Les négationnistes britanniques
Par Robert Frank
Relations internationales, no 65, printemps 1991
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Préambule par PHDN
Robert Frank dresse ici l’historique et le portrait, à la date de la rédaction (1991), de la scène négationniste britannique. Il apporte surtout des informations relatives aux échanges entre ses principaux acteurs et les négationnistes français et américains. Cependant le récit donné par Robert Frank est très partiel par rapport aux progrès que les historiens ont depuis accompli sur l’histoire de l'extrême-droite et du négationnisme en Grande-Bretagne. Il est notamment erroné dans le traitement du cas du négationniste David Irving. Nous avons ajouté quelques notes (signalées par a, b, c) au texte original pour préciser certains points. Dans l’abondante historiographie on peut signaler d'une part la thèse de Mark James Hobbs, Using Lies: Holocaust Denial by the British Far Right 1942-2001, 2014 (en ligne), et l’ouvrage de Joe Mulhall, British Fascism After the Holocaust. From the Birth of Denial to the Notting Hill Riots 1939–1958, Routledge, 2021.
Les négationnistes britanniques
Les «négationnistes» ont en Grande-Bretagne, une audience certainement moins importante qu’en France ou aux Etats-Unis. Aussi ne «méritent»-ils pas que l’on s’attache très longuement à leur cas. Leur rôle est cependant loin d’être négligeable. Historiquement, ils ont constitué un relais certain dans la diffusion internationale des fantasmes qui, courant sous les faux habits de la science, ont tenté de se cristalliser en une théorie tendant à nier l’existence des camps d’extermination nazis. L’objet de cette modeste contribution est de situer ce petit groupe négationniste dans la chronologie, et par rapport aux autres groupes qui développent les mêmes thèses.
Il faut presque attendre trente années avant que des textes négationnistes soient publiés en Angleterre. Le principal, celui qui a fait le plus de bruit, paraît la première fois en 1974. Il s’agit d’un pamphlet de 28 pages (à raison de deux longues colonnes par page), intitulé «Did Six Million Really Die? The Truth at last», et signé «Richard Harwood». Ce texte vise à démontrer qu’il n’y a eu ni politique d’extermination chez les nazis ni 6 millions de Juifs massacrés au cours de la Seconde Guerre mondiale, qu’une telle affirmation serait pure invention de la propagande des vainqueurs après la guerre. Pour donner une couleur scientifique à cette démonstration, l’éditeur se nomme la Historical Review Press («Review» au sens de révision), se plaçant donc sous les auspices d’une histoire «révisionniste». De la même façon, Harwood est présenté comme «un écrivain et un spécialiste des aspects politiques et diplomatiques de la Seconde Guerre mondiale», travaillant à l’Université de Londres. Tout est faux dans cette présentation. En réalité, il s’agit de Richard Verrall, qui, quelques années plus tard, devient membre de l’équipe dirigeante du National Front et directeur du journal de ce groupe d’extrême-droite, Spearhead. Il n’a aucun rapport avec les milieux universitaires. Quant à la Historical Review Press, elle est en fait éditée par la maison Hancock de Brighton qui imprime la plupart des publications d’extrême-droite en Grande-Bretagne. Le pamphlet eut une large diffusion et fut traduit en plusieurs langues. Quelques journaux s’en émurent en 1976, car des milliers d’exemplaires furent distribués dans les écoles1. Il est publié une nouvelle fois, en 1977 ou 1978 (la date n’est pas précisée) par le même éditeur, dans une sorte de brochure dont le titre est Historical Fact no 1. En 1978, toujours sous le pseudonyme de Harwood, Verrall fait paraître dans Historical Fact no 2 un papier, «Nuremberg and Other War Crimes Trials. À New Look», dans lequel il fait le procès du procès, considérant celui de Nuremberg comme aussi truqué que ceux de Moscou de 1936-1938, et comme le fruit de la revanche victorieuse de la «juiverie internationale». En 1979, le troisième numéro de ce feuilleton édifiant est écrit par Michael McLaughlin: «For those Who Cannot Speak». La photographie de couverture, qui montre un cimetière militaire impressionnant par le nombre de ses tombes, est censé expliquer le titre, à condition d’en lire la légende située dans la page suivante: «Un des nombreux cimetières britanniques et alliés dans le nord de la France et en Belgique. Victimes des vrais holocaustes de 1914-1919 et de 1939-1945.» Voilà donc la réalité du génocide des Juifs à la fois niée et noyée, avec le rappel d’autres massacres, d’autres sacrifices, d’autres victimes, présentés comme plus dignes de considération. Quant au texte même du pamphlet, il proclame qu’il faut rétablir la justice à propos du IIIe Reich et réhabiliter le régime hitlérien.
Il faut attendre encore quelques années pour voir se manifester le négationnisme en Grande-Bretagne. En 1982, paraît le premier numéro de «Holocaust» News, publié par un organisme qui s’intitule «The Centre for Historical Review». Sous la forme d’un journal tabloïde de quatre pages, illustré de photographies, il reprend le même thème, sous un grand titre qui occupe les cinq colonnes de la une: «“Holocaust” Story. An Evil Hoax» (l’histoire de «l’holocauste», une méchante supercherie). Ce premier numéro fut le dernier, mais il reparaît tel quel, toujours présenté comme le numéro no 1, en 1987. D’après le Times, 30000 exemplaires ont été distribués à titre de provocation dans la communauté juive britannique2.
Il n’est pas utile de situer ces faits dans la trame chronologique de l’histoire trans- et internationale des négationnistes. Leur ancêtre, le père fondateur, cité abondamment par tous, par Richard Harwood en particulier, est Français: Paul Rassinier, dès 1948 dans le Passage de la ligne et en 1950 dans Le mensonge d’Ulysse, prétend rétablir la vérité historique sur le système concentrationnaire nazi3. Déjà en 1947-1948, Maurice Bardèche avait exprimé ses doutes sur les preuves qui avaient été produites à Nuremberg sur la «solution finale». Mais, aux yeux des futurs négationnistes, «le professeur Rassinier» (il fut instituteur, puis professeur d’histoire et géographie de C.E.G.) reste le «pionnier des pionniers», d’autant qu’il tire son autorité de son statut de «témoin»: résistant et socialiste4, il a été déporté, à Buchenwald et à Dora, qui sont certes des camps de concentration, des camps de la mort lente, mais non des camps d’extermination, des camps de la mort systématisée par l’utilisation des chambres à gaz.
Si la première branche négationniste est française, la seconde est américaine, et elle pousse plus tard, dans les années 1960. L’homme important est Harry Elmer Barnes (1889-1968). Il s’était déjà distingué dans les années 1920, car il se voulait un «révisionniste» des thèses officielles sur la guerre de 1914-1918. Sa volonté de défendre les positions de l’Allemagne dans la Première Guerre mondiale glisse plus tard en obsession quand il s’agit pour lui de réhabiliter le IIIe Reich après la Seconde Guerre. Dans Blasting the Historical Blackout en 1962, il émet des doutes sur les «prétendus crimes de guerre» de l’Allemagne hitlérienne, et en 1966 il passe à la franche négation du «mass murder» dans Revisionism: A Key to Peace. Puis, il rencontre Rassinier, dont il entreprend de traduire les ouvrages. Un an après sa mort, en 1969, son «disciple» David L. Hoggan publie, sans le signer, le premier ouvrage négationniste écrit originellement en anglais: The Myth of the Six Million, un livre de 119 pages qui rejette les témoignages de Rudolf Höss, le commandant SS d’Auschwitz, et de Kurt Gerstein, le témoin des premières expériences de gazage. En 1973, l’ouvrage du révisionniste allemand Thies Christopherson est traduit sous le titre Auschwitz: Truth or Lie?
C’est donc dans ce contexte qu’est écrit en 1974 l’opuscule de Harwood Did Six Million Really Die? Le Britannique reprend, en les systématisant de façon théâtrale, beaucoup d’éléments à l’ouvrage américain The Myth of the Six Million. La balle traverse à nouveau l’Atlantique: en 1975 paraît The Hoax of the XXth Century (la supercherie du siècle) d’Arthur R. Butz, professeur d’électronique et d’informatique. Celui-ci, critique à l’égard du Myth de Hoggan, est au contraire très élogieux à l’égard d’Harwood, qui lui rend la pareille en louant son ouvrage — «la brillante étude de Butz» — dans son compte rendu livré à Spearhead Ainsi se met en place, au milieu des années 1970, un groupuscule international, à base anglo-américaine, dont les membres font flèche de tout bois, s’inspirent les uns des autres et se citent mutuellement pour donner plus de poids à leurs arguments d’autorité, tout en continuant de se référer à Rassinier (mort en 1967). C’est sur ce terrain bien préparé que surgit Robert Faurisson, un universitaire lyonnais (en lettres et non en histoire), qui fait parler de lui pour la première fois en 1978, lorsqu’il vient troubler un colloque sur les Églises pendant la Seconde Guerre mondiale. Parti de France, le négationnisme revient donc en France après s’être fortifié au lait américain. Le mouvement y fait beaucoup plus de bruit que dans les autres pays et la mobilisation des intellectuels français contre ce qui est encore appelé le «révisionnisme» est vigoureuse: il y a une «affaire Faurisson», bien plus qu’il n’y a eu une affaire Harwood ou Butz. De même, dans les médias français, l’audience de Faurisson est bien plus considérable que celle de Rassinier en son temps.
Dans cette évolution internationale en spirale, l’extrême-droite britannique, avec Verrall, la Historical Review Press et Spearhead, a joué un rôle sans doute modeste, mais décisif entre 1974 et 1978, celui de relais et de vecteur qui a permis le retour dans la mère Europe des idées et fantasmes négationnistes.
Le centre nerveux reste cependant aux États-Unis. Toujours pendant cette même période essentielle de la seconde moitié des années 1970, le groupuscule international prend corps et s’organise en réseau. En 1978, à Torrance en Californie, Waldo A. Carto, dirigeant du Liberty Lobby, orienté à l’extrême-droite, et de l’hebdomadaire Spotlight, fonde l’Institute for Historical Review (IHR), dont la fonction est de propager la «révision» de l’histoire du système concentrationnaire nazi. L’initiative est américaine, avec cependant une petite touche britannique: le premier directeur de l’institut, qui se fait appeler Lewis Brandon, n’est autre que David McCalden, ancien membre du National Front anglais, qui a publié nombre d’écrits racistes et antisémites en Grande-Bretagne avant son installation aux États-Unis. Mais le poids britannique s’avère ensuite très léger. En 1979, lorsque l’IHR convoque la première «convention révisionniste» internationale à Northrop University (Los Angeles), aucun conférencier ne vient de Grande-Bretagne, la vedette revenant à Butz et à Faurisson qui vient nier l’existence des chambres à gaz. Quatre autres conventions sont organisées: en 1980 (la même année l’IHR crée une publication trimestrielle, le Journal of Historical Review), en 1981, en 1982 et en 1983. Faurisson revient à celles de 1980 et de 1983, et Butz à celle de 1982. Les participants britanniques sont le néo-fasciste Tyler Kent en 1982, et l’historien David Irving dont deux papiers sont livrés à la convention de 19835. Puisque le nom d’Irving est prononcé, il faut immédiatement ajouter qu’une différence essentielle existe entre sa tendance au «révisionnisme» et le négationnisme de Harwood, de Butz ou de Faurisson, différence qui peut être mise en valeur par l’analyse des textes.
Gill Seidel, dans son livre The Holocaust Denial6, distingue dans la branche britannique les «“hard” revisionists» et les «“soft” revisionists», classant David Irving dans la seconde catégorie.
Pour la variante «hard», il est évident que le mot «révisionnisme» ne convient pas, puisque l’histoire n’est en aucune manière révisée, mais niée tout simplement. À ce négationnisme britannique, il est difficile de trouver une spécificité, tant les thèmes sont récurrents dans l’espace et le temps, des deux côtés de la Manche et de l’Atlantique, de Rassinier à Harwood, et de Harwood à Butz ou à Faurisson.
Dans le pamphlet écrit par Harwood en 1974, Did Six Million Die?, on retrouve tous les lieux communs de l’antisémitisme. L’histoire est réécrite sur le mode de l’histoire-complot, et le «complot juif» est érigé en moteur de l’Histoire. À partir d’un mélange de faux-semblants, d’interprétations perverses et de mensonges grossiers, le thème séculaire de la puissance de la juiverie internationale est repris pour avancer une nouvelle explication de la Seconde Guerre mondiale. Les Juifs auraient déclaré la guerre à Hitler, et non l’inverse; leur internement dans les camps correspondrait au traitement réservé aux citoyens d’une puissance ennemie et ne serait pas de nature différente de celle des Japonais résidant aux États-Unis après Pearl Harbor; prenant à la lettre les expressions «transportation», «traitement spécial», etc., employées par les responsables de l’opération Nacht und Nebel Harwood refuse d’y voir un langage codé, la «solution finale» ne devant être autre chose à ses yeux que «l’évacuation», au sens littéral du terme, des Juifs vers l’Est européen; il admet l’existence de camps de concentration, mais affirme qu’ils n’ont pas été conçus pour une mission exterminatricea; les morts et les corps décharnés découverts par les Alliés en 1945 seraient le résultat non d’une politique délibérée allemande, mais du chaos provoqué par les bombardements anglo-américains, qui, en paralysant les transports et l’économie allemande, auraient empêché le ravitaillement des camps, et donc favorisé la diffusion de la famine et du typhus; le chiffre de six millions de morts serait une «imposture», puisque, reprenant les statistiques fantaisistes de Rassinier, il n’y aurait pas plus de trois millions de Juifs en tout et pour tout dans l’Europe contrôlée par les Allemands, et qu’une fois déduit le nombre des survivants, on devrait aboutir à une limite maximale de 1,2 million de victimes7; puis, de glissement en glissement, Harwood conclut que les pertes juives se comptent par milliers seulement, ce qui pèserait peu par rapport aux deux millions de civils allemands tués.
L’opuscule de McLaughlin, publié en 1979, est encore plus virulent dans l’affirmation de son racisme et de son antisémitisme. Son admiration pour le nazisme est ouverte, et son propos consiste à démontrer que l’image du IIIe Reich dans le monde, après 1945, a été complètement faussée par la propagande juive. D’où toute une suite de dénégations qui sont censées bousculer ce qui apparaît à ses yeux commes des idées reçues: Hitler n’était pas un dictateur, il a subi une guerre défensive, n’a envisagé ni la domination du monde ni l’extermination des Juifs, les atrocités principales et les crimes de guerre ayant été perpétrés par les Alliés: Katyn, le bombardement de Dresde, Hiroshima… On pourrait continuer ad nauseam la liste des thèses obsessionnellement développées par McLaughlin.
Les arguments des négationnistes de Grande-Bretagne ne sont sans doute pas radicalement différents de ceux des autres négationnistes, d’autant qu’ils se nourrissent les uns les autres. Néanmoins, il faut noter deux aspects de l’originalité britannique: d’une part le profond ancrage des motivations antisionistes et, d’autre part, la volonté explicite de situer cette réécriture du passé dans un combat du présent. Chez les négationnistes français, l’hostilité à l’égard de l’État d’Israël est également très patente, surtout avec l’influence d’une frange de l’«ultra-gauche», celle de La Vieille Taupe. Chez Harwood et McLaughlin (et également dans la branche américaine), les références au «chantage politique» que les Juifs auraient exercé, sur la base du «prétendu massacre», pour faire accepter la création d’Israël sont encore plus obsessionnelles, de même la constante dénonciation des réparations payées par la République fédérale d’Allemagne au nouvel État. On espère également toucher au cœur de l’opinion britannique en évoquant à répétition le souvenir des morts de l’hôtel King David à Jérusalem en 1946. En second lieu, la perspective nationaliste et raciste est nettement plus affichée: les vertus du néonazisme sont évoquées chez Harwood, proclamées chez McLaughlin. Les deux pamphlétaires dévoilent dès le début de leurs opuscules respectifs pourquoi l’histoire de la Seconde Guerre mondiale représente à leurs yeux un enjeu capital: aucune politique «d’intégrité raciale», de défense de la pureté de la race blanche, de lutte contre les «envahisseurs étrangers» et contre les cultures multiraciales n’est possible en Europe si les gens croient encore au génocide. Bref, depuis 1945, le racisme n’est plus ce qu’il était, il ne peut plus se développer impunément et innocemment à cause du syndrome d’Auschwitz. C’est pour relégitimer le racisme, pour qu’il ne soit plus synonyme de crime, que les deux auteurs entendent prouver la non-existence de l’holocauste.
Dans cette tentative, Harwood n’hésite pas, comme ses prédécesseurs et successeurs de la chaîne négationniste, à récuser les témoignages qui le dérangent, ceux de Rudolf Höss et de Kurt Gerstein, et de leur préférer celui de Thies Christopherson. Mais il n’a pas peur non plus d’exploiter les écrits d’historiens authentiques. Pour mettre en doute l’existence des chambres à gaz, Harwood invoque l’autorité de l’Institut d’Histoire contemporaine de Munich, lorsque celui-ci admet qu’il n’y a pas eu de chambre à gaz dans les camps de concentration situés en Allemagne. C’est une allusion à un article de Martin Broszat (qui n’est pas encore directeur de l’Institut) dans l’hebdomadaire Die Zeit en 1960. L’historien y fait une mise au point tout à fait scientifique pour bien faire la distinction, maintenant devenue classique, entre camps de concentration et camps d’extermination, ceux-ci étant situés dans la Pologne occupée. Harwood en profite pour développer sa sinistre logique. Pourquoi accepter les témoignages à propos d’Auschwitz, quand ceux relatifs à Bergen-Belsen ou à Buchenwald s’avèrent non fiables?b Cet exemple montre comment un travail historique honnête peut être retourné contre la vérité historique par les négationnistes.
Le cas de David Irving est tout à fait à part. Il n’est en aucune manière négationnistec. Il ne nie pas la solution finale, ni les chambres à gaz, ni la volonté exterminatrice des nazis. De plus, contrairement à Harwood, Butz ou Faurisson, Irving est un historien qui fonde ses arguments sur des archives réelles et nouvelles. Plutôt que négationniste, il est révisionniste au sens plein du terme, dans la mesure où il remet totalement en question l’attitude et le rôle du Führer. Une des thèses paradoxales qu’il développe dans son livre publié en 19778 est que les dignitaires hitlériens ont bien procédé au génocide, mais à l’insu de Hitler. Irving va jusqu’à dire que le Führer a donné l’ordre explicite à la fin novembre 1941 que les Juifs ne soient pas «liquidés». Il entendait les déporter vers l’Est. Ce sont Himmler, Heydrich et d’autres qui auraient pris la responsabilité du massacre systématique, en lui camouflant la vérité, du moins jusqu’en 1944c.
Ce «révisionnisme» cependant ne peut être assimilé à la démarche du groupe d’historiens allemands qui, quelques années plus tard, à partir de 1986, ont lancé un grand débat et déclaré vouloir regarder l’histoire de l’Allemagne nazie sous une lumière nouvelle. En effet, leur réappréciation ne porte en aucune manière ni sur le «cœur criminel» du IIIe Reich ni sur Hitler. D’ailleurs, parmi eux, on trouve Martin Broszat qui avait critiqué en son temps le livre d’Irving. D’une façon générale, la communauté historienne, toutes tendances confondues, reprochait à ce dernier son manque de rigueur scientifique et la façon dont il triait, traitait et maltraitait ses sources. En particulier, lorsqu’il soutient que Hitler a mis son veto au génocide, il se fonde sur un seul document, difficile à interpréter, qu’il cite d’une façon incomplète9. David Irving s’était déjà distingué avec son livre paru en 1964, The Destruction of Dresden: le massacre — tout à fait réel — provoqué par les bombardements anglo-américains du 13 février 1945 est ici qualifié comme «le plus grand massacre en Europe». L’argument est repris à l’envi par Harwood et McLaughlin. Bref, David Irving se distingue des négationnistes, mais il les nourrit de ses ambiguïtés. Sa présence à la conférence internationale «révisionniste» de 1983, mentionnée plus haut, est très significative à cet égard. D’un côté, lorsqu’il parle de la polémique suscitée par ses livres, il met l’auditoire de son côté en prononçant avec insistance et délectation le nom juif des éditeurs qui l’auraient «boycotté» ou des historiens qui l’ont critiqué. De l’autre, il prend une certaine distance: «Je suis sûr que vous réalisez que je suis sur une ligne légèrement différente de celle qu’adoptent quelques-uns ici présents»10. Dans une réponse écrite a posteriori, Faurisson exprime le plaisir d’avoir rencontré Irving à la conférence de 1983, mais il lui reproche poliment de n’avoir pas été assez loin dans son travail de recherche, de l’avoir limité à la personnalité de Hitler, de croire encore à la réalité du génocide, bref d’être encore trop proche des «exterminationnistes»: tel est le qualificatif couramment donné par ceux qui nient l’holocauste à ceux qui tiennent à regarder la réalité de l’extermination en face.
La période d’éclosion du négationnisme britannique se situe dans la seconde moitié des années 1970. Il en est de même pour la France, avec quelques petites années de décalage, et Henry Rousso a expliqué en quoi le contexte français est alors favorable: d’une part, la renaissance d’une «nouvelle droite» et d’une extrême-droite xénophobe voire raciste, d’autre part, la fin du mythe de la France rassemblée derrière la Résistance et de Gaulle, la «mode rétro», la «révision» (au sens scientifique du terme) des interprétations historiques du rôle de Vichy, ont ouvert une brèche dans laquelle Faurisson a pu s’engouffrer11.
Pour la Grande-Bretagne, la première série de raisons a joué un rôle fondamental. Le renforcement de l’extrême-droite à la faveur de la querelle sur l’immigration a certainement servi de tremplin à la diffusion des thèses négationnistes. Celles-ci trouvent un soutien quasi institutionnel dans les mouvements qui luttent contre les immigrés de couleur originaires du nouveau Commonwealth, de plus en plus nombreux depuis la fin des années 1950: au National Front, dont fait partie Verrall alias Harwood, au British Movement, groupe plus extrémiste encore, dont MacLaughlin est un des dirigeants. Dans les années 1960, Enoch Powell avait déjà mené ce combat contre l’immigration mais, comme le souligne Harwood dans son pamphlet, ses adversaires répondaient en évoquant le spectre de Dachau et d’Auschwitz. Dans la décennie suivante, l’extrême-droite entend cette fois gagner la bataille des idées et des mots, et cette relégitimation du racisme passe, on l’a vu, par la diffusion du négationnisme.
Finalement, les ravages que celui-ci provoque en Grande-Bretagne sont bien limités et circonscrits dans le temps, quelques années seulement. L’extrême-droite s’enlise dans ses divisions et enregistre aux élections de 1979 un échec sévère. Il faut dire aussi que la société britannique offre un terreau bien stérile à de telles thèses sur le conflit de 1939-1945. En effet, la seconde série de raisons invoquées par Henry Rousso pour la France ne trouve pas de fondement outre-Manche: les Britanniques n’ont évidemment pas de comptes à régler avec leur Seconde Guerre mondiale, dont le miroir renvoie plutôt une image de puissance et de gloire, que de chagrin et de pitié.
Robert FRANK, Université de Paris X Nanterre.
Notes
1. The Observer, 12 décembre 1976, «Pro-Nazi booklet goes to schools», par Colin Cross.
2. The Times, 6 mars 1988, «Holocaust hate sheet alarms British Jews» par Jon Craig et Jo Revill.
3. Ces ouvrages sont publiés à compte d’auteur. Ils sont réédités plus tard par la Librairie française d’Henry Coston et par la Vieille Taupe en 1979. Rassinier a également écrit Ulysse trahi par les siens (1961), Le drame des juifs européens (1964) où il conclut que le nombre de victimes juives est soit de 1 485 292, soit de 896 892, mais non de 6 millions.
4. Il est exclu de la S.F.I.O. en 1951.
5. Voir Colin Holmes, «Historical Revisionism in Britain: The politics of History», conférence livrée au Centre for Contemporary Studies, «Trends in Historical Revisionism, History as a Political Device, a Seminar presented at the Royal Society of Arts», Londres, mai 1985.
6. Gill Seidel, The Holocaust Denial Antisemitism, Racism and the New Right, Londres, Turnaround, 1986, pp. 115-128.
7. On retrouve encore le chiffre avancé par Rassinier, qui est abondamment cité par Harwood.
8. David Irving, Hitler’s War, The Viking Press, 1977, 925 p.
9. Voir Lucy S. Dawidowicz, The Holocaust and the Historians, Cambridge (Massachusetts) et Londres, Harvard University Press, 1981, pp. 35-38.
10. David Irving, «On Contemporary History and Historiography. Remarks delivered at the 1983 International Revisionist Conference», Journal of Historical Review, vol. 5, no 2, 3, 4, hiver 1984.
11. Henry Rousso, Le syndrome de Vichy, 1944-198…, Le Seuil 1987, p. 170, et «La négation du génocide juif», L’Histoire, no 106, décembre 1987, pp. 76-79.
a. Harwood et d’autres négationnistes jouent ici sur la confusion qui a longtemps existé dans l’espace public non spécialisé (y compris parmi les négationnistes) entre camps de concentration stricto sensu et centres de mise à mort industrielle, souvent appelés de façon ambiguë «camps d’extermination»: Chelmno, Sobibor, Treblinka, Belzec — où les Juifs étaient envoyés pour être assassinés directement à leur descente des trains — ne devraient tout simplement pas être désignés par une expression utilisant le mot «camp». La source de cette confusion est évidemmment Auschwitz qui compta, à côté du camp de concentration, un centre de mise à mort industrielle. Il est donc exact que les «camps de concentration» stricto sensu (Dachau, Buchenwald, Ravensbrück, Mauthausen, Sachsenhausen, Strutthof, etc.) ne furent pas conçus pour procéder à des exterminations de masse (ni, en conséquence, pour l’extermination des Juifs). Une autre difficulté provient du fait que des chambres à gaz furent très tardivement installées dans certains camps de concentration (par exemple à Mauthausen, Sachsenhausen, Ravensbrück, entre autres), non pour pratiquer des assassinats de masse de déportés venant d’arriver, mais pour éliminer les esclaves concentrationnaires dont les Allemands souhaitaient se débarrasser (notamment ceux devenus «inutiles» car malades ou trop faibles). Cela ne change rien au fait que même ces camps de concentration n’avaient pas été conçus pour le massacre de masse des Juifs. Surtout, cela n’autorise pas non plus à édulcorer les horreurs, tortures, traitements extrêmement cruels, assassinats par la faim, les mauvais traitements et exécutions diverses qui furent la réalité quotidienne de ces camps et entraînèrent la mort de près d’un million de personnes.
b. Il convient de souligner qu’on dispose de très nombreux récits de témoins, victimes et bourreaux concernant les assassinats par gazages à Auschwitz, mais que dans le cas de Bergen-Belsen et Buchenwald, seuls quelques très rares — trois au plus — affabulateurs (non juifs) ont prétendu, dans l’immédiat après-guerre, avoir eu connaissance (indirecte) de gazages dans ces deux camps. Ces aberrations marginales ne sauraient être invoquées pour jeter le doute sur les récits authentiques dans les autres cas.
c. Lorsque Robert Frank écrit son article en 1991 il est déjà très en retard sur l’évolution de David Irving. Celui-ci a basculé dans le négationnisme pur et dur depuis 1988. Ce constat sera d’ailleurs clairement fait par l’historienne Deborah Lipstadt qui désigne Irving comme négationniste dans son ouvrage Denying the Holocaust: The Growing Assault on Truth and Memory (New York: Plume, 1993). Irving attaquera Deborah Lipstadt en diffamation en Grande-Bretagne et le procès qu’il perdit en 2000 de façon retentissante fut l’occasion de démontrer non seulement qu’il était un négationniste, mais surtout que même avant 1988, ses publications et affirmations «révisionnistes» controversées étaient systématiquement fondées sur des mensonges et la falsification répétée des sources qu’il prétendait citer (par exemple pour affirmer qu’en novembre 1941 Hitler donne un ordre global de ne pas assassiner les Juifs, Irving a sciemment falsifié le document sur lequel il prétendait s’appuyer). Contrairement à ce que Robert Frank écrit, Irving n’a jamais été un authentique historien, et toujours un pamphlétaire pro-nazi produisant un récit falsifié de la réalité.