La faute de l’abbé Pierre
Joseph Macé-Scaron, Jean-Loup Reverier
Le Point, 27 avril 1996
Copyright © Le Point 1996
Remarque de PHDN: les journalistes n’ayant pas encore pris en 1996 l’habitude de désigner correctement les négationnistes et le négationnisme par ces seuls termes adéquats, nous avons remplacé (en le signalant) les occurrences de «révisionnisme» par «négationnisme» et «révisionniste» par «négationniste».
«Qui sème le vent récolte la tempête.» L’abbé Pierre, personnalité préférée des Français et prêtre cathodique, n’a pas craint de déclencher une tempête médiatique et de braver la prophétie d’Osée en volant au secours de Roger Garaudy, embourbé dans les marécages du négationnisme après la publication de son dernier ouvrage, Les mythes fondateurs de la politique israélienne. Comment l’ancien résistant et déporté a-t-il pu commettre une telle faute? Une amitié de cinquante ans entre les deux hommes ne suffit pas à expliquer pareil fourvoiement. Car, non content de soutenir la personne, l’abbé Pierre, dans la lettre de cinq pages qu’il adresse à Garaudy, salue «l’étonnante et éclatante érudition, scrupuleuse, sur laquelle chaque propos se fonde», allant jusqu’à qualifier de «loyale recherche historique» ce qui relève d’une simple compilation de textes négationnistes. Dès lors, le fondateur de la communauté d’Emmaüs peut toujours souligner qu’il tient «les négationnismes et révisionnismes comme tromperies intellectuelles et morales qu’il faut à tout prix combattre», il ne fait qu’entretenir davantage la confusion dans les esprits. Comment qualifier, en effet, d’«historien vrai» celui qui reprend à son compte les textes de négationnistes comme David Irving, qui affirme que «Hitler ne savait pas», ou Ernst Zündel (ce dernier faisant l’objet d’un mandat d’arrêt international)? On retrouve ici toutes les vieilles obsessions révisionnistes négationnistes que Pierre Vidal-Naquet a décortiquées dans Les assassins de la mémoire (La Découverte).
D’ailleurs, outre le soutien de l’abbé Pierre, Garaudy a reçu celui, plus encombrant, d’un des maîtres à penser du révisionnisme négationnisme, Robert Faurisson. Ce dernier s’est réjoui, la semaine dernière, de la «victoire» de ses thèses: «Il faut appeler un chat un chat: ce génocide et ces chambres à gaz sont une imposture. Si j’étais juif, j’aurais honte à la pensée que, pendant plus d’un demi-siècle, tant de juifs ont propagé, ou laissé se propager, une pareille imposture». Que Garaudy ne parle pas de génocide mais de «pogrom» ne choque pas l’abbé Pierre, qui relève que la plaque posée devant le camp d’Auschwitz 2-Birkenau parle de 4 millions de morts, alors que «depuis on est revenu à 1 million». Et de conclure: «Aux historiens de débattre.»
Oublie-t-il que ce sont les Soviétiques qui sont à l’origine de cette estimation? Les véritables historiens, et en particulier ceux de l’institut Yad-Vashem de Jérusalem, n’ont pas attendu les «travaux» de Garaudy pour travailler sur la Shoah et situer, depuis longtemps, le nombre des martyrs d’Auschwitz autour de 900 000.
Venu s’expliquer mercredi soir devant la Licra, le fondateur d’Emmaüs a confirmé «sa confiance» en Garaudy tout en l’enjoignant de se démarquer des thèses négationnistes. Mais en réclamant un débat public sur cette question historiquement tranchée, le fondateur d’Emmaüs comble d’aise un courant en pleine expansion.
C’est ainsi que le négationniste Ernst Zündel recueille des centaines de milliers de dollars de dons par an pour ses «recherches». Un colloque réunit chaque année en septembre, en Californie, quelques centaines de négationnistes à l’Institute for Historical Review. De plus, le réseau Internet leur sert désormais à propager leurs idées et à débattre.
En fait, cette «secte minuscule mais acharnée» est désormais sortie de la confidentialité. Au cours des années 80, elle est passée, en effet, de la marginalité des brochures vendues sous le manteau, des livres semi-clandestins refusés par les librairies normales à l’entrée tonitruante dans les médias. «Affaire Faurisson», «affaire Roques», «affaire Notin»… La France a désormais le triste privilège d’être en tête du mouvement.
Les deux revues négationnistes Révision et Annales d’histoire révisionniste n’ont-elles pas été diffusées un temps par les NMPP? N’a-t-il pas fallu deux mois pour que le premier tirage du livre de Roger Garaudy, pourtant diffusé hors commerce, soit épuisé? Un livre qui figure, encore aujourd’hui, sur le serveur Minitel des libraires, Electre, à la rubrique «Sciences humaines».
En fait, si le négationnisme a marqué des points, c’est parce qu’il a prospéré sur un étrange terreau. Car le plus curieux dans cette affaire est que l’élément le plus «dynamique» de cette secte provient moins de la nébuleuse néonazie que d’une ultra-gauche organisée, persuadée de connaître les arcanes de la révolution mondiale et qui développe méthodiquement sa stratégie d’entrisme dans la «jungle médiatique».
Paul Rassinier, qui passe à juste titre comme le fondateur en France du révisionnisme négationnisme, est un ancien député socialiste quand il publie, au lendemain de la guerre, «Le mensonge d’Ulysse», premier ouvrage négationniste. Ce pamphlet est alors salué par L’Ecole émancipée, organe de l’aile gauche de la FEN. Exclu de la SFIO, Rassinier trouvera refuge dans les colonnes de Révolution prolétarienne.
L’analyse de Rassinier sera reprise par Robert Faurisson, qui à son tour sera défendu par Alain Guionnet, ancien animateur de la revue La Guerre sociale puis fondateur du mensuel Révision, et l’éditeur Pierre Guillaume.
Cet ancien de Socialisme ou Barbarie et de Lutte ouvrière, persuadé que les juifs sont responsables de la Seconde Guerre mondiale et qu’ils en provoqueront une troisième par l’intermédiaire d’Israël, fonde, dans les années 70, La Vieille Taupe, où est édité le livre de Roger Garaudy, mais aussi ceux de Rassinier et de Faurisson. Pour légitimer l’illégitimable, Guillaume et son groupe ont l’idée de faire appel à des amis juifs révolutionnaires au nom de la liberté d’expression. C’est ainsi que collabore à La Vieille Taupe Jean-Gabriel Cohn-Bendit, frère de Daniel, qui cosignera un pamphlet, Intolérable intolérance. A la recherche de cautions d’universitaires au-dessus de tout soupçon, Guillaume accueille Serge Thion, sociologue au CNRS. Ce dernier personnage est intéressant non seulement en raison de son parcours mais surtout de l’étendue de ses réseaux. Dans Mes démons, paru chez Stock, Edgar Morin confie à la page 98: «J’ai toujours naturellement donné la primauté à l’amitié sur les intérêts, les relations et l’idéologie […] Je reste ami de Serge Thion, qui a pris la défense du négationniste Faurisson». Au fond, l’abbé Pierre ne dit pas, aujourd’hui, autre chose quand il parle de Roger Garaudy.
Toute structure est bonne pour propager les thèses négationnistes. Faurisson et Guillaume investissent ainsi la vénérable Union des athées, qui a adopté dans ses statuts «le principe de non-exclusion», et ils défendent aux assemblées générales de l’association leurs thèses, non sans avoir provoqué de nombreux départs de cette organisation.
La progression de l’antisémitisme
Personne n’est aujourd’hui à même de mesurer l’étendue exacte des réseaux négationnistes, qui marient anarcho-marxistes et membres de l’extrême droite. Ce qui est sûr, c’est que leur influence suit cette progression de l’antisémitisme que les différents observatoires antiracistes notent depuis quelque temps.
Une progression qui s’effectue notamment dans les milieux les plus populaires, ceux qu’une ultra-gauche présente à nouveau comme un «lumpenprolétariat», fer de lance de la «révolution mondiale».
Le semaine dernière, le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) a porté plainte contre le journal de rue Le Réverbère pour «provocation à la haine raciale et à la discrimination». Dans un article signé «La petite dame» et paru le 17 février, le directeur de la publication, Georges Mathis, écrit: «Où est l’indépendance de la justice? Il serait intéresssant de savoir quel est le pourcentage d’implication des maçons et des juifs: 1: directement dans la politique. 2: indirectement dans la politique affairiste. 3: dans le judiciaire, par rapport aux populations et aux régions européennes».
Un dérapage? Il y a deux ans déjà, le secrétaire général du MRAP, Mouloud Aounit, mettait en garde le journal au sujet de propos et d’écrits jugés «tendancieux». Pour sa défense, le directeur du Réverbère tiendra-t-il les mêmes propos que l’abbé Pierre dans La Croix: «Ne plus pouvoir dire un mot relatif au monde juif à travers les millénaires sans se faire traiter d’antisémite, c’est intolérable».
L’élément le plus «dynamique» du révisionnisme négationnisme provient moins de la nébuleuse néonazie que d’une ultra-gauche persuadée de connaître les arcanes de la révolution mondiale.»
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