revues, Il Borghese dans les années cinquante et il Candido dans les années soixante, ont analysé les événements historiques du point de vue des nostalgiques du régime. En ce qui concerne le négationnisme, les livres de Rassinier seront édités dès les années soixante chez des éditeurs proches du MSI (La Menzogna di Ulisse, Le Rune, Milano 1966 et Il dramma degli ebrei europei, Edizioni Europa, Roma, 1967). Ce fut surtout, comme le note l’historien Alfonso M. Nola3, l’œuvre de la «section idéologique» du parti, réunie autour du Centro Studi Ordine Nuovo, dirigé par Pino Rauti4 que d’impulser l’édition et la diffusion de textes révisionnistes et antisémites. Outre les livres de Rassinier, on pouvait trouver, au début des années soixante-dix, dans le catalogue d’Edizione Europa, géré par Ordine Nuovo, le Mein Kampf d’Adolf Hitler, Les Protocoles des sages de Sion, Le Juif international d’Henry Ford5 et les textes de Julius Evola.
C’est en effet d’abord en référence à l’idéologie du «racisme spirituel» d’Evola que se forme toute la jeunesse néo-fasciste de l’époque. La cellule noire de Padoue dirigée par Franco Freda et Giovanni Ventura — et liée à la tuerie de la Banca nazionale dell’Agricoltura du 12 décembre 1969, début de la «stratégie de tension» — publie dans ses Edizioni di Ar des textes de référence du philosophe pro-nazi Evola, de Cordreanu6, de Goebbels et d’Abel Bonnard7. Nous retrouverons à nouveau le nom de Freda, personnage clef dans les années soixante et soixante-dix, dans une tentative «d’infiltration» de l’extrême gauche et l’apparition de ce que la presse appela les «nazi-maoïstes». Ces tentatives se concrétisèrent notamment par l’entrée, au nom de l’antisionisme, de militants d’extrême droite dans des comités de soutien à la cause palestinienne. Mais toutes ces tentatives, qui réapparaîtront au début des années quatre-vingt avec Terza Posizione (Troisième Voie), n’aboutiront pas, contrairement à ce qui se passera au cours des décennies suivantes pour les thèses négationnistes.
Le premier signe, bien que limité, de l’apparition de ces thèses, sera, en 1979, la publication dans Storia Illustrata, mensuel italien à grand tirage, d’une série d’articles de Robert Faurisson, traduits ensuite en France par La Vieille Taupe. La question «révisionniste» trouve alors une nouvelle visibilité et sa prise en considération par l’extrême droite évolue. Les années quatre-vingt, qui préparent les exploits médiatiques et électoraux d’aujourd’hui, représentent également une phase de laboratoire idéologique pour toutes les mouvances du fascisme italien. D’un côté, le projet d’une «nouvelle droite» italienne, culturelle et d’importation française, prend forme, de l’autre, les groupes militants, à l’intérieur, en marge, ou en dehors du MSI, commencent à développer un discours plus agressif sur l’immigration et deviennent plus attentifs à la réalité sociale nouvelle. D’une certaine manière l’extrême droite commence à sortir de son isolement et, pour partie, choisit le révisionnisme comme terrain de chasse privilégié. En 1984, est fondée la revue Orion de la rencontre d’anciens militants des noyaux durs de l’extrême droite italienne des années soixante-dix. C’est autour de cette revue que des moyens sont mis en œuvre pour la traduction et la diffusion des thèses négationnistes. La revue mensuelle Synergie européenne développe, de son côté, un travail de réorganisation du patrimoine du néofascisme italien en faisant référence à «l’opposition au mondialisme» et au négationnisme. Autre revue, née en 1984, et toujours publiée à ce jour, Avanguardia, éditée en Sicile, constitue un lieu d’expression de la composante jeune de la tendance Pino Rauti. La première monographie consacrée au négationnisme date de 1988, même si on ne compte plus, dans les numéros précédents, les contributions publiées qui sont des apologies ouvertes du national-socialisme et de sa guerre contre «le péril juif». Le principal représentant de cette revue, Maurizio Lattanzio, disciple de Freda, a été également collaborateur de La Revue d’histoire non conformiste8 publiée à Paris autour d’Ogmios. Autre canal de diffusion des thèses négationnistes: la revue trimestrielle milanaise, animée depuis 1980 par d’anciens et actuels militants de l’Alliance nationale, L’Uomo libero (L’Homme libre). Enfin, signalons Sentinella d’Italia, petit journal réalisé à Monfalcone (Trieste) dans lequel sont publiés de nombreux articles négationnistes. Au cours des années quatre-vingt, les catalogues des éditeurs néofascistes commencent à se remplir de titres, presque tous d’origine étrangère. A Parme, les Edizioni all’insegna del Veltro sont dirigées par Claudio Mutti, ancien militant du groupe de Freda. Son passé trouble est lié aux tueries fascistes. Aujourd’hui, converti à l’Islam, il publie, dans la collection nommée «La Sfinge», les textes de J.-P. Bermont (pseudonyme de Rassinier), T. Christophersen, D. Felderer et de Carlo Mattogno, le premier négationniste italien. Celui-ci est l’auteur d’une dizaine d’opuscules chez «La Sfinge». Il écrit dans la Sentinella D’Italia, est l’auteur de La soluzionne finale problemi e polemiche publié aux éditions Edizioni di Ar (1991) et signe plusieurs articles dans Il Candido et Orion, manifestant une volonté certaine de «hisser» le négationnisme italien à la hauteur de ses homologues étrangers. Il publiera dans Les Annales d’histoire révisionniste9 et participera, en Californie, en 1989, au congrès annuel de l’Institute for Historical Review. Ce personnage ne reprend pas seulement à son compte les thèses développées ailleurs, mais tente d’appliquer à l’Italie «la méthode» négationniste comme par exemple sur la Risiera di San Saba, un camp crée par les nazis et les fascistes à Trieste. En 1989, lors du Salon du livre de Turin, Giuliana Tedeschi, auteur d’un livre sur sa déportation à Auschwitz, découvre, effarée, un stand où s’étalent de nombreux ouvrages négationnistes et où figure celui de Carlo Mattogno. Ce scandale provoquera un appel d’intellectuels contre le négationnisme10 et de nombreux articles dans la presse.
Pour les néo-nazis, l’enjeu devient important. Ils ont trouvé le moyen d’occuper la une des journaux et cherchent à aller plus loin. Le 26 octobre 1991 le Movimento Politico di Roma (organisation néo-nazie fondée à la fin des années quatre-vingt par des anciens du MSI et d’Avanguardia Nazionale) et la Base Autonoma (organisation réunissant des skinheads d’extrême droite, des militants du syndicat fasciste CISNAL, des rédacteurs des revues Avanguardia et L’Uomo libero), ont organisé une rencontre européenne des groupes néo-fascistes, sur le thème «La jeunesse d’Europe». Mais c’est le négation-nisme qui constitue le plat du jour de cette rencontre. Celle-ci sera suivie, le 13 juin 1992, d’une autre réunion à laquelle doit participer l’historien négationniste David Irving. Pourtant le jour dit, Irving ne sera pas présent. Il est arrêté à l’aéroport de Rome et renvoyé en Angleterre comme persona non grata. De nouveau les médias s’emparent de cette affaire et la question révisionniste fait la une des journaux. Moment particulier, où les leaders néo-nazis sont portés devant les caméras de télévision. L’année suivante, en 1993, le parlement approuve un décret qui, à l’instar de la loi Gayssot, punit le racisme et toute apologie du génocide et dissout ce mouvement et ses organisations parallèles dans toute la péninsule. Bien qu’entravés par la loi, le négationnisme et le révisionnisme n’ont pas pour autant disparu dans les publications de l’extrême droite. Le style a pu changer mais non la substance. De plus «le débat révisionniste» contamine la droite nationale institutionnelle. Il Settimanale, hebdomadaire qui avait accompagné la naissance de l’Alliance nationale de Gianfranco Fini et la nouvelle revue Area, expression de la soi-disant «droite sociale», n’ont cessé de faire référence au révisionnisme. Même discours pour Pagine libre, revue culturelle du syndicat CISNAL, né avec le MSI, aujourd’hui devenu Alliance nationale, et pour la production de la «nouvelle droite» liée à de Benoist et représentée essentiellement par les revues Trasgressioni, Diaroma Letterario et Futuro Presente. Pour preuve de l’attention que l’extrême droite porte au révisionnisme, on peut citer les publications Storia e Venta et le mensuel Storia del XX secolo (publié a Milan avec la contribution notamment de rédacteurs d’ Orion), véritable tentative de la droite radicale de faire des revues d’histoire destinées au grand public.
Mais avant même que le négationnisme ne devienne un point de référence de l’ultra-droite italienne, c’est par une petite fraction de «gauche» que certaines de ces thèses ont été promues. Au début des années quatre-vingt, L’Internazionalista, petite revue à parution irrégulière, dix numéros en six années, imprimée à Milan par le Gruppo comunista intemazionalista, de tendance bordiguiste, consacre un article de treize pages à «Il caso Rassinier». Dans ce texte, signé par Cesare Saletta, un nom que nous retrouverons, il est reconnu que les livres de Rassinier sont édités par l’extrême droite qui a tout intérêt à nier la Shoah. Mais ceux-ci, ajoute Saletta, ont un intérêt certain pour la gauche révolutionnaire. Reprenant le texte «De l’exploitation dans les camps à l’exploitation des camps», publié en 1979 par La Guerre sociale, Saletta explique que «l’intérêt des œuvres de Rassinier […] est dans ce qu’elles permettent une conception matérialiste de la vie et donc aussi de la mort dans les camps». Pour L’Internazionalista, d’un coté réduire l’ampleur des crimes du nazisme signifie démontrer que, pendant la Deuxième Guerre mondiale, l’affrontement a eu lieu entre deux visages de l’impérialisme et non pas entre «civilisation et barbarie» comme l’ont fait croire les vainqueurs du conflit et que, de l’autre coté, et c’est l’aspect le plus intéressant pour les rédacteurs de la revue, revoir l’histoire «officielle» de la Shoah est décisif pour affronter le sionisme, la question de l’édification de l’Etat d’Israël et de sa répression du peuple palestinien. Pour le groupe de Milan, reprendre les thèses du négationnisme est utile pour développer une critique radicale de l’historiographie démocratique et bourgeoise, mais également de la gauche. En conclusion de l’article, il est fait référence au travail de La Vieille Taupe. Un post-scriptum consacré à la publication en France du Mémoire en défense de Robert Faurisson, cite des prises de position dans la presse française et d’organisations comme la LICRA contre le révisionniste français, et conclut ainsi: «A quand une initiative pour éliminer des bibliothèques La Question juive de Karl Marx?» Il Caso Rassinier sera également diffusé en brochure par l’équipe de L’Internazionalista qui reviendra sur ce sujet dans un autre numéro de la revue qui porte la date de décembre 1981-mars 1982. Cette fois le titre choisi de l’article est «Notes rasinniériennes» (avec un appendice sur la «persécution» judiciaire contre Faurisson). Le ton de l’article reste identique au précédent, mais se veut encore plus explicite sur l’utilité du travail de Rassinier pour «l’armement historique et politique de la gauche révolutionnaire». Tout au long de l’article, signé seulement par un «S», qui doit être de Saletta, on revient sur les positions politiques de Rassinier, y compris sur l’édition de ses ouvrages par les néo-nazis, pour conclure sur «la nécessité d’opérer une séparation entre la manifestation première de la subjectivité de l’auteur et son œuvre critique». Encore une fois, il est fait référence à La Guerre sociale et aux condamnations par les tribunaux de Faurisson qui «entendent frapper une opinion considérée comme dérangeante et dangereuse». Le numéro suivant de la revue (septembre-décembre 1982) accueille un article qui porte pour titre «Israël, le sionisme et les Juifs». L’invasion israélienne du Liban avec l’opération «Paix en Galilée», et en Italie les réactions à la visite d’Arafat, l’attentat contre la synagogue de Rome et enfin le dépôt devant cette même synagogue d’un cercueil pendant une manifestation syndicale où on avait pu entendre crier «Les Juifs au four» inspirent à Saletta de nombreuses réflexions qui reprennent des écrits de Pierre Guillaume. Le rédacteur de L’Internazionalista explique que la confusion entre le fait juif et israélien et l’antisémitisme mêlé d’antisionisme, sont à l’origine de comportements peu clairs de la part de la Diaspora. En effet, souligne-t-il, il existe des comportements de séparatisme des Juifs non israéliens dans les pays où ils vivent («des comportements de minorité nationale») et c’est précisément ces comportements qui sont la cause du retour et de la diffusion de l’antisémitisme. Ces comportements s’appuient sur «la transformation du nazisme en mal absolu» tout en limitant la capacité de critique historique. Saletta soutient ainsi que:
«La vraie différence entre l’épisode de Deir Yassin, trente-quatre aimées avant Sabra et Chatila, et ceux qui ont donné une triste notoriété aux noms de Marzabetto, d’Oradour et de Lidice, est dans la circonstance de ce premier événement qui, beaucoup plus que les autres, a eu une réelle efficacité du point de vue de ses objectifs (ici le cas du dépeuplement de la terre palestinienne)».
Dans les mêmes pages, on informe également les lecteurs qu’au domicile d’un certain Andréa Chersi est disponible une brochure sur Le cas Faurisson. Nous retrouverons l’équipe de L’Internazionalista au début des années quatre-vingt à l’origine d’une petite maison d’édition, Graphos, située à Gênes. A côté des écrits de Bordiga, et de nombreux titres consacrés à l’histoire du stalinisme, de l’opposition au PCI dans la résistance, la crise de l’URSS, mais aussi des romans, textes sur la musique, le catalogue de cet éditeur, qui compte une cinquantaine de titres, propose également des ouvrages révisionnistes. On y trouve la réédition du livre de Rassinier La menzogna di Ulisse (1995), un ouvrage de Cesare Saletta intitulé Per il revisionismo storico contro Vidal-Naquet qui comporte une contribution de Robert Faurisson, l’édition italienne de Dallo sfruffamento nei lager allo sfruffamento dei lager (una messa a punto mancista sulla questione del revisionismo storico) et un texte de Pierre Guillaume: Jean-Claude Pressac, preteso demolitore del revisionismo olocaustico, qui porte comme sous-titre «De la misère intellectuelle en milieu universitaire et particulièrement dans la corporation des historiens». Cet ouvrage se veut une «étude historique des thèses de Pressac sur les chambres à gaz». Le livre de Roger Garaudy. Il Miti fonda ton della politica israeliana a lui aussi été édité par Graphos. Si toutes ces éditions sont passées inaperçues à gauche, elles ont suscité une attention certaine à l’extrême droite. En août 1994, Orion consacre un texte aux écrits de Saletta et publie un entretien avec Corrado Basile, un des animateurs de Graphos. Dans l’entretien, il est fait plusieurs fois référence aux activités de La Vieille Taupe et à la nécessité de développer un débat révisionniste italien sur la Shoah «d’un point de vue de la gauche révolutionnaire». Orion considèrera comme «un livre rare» celui de Saletta. Le rédacteur de la revue fasciste conclut:
«[Ce livre] peut être utile surtout à la confrontation entre les différentes composantes de l’éclairage antagoniste, tout en considérant positive la capacité avec laquelle l’auteur (Saletta) enterre de vieux tabous comme d’autres l’ont déjà fait sur le versant opposé.»
Le texte, où Saletta attaque Vidal-Naquet, n’est pas le seul à avoir attiré l’attention d’ Orion, qui dans son numéro de mai 1985, titré en français «Le rouge et le noir» revient sur la publication de Dallo sfruffamento nei lager allo sfruffamento dei lager et les notes d’introduction à l’édition italienne, écrites par Cesare Saletta et Gilberto Loforno qui parlent de «légende de l’extermination». Orion reviendra encore sur les activités de Graphos en mai 1996 avec une première publicité donnée à la traduction du livre de Roger Garaudy et, un mois plus tard, un compte rendu rappelle la ligne la maison d’édition génoise qui s’appuie sur les équivalences, dites par Bordiga, des impérialismes en lutte durant la Seconde Guerre mondiale. Une autre revue de l’ultra-droite italienne, Avanguardia, consacrera en juillet 1996, entre un article dédié à Pol Pot et un autre à l’économie national-socialiste, croix celtique et images du Troisième Reich en illustration, un large espace à la brochure Dallo sfruffamento nei lager allo sfruffamento dei lager, de La Guerre sociale. La brochure est fortement appréciée car «elle affronte politiquement le problème du mensonge holocaustique» et non en référence «aux aspects techniques» de l’événement. Le travail de Saletta et de l’équipe de Graphos ainsi que l’effort de traduction sont salués comme une aide précieuse parce que provenant de l’ultra-gauche, ce qui pour la mouvance du néo-nazisme est fondamental dans sa recherche de réintroduire la «question juive» dans le débat politique actuel.
Malgré l’évidence du sens de ces positions, il y eut, à gauche, quelques disponibilités pour les reprendre en compte. C’est en décembre 1992, que des textes révisionnistes apparaissent dans le réseau European Counter Network, réseau informatique reliant entre eux plusieurs centres sociaux autogérés, une partie de l’auto-organisation syndicale et de ce qui reste des mouvements autonomes de ces dernières décennies.
A l’origine de cette dissémination, un groupe bordiguiste de Bologne, Transmaniacon, utilisateur du réseau, et faisant partie de la mouvance du Centre social de la ville, et des animateurs de la radio «autonome» locale nommée «Radio K centrale». Une fois de plus la critique de l’antifascisme est reprise: «La victoire de l’antifascisme — après la guerre — a correspondu à la trahison de classe du mouvement prolétarien qui devient ainsi fonctionnel pour le capital» et la revendication pour les révolutionnaires de la méthode et de la pratique du révisionnisme sont affirmés. La référence à La Vieille Taupe est suivie par celle de l’ouvrage de Rassinier, «un libertaire resté toujours fidèle jusqu’à la mort à ses idéaux en collaborant à des ouvrages libertaires et pacifistes». Le premier article qui apparaît, signé Lalo «provocateur et pacifiste» et intitulé «La provocation révisionniste», plaide pour la défense de Faurisson et Rassinier et la critique de l’antifascisme, centres «de la tentative de reconstruction d’un mouvement révolutionnaire de classe aujourd’hui presque disparu». Cet article recommande la lecture de Adorno, Bordiga et Karl Heinz Roth, Rassinier, Faurisson, Serge Thion et les documents produits par L’Internazionalista. L’alimentation du réseau par Transmaniacon continuera notamment par l’article «Il caso Rassinier» publié dans la revue bordiguiste une dizaine d’années auparavant et Le cas Faurisson, fameuse brochure citée par la même revue en 1982. Suivent «Certaines réflexions élémentaires sur le droit à la liberté d’expression» de Noam Chomsky, daté de 1980, la lettre adressée en 1960 par Martin Broszat de l’Institut d’histoire contemporaine de Munich à l’hebdomadaire Die Zeit, au titre explicite: «Aucun gazage à Dachau», l’article de Faurisson «Le problème des chambres à gaz» dans sa version publiée par Le Monde en décembre 1978 et celle publiée en juin de la même année par Défense de l’Occident. La «documentation» de Transmaniacon se compose ensuite d’une lettre au quotidien Le Monde de Faurisson intitulée «Une preuve, une seule preuve» et de deux écrits de Serge Thion Vérité historique ou vérité politique? d’octobre 1979 et de «De la nécessité du cas Faurisson» en novembre de la même année. Enfin les usagers du réseau informatique auront accès à un extrait de Droit et histoire de Pierre Guillaume éditée par La Veille Taupe en 1985 et des prises de position de Noam Chomsky sur Faurisson. Naturellement, l’activité du groupe de Bologne sur le réseau ne sera pas approuvée par tous. Des voix s’élèvent pour s’y opposer. Sous la signature «Un groupe de camarades du Piémont», une réponse précise à Lalo et au Transmaniacon apparaît. La réponse de Lalo qui date de février-avril 1993 reprend l’argumentation des documents cités et prend la défense de La Vieille Taupe et de Guillaume «qui continuent encore une inlassable activité de révolutionnaires» et de citer les «découvertes» du révisionnisme international: du rapport «Leuchter» aux «thèses» de Faurisson sur le Journal d’Anne Frank. Dans les documents recommandés on retrouve deux références de la production néo-nazie d’aujourd’hui The Hoax of the XXth Century de l’américain A.R. Butz et la revue The Journal of Historical Review. Ce débat n’aura pas de conclusion sur le réseau informatique. Seul le groupe de Milan produira en février 1994 un dossier sur cette incursion révisionniste11. Mais nombreux sont les usagers du réseau qui en retireront la désagréable sensation d’avoir été confrontés à une réelle «provocation révisionniste».
Il faut préciser que l’extrême gauche n’est pas seule a avoir vécu ces «liaisons dangereuses». La dernière partie de ce bref état des lieux commence en mars 1995 avec la publication dans le quotidien Il Manifesto12 d’un appel pour «la liberté de la recherche historique» signé d’une vingtaine d’historiens, presque tous de gauche, mais avec la notable exception de Franco Cardini connu pour ses positions d’extrême droite. L’appel exprime une préoccupation contre «la tendance en Europe à résoudre les débats historiques dans les salles de tribunaux» et fait explicitement référence au cas du négationniste allemand Jurgen Graf qui, l’année précédente, avait vu son livre interdit par le ministère de l’intérieur français. Dans la même page du quotidien où est publié l’appel, Rossana Rossanda, directrice du journal, qui avait été sollicitée pour signer l’appel, publie un article intitulé «La vérité historique»:
«Il y a une vérité des faits qui est gravée dans l’être et inscrite dans la vie de millions d’hommes qui ont souffert dans leur chair; le nier ne relève pas du “doute” méthodique mais de la provocation.»
Une autre personnalité de gauche sollicitée s’indignera du contenu de l’appel dans les colonnes du Corriere della Sera13. Mais une semaine plus tard, le 10 mars, un des signataires de l’appel, qui en fut certainement l’inspirateur, Claudio Moffa, spécialiste de l’histoire africaine et proche du Parti communiste italien, cherchera de nouveau la confrontation avec Rossana Rossanda. Cette fois les arguments ne portent plus sur la «liberté d’opinion». Il conteste le caractère selon lui «sacré» que l’Holocauste a acquis et «l’unicité» de cette horreur qui empêche de voir les autres génocides du passé et du présent. L’aveuglement de la gauche provient selon lui d’une vision «militante» qui considère encore le sionisme en tant qu’allié privilégié du mouvement communiste comme à l’époque de la reconnaissance de l’Etat d’Israël par l’Union soviétique. La réponse de la fondatrice du quotidien communiste sera encore plus déterminée14: «Passo e chiudo» (Non et c’est tout!). Elle accuse Moffa d’avoir choisi le camp de «la droite fascisante» et ajoute: «Nous ne sommes pas des interlocuteurs. Entre nous il n’y a pas la censure, il y a la guerre». Le 17 mars, l’affaire revient dans les colonnes d’Il Manifesto. Un autre signataire de l’appel prend la parole. Il s’agit de Domenico Losurdo, historien philosophe, proche du parti Refondation communiste. Il dénonce ce qu’il appelle «l’asymétrie de l’historiographie occidentale qui considère l’antisémitisme comme le seul racisme» sans prendre en compte les autres exterminations comme celles dont ont été victimes les Peaux-Rouges et les esclaves noirs. Rossanda réplique de nouveau à cette argumentation et l’affaire se termine ici, du moins pour il Manifesto. Moffa qui continue à défendre ses positions se voit refuser les colonnes de Liberazione, quotidien de Refondation communiste et les antennes des radios de gauche de la capitale. La Stampa publiera ensuite quelques articles sur la polémique15. Moffa en sera réduit à publier, en 1995, dans le numéro trois de sa petite revue, La Lente di Marx (La Loupe de Marx), une série d’articles reprenant toute son argumentation. Il y publiera notamment un ancien article, déjà paru en 1994, qui avait attiré l’attention de la presse quotidienne et intitulé «Les Juifs, ces braves gens». L’analogie entre nazisme et sionisme parcourt ces articles où Moffa donne une grande place au discours prononcé par le rabbin Zevi Perez Chajes en 1918, à Vienne, comme exemple d’exaltation apologétique de «l’impérialisme juif». Selon le directeur de La Lente di Marx, «Goebbels n’aurait pas mieux dit» et de conclure que «c’est à partir des idées répandues dans les communautés juives d’Autriche et d’Allemagne qu’il faut repenser le pourquoi de la tragédie du nazisme et des crimes d’Hitler». Il propose «d’enquêter sur les rapports entretenus, certainement pas faciles, entre un certain racisme juif et un certain racisme allemand dans les villes et pays de l’époque beaucoup plus multi-ethniques et multi-culturels qu’aujourd’hui». Tout en le critiquant, Moffa utilise la méthode de Nolte, pour qui les crimes nazis sont une réponse au stalinisme, en substituant à ce dernier «l’impérialisme juif» des sionistes. Le débat se conclura en 1995 avec la publication milanaise Marxismo Oggi consacrée au négationnisme en France et en Allemagne, au rapport entre droite extrême et négationnisme en Italie16. On retrouve dans ce numéro Domenico Losurdo, un des directeurs de la publication qui commet un article intitulé «Antijudaisme, antisémitisme et judéocentrisme» reprenant toutes ses interventions dans la polémique des mois passés et se concentre dans sa dénonciation de «l’asymétrie judéocentrique que caractérise — selon lui — à gauche, l’antiracisme d’aujourd’hui», obstacle à la construction de la critique radicale de l’Occident. La contribution de Claudio Moffa, quant à lui, porte pour titre: «Sionisme: contre la pensée unique de la gauche. Laïcisme, marxisme et bonne foi autour d’une polémique inhabituelle pour la gauche». Les réactions à ses positions, explique Muffa, sont dues à «un extrémisme nationaliste et de pensée religieuse» qui a gagné la gauche pendant et après la crise du Parti communiste durant ces dernières décennies. D’une certaine manière, c’est l’acceptation de «la théologie de l’Holocauste» et non la clarification des rapports entre sionisme et communisme qui a conduit la pensée de gauche vers ce que Muffa définit comme un «intolérable fascisme mental», naturellement en rapport avec la fermeté opposée au révisionnisme. A la fin du numéro, Alberto Burgio, chercheur, responsable de diverses revues de gauche et pacifistes, reprenant les éléments de la polémique ouverte par la publication de l’appel évoqué plus haut, lance la proposition d’«un nouveau révisionnisme historique» pour la gauche. Tout en dénonçant les thèses de Muffa et «la pornographie négationniste», il signale que seule «la désacralisation» de l’histoire peut rendre vraiment justice de tous les aspects du débat.
Ce «socialisme des imbéciles», selon la formule d’August Bebel, organise la trajectoire du négationnisme italien de «gauche». L’idée que «la méthode révisionniste» est l’outil le plus précieux de l’arsenal idéologique pour le futur constitue une véritable obsession dans cette mouvance, certes minoritaire, mais extrêmement déterminée. Ainsi, et à titre de conclusion, nous citerons les thèses développées dans Revisionismo e revisionismi, récemment paru17. Ce petit volume d’une centaine de pages, qui devait être préparatoire à une rencontre prévue début mars 1996 et qui ne s’est pas tenue, réunit quelques signatures symboliques. Celle de Ernst Nolte qui expose ses thèses sur le totalitarisme, traduites en italien par le militant d’extrême droite Francesco Coppellotti18, et qui définit la «question allemande» comme «clef de voûte du révisionnisme». Celle également de Saletta avec ses éléments d’histoire «du révisionnisme français» et de La Vieille Taupe. Mais également, celle de Francesco Berardi, dit «Biffo», un des leaders du mouvement de contestation radicale autonome de la fin des années soixante-dix ou celle de Romolo Gobbi, ancien de l’équipe d’animation de deux des plus prestigieuses revues de la nouvelle gauche des années soixante et soixante-dix, Quaderni Rossi et Classe Operaia. Pour Biffo, il y a là l’occasion d’une «réflexion sur le futur du totalitarisme». Il interprète le révisionnisme comme une nouvelle méthode d’analyse des cultures et des idées afin de mieux comprendre le défi de l’avenir. De son côté, Gobbi, avait déjà pris position19. Après avoir démantelé, selon lui, «le mythe» de la victoire des antifascistes sur le nazisme, de l’élan populaire et de classe de cette libération, Gobbi reprend a son compte les arguments typiques des négationnistes:
«L’œuvre de démonisation des mass media apparaît clairement si on réduit tout aux chiffres de l’Holocauste. Mais c’est exactement la violence de la réaction qui nous a démontré que le révisionnisme ouvre une possibilité de critique radicale des fondements culturels de notre temps, à partir de fausses certitudes édifiées par l’historiographie.»
Le cercle est donc carré. La construction d’une nouvelle critique ne peut s’appuyer pour tous ces gens de «gauche» que sur la thèse préférée de la droite radicale. Il faut détruire une vieille certitude, explique en conclusion Gobbi, comme ce lieu commun qui considère que la Deuxième Guerre mondiale a été gagnée par la force du bien contre celle du mal. Pour un ancien communiste, il a fait beaucoup de chemin.
Notes.
1. Rosso e Nero, Milan, Baldini & Castoldi, 1995.
2. Il Giornale, 18 octobre 1996.
3. Antisemitismo in Italia 1962-1972, Firenze, Vallecchi, 1973.
4. Ancien combattant de la république de Salo, il est aujourd’hui parlementaire élu sur les listes du MSI et dirigeant du Movimento Sociale Fiamme Tricolore, née d’une scission de l’Alliance nationale.
5. Le fameux fabricant d’automobiles finançait également la diffusion d’ouvrages antisémites.
6. Dirigeant des Gardes de fer roumaines.
7. Académicien, et ministre de l’éducation nationale sous Vichy.
8. «Staline et la question juive», Revue d’histoire non conformiste no 3, juin 1994, Paris.
9. «Le Mythe de l’extermination des Juifs», Annales d’histoire révisionniste, no 1, Paris 1987.
10. L’appel a été signé, entre autres, par Natalia Ginzburg, Carlo Feltrinelli, Paolo Melotti et diffusé au cours de l’été 1989. Sur cette affaire, on peut citer un des premiers reportages sur le négationnisme italien de Mario Scialoja dans l’hebdomadaire L’Espresso du 27 mai 1990.
11. La provocazione revisionista, ECN Milano, février 1994.
12. Il Mantfesto, 3 mars 1995.
13. Luciano Canfora, Corriere della Sera, 3 mars 1995.
14. Il Manifesta, 10 mars 1995.
15. La Stampa, 20 mars 1995.
16. Marxismo Oggi, no 3/1995, Milan, déc. 1995.
17. Graphos, Genova, juin 1996.
18. Ernst Nolte, La Guerre civile mondiale e altri staggi, a cura di Francesco Coppellotti, Roma, Settimo Sigillo, 1994.
19. Il Mito della Resistenza, Milan, Rizzoli, 1992.