Cliquez pour suivre le lien. 1. Discours du général Erich Hoepner, cité par Christian Ingrao, Croire et détruire. Les intellectuels dans la machine de guerre SS, Fayard, 2010, p. 253. 2. Voir le chapitre de Masha Cerovic sur le front germano-soviétique. 3. Extrait du rapport Jäger. Le document est consultable dans son intégralité dans une version traduite en français:
http://www.phdn.org/histgen/documents/jaeger.html. 4. Der Reichsminister für die besetzten Ostgebiete (Dr. Wetzel) an den Reichskommissar für das Ostland (Lohse), Lösung der Judenfrage, 25 octobre 1941 (document Nuremberg NO-365) {en ligne…}. 5. Voir le témoignage d’Hermann Heymann in Andrej Angrick et Peter Klein, The Final Solution in Riga. Exploitation and Annihilation, 1941-1944, New York, Berghahn Books, 2009, p. 321. [1] ANGRICK, Andrej, KLEIN, Peter, The Final Solution in Riga. Exploitation and Annihilation, 1941-1944, New York, Berghahn Books, 2009. [2] ARAD, Yitzhak, Belzec, Sobibor, Treblinka. The Operation Reinhard Death Camps, Bloomington, Indiana University Press, 1987. [3] ARAD, Yitzhak, The Holocaust in the Soviet Union, Lincoln – Jerusalem, University of Nebraska Press / Yad Vashem, 2009. [4] BARTOV, Omer, L’Armée d’Hitler. La Wehrmacht, les nazis et la guerre, Paris, Hachette littératures, 2003. [5] BARTOV, Omer, The Eastern Front, 1941-45. German Troops and the Barbarisation of Warfare, 1re éd., Basingstoke, Palgrave Macmillan, 1985. [6] BERTINCHAMPS, Philippe (dir.), Staro Sajmiste. Un camp de concentration en Serbie, Paris, Non Lieu, 2012. [7] BRAYARD, Florent, La Solution finale de la question juive. La technique, le temps et les catégories de la décision, Paris, Fayard, 2004. [8] BROWNING, Christopher, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne, Paris, 10-18, 1996. [9] BROWNING, Christopher, The Origins of the Final Solution. The Evolution of Nazi Jewish Policy, September 1939-March 1942, Lincoln, University of Nebraska Press, 2004. [10] DRESSEN, Willy, KLEE, Ernst, VOLKER, Riess, Pour eux, «c’était le bon temps». La vie ordinaire des bourreaux nazis, Plon, 1989 {En ligne sur PHDN…}. [11] DWORK, Deborah, VAN PELT, Robert Jan, Auschwitz, 1270 to the present, New York, W.W. Norton, 1996. [12] EHRENBOURG, Ilya, GROSSMAN, Vassili (éd.), Le Livre noir sur l’extermination scélérate des Juifs par les envahisseurs fascistes allemands dans les régions provisoirement occupées de l’URSS et dans les camps d’extermination en Pologne pendant la guerre de 1941-1945. Textes et témoignages, Arles, Actes sud, 1995. [13] GERLACH, Christian, Sur la conférence de Wannsee. De la décision d’exterminer les Juifs d’Europe, Paris, Liana Levi, 1999. [14] GÖTZ, Aly, HEIM, Susanne, Les Architectes de l’extermination. Auschwitz et la logique de l’anéantissement, Paris, Calmann-Lévy, 2006. [15] GRUNER, Wolf, Jewish Forced Labor Under the Nazis. Economic Needs and Racial Aims, 1938-1944, New York, Cambridge University Press / United States Holocaust Memorial Museum, 2006. [16] HILBERG, Raul, La Destruction des Juifs d’Europe, Paris, Gallimard, coll. Folio histoire, 2006, 3 volumes. [17] Hoess, Rudolf, Le commandant d’Auschwitz parle, Paris, La Découverte, 2004. [18] INGRAO, Christian, Croire et détruire. Les intellectuels dans la machine de guerre SS, Paris, Fayard, 2010. [19] KASSOW, Samuel, Qui écrira notre histoire? Les archives secrètes du ghetto de Varsovie: Emanuel Ringelblum et les archives d’Oyneg Shabes, Paris, Grasset, 2011. [20] KOGON, Eugen, LANGBEIN, Hermann, RÜCKERL, Adalbert, Les Chambres à gaz, secret d’État, Paris, Seuil, 2000 {en ligne…}. [21] KRANZ, Tomasz, Extermination of Jews at the Majdanek Concentration Camp, Lublin, Panstwowe Muzeum na Majdanka, 2007 {version française en ligne…}. [22] KRAKOWSKI, Shmuel, Chelmno, a small village in Europe. The First Nazi Mass Extermination Camp, Jerusalem, Yad Vashem, 2009. [23] KRUK, Hermann, The Last Days of the Jerusalem of Lithuania. Chronicles from the Vilna Ghetto and the Camps, 1939-1944, New Haven, YIVO Institute for Jewish Research, 2002. [24] LONGERICH, Peter, Holocaust. The Nazi Persecution and Murder of the Jews, Oxford, Oxford University Press, 2010. [25] MACQUEEN, Michael, «Lithuanian Collaboration in the “Final Solution”: Motivations and Case Studies», in CENTER FOR ADVANCED HOLOCAUST STUDIES – UNITED STATES HOLOCAUST MUSEUM, Lithuania and the Jews. The Holocaust Chapter. Symposium Presentations, USHMM, 2005, p. 1-17, téléchargeable sur le site USHMM:
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La «solution finale»,
des groupes mobiles de tueries
aux centres de mise à mort

Tal BRUTTMANN

Chapitre XXIII in Alya Aglan et Robert Frank (éd.), 1937-1947 La Guerre-Monde I, Paris: Gallimard, 2015
© Tal Bruttmann/Gallimard 2015 – Reproduction interdite sauf autorisation de l’auteur,
de l’éditeur ou des ayants droit
 

Les centres de mise à mort de la «solution finale»
Carte des centres de mise à mort en Europe pendant le génocide des Juifs 


PréambuleINTRODUCTIONUNE GUERRE COLONIALEL’ASSASSINAT DES JUIFS D’URSSLA RATIONALISATION DU MEURTRELE PERFECTIONNEMENT DES CENTRES DE MISE A MORTVERS LA DESTRUCTION TOTALEAUSCHWITZ, PARADIGME SINGULIERLA DERNIÈRE MUTATIONBIBLIOGRAPHIE

Préambule (par PHDN)

Nous reproduisons ici le chapitre XXIII de l’ouvrage dirigé par Alya Aglan et Robert Frank, 1937-1947 La Guerre-Monde (tome I, Paris: Gallimard, 2015), présentant une synthèse remarquable, historiographiquement à la pointe, de l’histoire de l’extermination des Juifs par les nazis et leurs complices pendant la Seconde Guerre Mondiale.

Son auteur, Tal Bruttmann, est un historien spécialiste de la collaboration, étudiée à travers une étude de microhistoire portant sur l'Isère, mais aussi des politiques antisémites et de collaboration du régime de Vichy et de l’administration française, ainsi que du génocide dans son ensemble et d’Auschwitz en particulier. Il est familier autant des sources primaires que de la plus récente historiographie. Il offre ici non seulement une remarquable synthèse centrée sur l’entreprise exterminatrice nazie, mais surtout, et peut-être avant tout, propose un changement de paradigme autour d’un des concepts-outils du massacre de masse des Juifs, les «centres de mise à mort» dont l’identification et la distinction ne tiennent ni à la «technique» ni à l’ordre de grandeur du nombre de victimes, mais au fait qu’il s’agit de lieux où furent acheminés les Juifs pour y être immédiatement assassinés: c’est là leur caractéristique fondamentale commune. Ils furent nombreux, nullements limités aux mal nommés «camps d’extermination» par gazage, et répartis dans toute l’Europe de l’Est et les territoires occupés d’URSS. Tal Bruttmann nous sort définitivement de l’erreur qui a longtemps consisté à associer extermination des Juifs et «camps», voire, de façon encore plus erronée, aux «camps de concentration». Le massacre de masse des Juifs n’a pas eu lieu dans «les camps de concentration», ni même dans «des camps». Il eut lieu pour partie dans des centres de mise à mort, lesquels ne furent pas des «camps», même pas des «camps d’extermination». Même à Auschwitz-Birkenau, les lieux qui servirent de centres de mise à mort avaient été conçus à côté du camp, en dehors de celui-ci, en étaient séparés, distincts. L’extermination des Juifs n’a pas eu lieu dans «les camps». Il s’agit là d’une rupture historiographique et d’une avancée majeure dans notre compréhension globable de cet événement. Par ailleurs, Tal Bruttmann nous donne à voir la fluidité, la dynamique des politiques nazies de massacres de masse, à la fois géographiquement et chronologiquement. Les contraintes, les objectifs, les missions changent selon les lieux et qu’on avance dans la guerre. La présentation limpide de ces évolutions, distinctions, mais finalement convergences vers toujours plus de violence et de radicalité, constituent l’autre intérêt de cette étude. Enfin, la bibliographie proposée en fin de chapitre fournit une excellente photographie de l’état de l’art historiographique au milieu des année 2010.

L’étude de Tal Bruttmann s’inscrit au sein d’un ouvrage majeur sur la Seconde Guerre Mondiale (1937-1947 La Guerre-Monde I) qui offre également des synthèses aussi accessibles que fines et inédites, élargissant et multipliant les points de vue sur le conflit mondial et ses contextes. Nous en conseillons très vivement l’acquisition et la lecture qui permet de replacer l’extermination des Juifs dans ses environnements et d’en articuler les enjeux de façon intelligible.

La présentation de la version imprimée est respectée à de très légers ajustements typographiques près. Les sources sont présentées entre crochets [], le numéro correspondant à la référence en bibliographie (directement visible par survol de souris sur ordinateur ou touch sur appareils mobiles), parfois suivie (après un point-virgule) des numéros de page. Nous avons enrichi le texte de liens vers du matériel de PHDN ou d’ailleurs développant les points ou les concepts évoqués. De rares compléments par PHDN sont signalées entre accolades {}
 


INTRODUCTION

Quelque 5 700 000 juifs ont été victimes de la «solution finale de la question juive» mise en œuvre par le IIIe Reich. La composition même de ce bilan résulte tout à la fois de politiques successives mises en œuvre contre les populations juives de l’Europe allemande, et de la politique d’assassinat à proprement parler. Ainsi, plusieurs centaines de milliers de personnes sont mortes dans les ghettos ou les camps de travaux forcés, du fait des privations, de la famine ou des conditions sanitaires.

Mais l’immense majorité des victimes, soit près de cinq millions de personnes, a été assassinée lors du processus de destruction planifié par le IIIe Reich. Cette politique d’assassinat a été réalisée par deux méthodes, qui ont été mises en lumière et définies par Raul Hilberg [16]. La première à être activée fut celle des groupes mobiles de tueries. Ces unités, diverses, ont à partir de l’été 1941 sillonné les territoires soviétiques et opéré les exécutions, tuant leurs victimes sur les lieux même où celles-ci vivaient. Cette méthode a essentiellement été appliquée dans l’Est européen, jusqu’à la fin de la guerre et ce sont sans doute jusqu’à deux millions de personnes qui ont été assassinées ainsi. L’autre méthode est celle des centres de mise à mort (killing centers comme les a appelés Raul Hilberg), caractérisés par le fait que tout «nouvel arrivant descendait du train le matin, le soir son cadavre était brûlé, et ses vêtements empaquetés et entreposés pour être expédiés en Allemagne»[16 ; 1595-1596].

Les centres de mise à mort sont devenus la représentation centrale de la Shoah, notamment à travers Auschwitz-Birkenau, dont le bilan meurtrier constitue un sixième des victimes. Pourtant, la définition même des centres de mise à mort, et par conséquent leur identification, semble davantage résider dans un certain nombre d’éléments relevant de la technique – en premier lieu la méthode d’homicide employée, le gazage – que dans l’analyse même des méthodes et des stratégies déployées par les hommes chargés de procéder à ces assassinats. Dans le champ de la «solution finale de la question juive», où les apports historiographiques ont été particulièrement importants depuis deux décennies, notamment en ce qui concerne les territoires de l’Europe de l’Est, la question de la définition même des centres de mise à mort, de leur nature et de leur nombre et localisation constitue un point nodal.

UNE GUERRE COLONIALE

La Shoah est indissociablement liée à Barbarossa et à la guerre à l’Est, qui marque le début du processus de destruction, d’abord limité aux territoires soviétiques, avant de s’étendre à l’ensemble des territoires se trouvant dans l’orbite du IIIe Reich. L’attaque contre l’URSS se place sous un double objectif, profondément enraciné dans l’idéologie nazie: tout à la fois abattre un ennemi mortel et conquérir l’espace colonial allemand, le Lebensraum. Cette dimension coloniale constitue un élément central et fondamental tant dans la préparation de l’invasion que son accomplissement. Car les territoires s’étendant jusqu’à Moscou constituent l’espace colonial naturel de l’Allemagne et leur conquête a pour objectif de parachever la constitution de la grande Allemagne et de son empire, entamée depuis 1938 et l’Anschluss. Par-delà la seule guerre, Barbarossa comporte un important volet de planifications, ayant pour but de réaménager l’espace conquis et d’en remodeler sa géographie humaine. Dans ce cadre sont développés de nombreux projets, comme le Generalplan Ost ou le Hungerplan, comportant d’emblée d’importantes dimensions meurtrières [14].

Ces projets d’aménagements futurs accompagnent la préparation de la guerre à l’Est car la victoire est acquise et l’avenir est imaginé d’emblée. C’est une guerre annoncée, et pensée, comme aisée et à l’issue victorieuse rapide, à l’instar des précédentes: de la Pologne à la Grèce, en passant par la France, chaque campagne du IIIe Reich a été rapide et triomphale. Pour l’armée allemande, et même plus largement pour la population allemande, cette nouvelle confrontation s’annonce cependant très particulière. Barbarossa est placé sous le double signe d’un combat idéologique et racial, un affrontement dont l’Allemagne ne peut que sortir victorieuse, en raison de la corruption et de l’impureté de son adversaire. Mais cette certitude se double d’une autre, qui confère une véritable dimension eschatologique à la guerre, l’obligation d’être victorieuse, au risque d’être anéantie et éradiquée de la surface de la terre par son plus implacable ennemi. Cette pensée est omniprésente, comme l’illustre le discours de l’un des généraux de la Wehrmacht à ses hommes:

La guerre contre la Russie est une partie essentielle du combat pour l’existence du peuple allemand. C’est le vieux combat des Germains contre les Slaves, la défense de la culture européenne contre l’invasion moscovito-asiatique, la défense contre le bolchevisme judaïque. Ce combat doit avoir pour but l’anéantissement de la Russie actuelle et doit donc être livré avec une dureté inouïe1.

La préparation de l’offensive s’accompagne d’une série d’instructions qui fixent un cadre très particulier, autorisant les violences contre différentes catégories de la population, y compris civile, et annoncent un degré de violences jusque-là inédit [4 ; 28]. Parmi les cibles de ces ordres figurent les hommes juifs, élevés au même rang que les commissaires politiques ou les partisans et devant au même titre être éliminés. Car c’est une lutte à mort qui s’annonce contre l’ennemi le plus implacable et dangereux du régime nazi et de la «race aryenne», l’URSS judéo-bolchevique, empire barbare peuplé de hordes slaves et asiatiques, contrôlés par les Ostjuden (juifs de l’Est), figures centrales de l’antisémitisme nazi.

L’invasion du territoire soviétique constitue un basculement majeur dans les politiques antisémites menées par le IIIe Reich. Jusque-là se sont additionnées des politiques de contrôle, de dépossession, d’exclusion physique et de concentration, particulièrement avec les ghettos dans l’ancien territoire polonais. Si la ghettoïsation devient rapidement meurtrière, notamment dans les grands ghettos comme Varsovie ou Litzmannstadt (Lodz), le Reich nazi n’a cependant pas encore déclenché de politique d’assassinat contre la population juive. La «solution finale de la question juive» désigne alors divers projets de déportation massive des juifs vivant dans les territoires contrôlés par le Reich, sans guère de regard sur les conséquences hautement meurtrières de ces plans.

En octobre 1939 est initié le plan Nisko, visant à déporter dans la région de Lublin, vue comme un «territoire dépotoir», la population juive. Abandonné après le transfert de plusieurs dizaines de milliers de personnes, lui succède le projet Madagascar, l’île étant désignée à son tour comme «territoire poubelle» où déverser les quatre millions de juifs sous contrôle allemand. Ce plan, fantasme finissant par se heurter à la réalité, est abandonné à son tour alors que la préparation de Barbarossa offre de nouvelles perspectives: la marche triomphale de l’armée allemande vers Moscou permettra de réaliser la déportation des juifs au-delà, vers la Sibérie.

Mais rapidement une tout autre réalité militaire s’impose. Car si l’armée allemande accumule les batailles victorieuses, parcourt des centaines de kilomètres à travers la Biélorussie, l’Ukraine et la Russie et capture des centaines de milliers de prisonniers soviétiques, ce n’est cependant pas sans un lourd tribut. Les combats sont d’une rare apreté, loin de la campagne aisée annoncée, qui devait voir un effondrement rapide de l’Armée rouge et du régime soviétique. Dans certains secteurs du front2 ce sont des combats défensifs, certains proches de la guerre des tranchées, qui prévalent, faisant apparaître l’ombre de la Première Guerre mondiale. Après un mois de combat, la Wehrmacht compte plus de pertes en hommes que lors de toutes les campagnes précédentes cumulées, tandis que les pertes matérielles sont considérables. Dès les premières semaines de Barbarossa, il apparaît que cette guerre ne s’inscrit pas dans le droit fil du modèle victorieux de la guerre éclair qui avait assuré les triomphes précédents du Reich [4] [5]. L’Armée rouge se bat vigoureusement, démentant le discours idéologique et la propagande qui annonçaient l’effondrement rapide de ces troupes composées de hordes de slaves et d’asiates contrôlés par les juifs. La réalité de la guerre provoque une transformation majeure dans les mentalités. Initialement pensé comme instance de confirmation de la supériorité germanique, le front de l’Est devient instance de confirmation de la réalité du danger juif. C’est dans ce cadre, pensé et vécu par les Allemands comme un affrontement à mort avec le régime soviétique, que débute l’assassinat en masse des juifs [18].

L’ASSASSINAT DES JUIFS D’URSS

Ce basculement est illustré par l’activité des Einsatzgruppen. Durant les premières semaines suivant le déclenchement de l’offensive, ces unités chargées d’assurer la sécurité sur l’arrière des troupes en «neutralisant» les ennemis du régime abattent plusieurs dizaines de milliers de personnes. Alors que les instructions désignaient différentes catégories d’ennemis (cadres du parti, saboteurs…), d’emblée, l’immense majorité des victimes des fusillades est constituée d’hommes juifs, en âge de combattre, révélant l’identification opérée par les membres des Einsatzgruppen entre danger pour la sécurité et «ennemi juif». Cette vague de tuerie connaît une première transformation au début du mois d’août, s’élargissant à l’ensemble de la population juive, incluant d’abord les femmes puis les enfants, avant de devenir une politique généralisée à partir de la fin du mois d’août 1941, marquée par les grands massacres qui débutent avec celui de Kamenets-Podolski, où les 27 et 28 août 1941, 23 600 juifs sont assassinés par l’Einsatzgruppe C.

Ces évolutions successives résultent de cycles d’intensifications, résultants des initiatives prises par les unités sur le terrain et des ordres provenant du plus haut de la hiérarchie nazie, lesquels avalisent les actions meurtrières et en élargissent la portée. Cette explosion meurtrière est illustrée par le bilan macabre méticuleusement tenu par les Einsatzgruppen. Au 20 août, l’Einsaztgruppe C avait exécuté environ 8 000 personnes. Deux mois plus tard, début novembre 1941, son activité a coûté la vie à 80 000 personnes. L’Einsatzgruppe D qui avait tué 8 425 personnes entre le 22 juin et le 19 août, présente un bilan de 35 782 victimes au 30 septembre. Mais les Einsatzgruppen sont loin d’être les seules unités impliquées dans ces massacres, dont ils sont devenus synonymes.

À travers les territoires soviétiques, un vaste ensemble d’unités procèdent aux opérations de tueries mobiles. Ainsi la brigade de cavalerie SS, forte de 4 000 hommes, se voit directement chargée par Himmler à la fin du mois de juillet de procéder à la liquidation des juifs – femmes et enfants compris – de la région marécageuse du Pripet, perçue comme un foyer infectieux de résistance constituant un coin enfoncé entre les groupes d’armées Centre et Sud. L’opération qui dure près de quinze jours fait 13 788 victimes. Bataillons de police, divisions de sécurité, unités de la Waffen-SS, souvent avec l’appui direct ou logistique de la Wehrmacht, sont également les acteurs de la politique d’assassinat systématique des juifs d’URSS [8] [18] [40] qui est mise en œuvre à compter de l’été 1941, souvent épaulés par des nationalistes lituaniens (les «Shaulists»), lettons ou ukrainiens, parfois organisés en unités spéciales (telles que la Saugumas et l’Ypatingasis būrys en Lituanie ou le kommando Arājs en Lettonie).

La politique d’assassinat prend peu à peu une nouvelle dimension. Entre le déclenchement de Barbarossa et la fin de l’année 1941, de 500 000 à 800 000 juifs sont assassinés dans les territoires soviétiques. Aux massacres qui suivent l’avance de la Wehrmacht en URSS se substitue peu à peu une politique d’assassinat systématique, qui se rationalise avec l’apparition d’une nouvelle méthode: les centres de mise à mort. Alors que depuis l’été les juifs dans les territoires soviétiques étaient assassinés sur place, là où ils vivaient, par des unités mobiles de tuerie, peu à peu apparaît avec la création de centres de mise à mort une forme de rationalisation meurtrière.

LA RATIONALISATION DU MEURTRE

Si l’historiographie a longtemps retenu six sites de ce type – Treblinka, Sobibor, Belzec, Kulmhof (Chelmno), Auschwitz et Majdanek –, il faut pourtant s’interroger sur cette notion. Ces six sites ont en commun la technique homicide qui y est utilisée, le gaz. Pourtant ces lieux n’ont pas été créés à la suite d’une décision centrale et unique. Ils trouvent leur origine dans des cadres décisionnels régionaux, avec des chronologies propres, échelonnées dans le temps. Ainsi, il s’écoule plus de six mois entre les débuts de la construction de Belzec, le 1er novembre 1941, et celle de Treblinka en avril 1942, tandis qu’à Auschwitz ce sont une série de décisions liées aux politiques propres aux camps de concentration qui mènent, à partir de septembre 1941, à la création d’un centre d’assassinat dont le fonctionnement débute à la fin de cette même année.

En outre, ils ne partagent qu’une similitude apparente: à Kulmhof, ce sont des camions à gaz qui sont utilisés pour mettre à mort les victimes; à Treblinka, Sobibor et Belzec, des chambres à gaz alimentées par les gaz d’échappement de moteurs de char ou de sous-marin; à Auschwitz, des chambres à gaz où étaient utilisés du Zyklon B; enfin à Majdanek, l’historiographie post-communiste a établi que l’immense majorité des victimes n’avaient pas été gazée mais fusillée [21]. Ce dernier point est fondamental, car il illustre et souligne combien la technique biaise la compréhension. Car d’évidence, que l’on y assassine par le gaz ou bien par fusillades, Majdanek demeure, malgré tout, un centre de mise à mort. Il constitue l’un des quatre sites de l’Aktion Reinhard comme l’indique le «télégramme Höfle» [42]. Un constat identique, à partir d’un phénomène inverse, peut être établi avec le site de Babi Yar. Là, le SD de Kiev s’est vu doté de camions à gaz pour procéder aux assassinats menées durant l’occupation, mais leur usage fut rapidement abandonné, en raison des plaintes des opérateurs [31]. Or, si l’emploi de ces camions s’était pérennisé, Babi Yar aurait fonctionné sur un modèle proche de celui de Kulmhof et aurait été identifié comme centre de mise à mort, du simple fait de l’usage du gazage. Le centre de mise à mort ne devrait pas se définir par la technique par laquelle est opéré le meurtre (le gazage, qui a frappé l’entendement), mais par sa finalité: un lieu central vers lequel sont acheminées les populations juives pour y être assassinées.

De fait, ce ne sont pas six lieux qui partagent cette finalité, mais un nombre plus élevé, au moins une douzaine, répartis essentiellement dans l’espace oriental européen. L’apparition de ces sites n’est pas imputable à une décision centrale, mais relève davantage de décisions locales déconnectées les unes des autres, s’inscrivant dans un processus de rationalisation des opérations. Les premiers centres de mise à mort qui apparaissent sont liés à la destruction des habitants de ghettos qui concentrent une part importante des populations juives régionales: Vilnius et Kaunas qui représentent plus du tiers de la population juive de Lituanie, Riga, où se trouve la moitié des juifs de Lettonie, ou encore Litzmannstadt (Lodz), principal ghetto du Wartheland.

Chronologiquement, l’un des premiers sites apparaît à proximité de Vilnius, à Ponar, à une dizaine de kilomètre de la capitale lithuanienne. Autrefois occupé par l’Armée rouge qui y avait entamé la construction de citernes jamais achevées, le lieu, en forêt, est jalonné de fosses, de douze à trente-deux mètres de diamètre et profondes de cinq à huit mètres, reliées les unes aux autres par des tranchées. Il se trouve à proximité de la Grodzienka, la route reliant Vilnius à Grodno, et est longé par la voie ferrée Vilnius-Varsovie – une gare dessert le lieu –, qui le rendent facile d’accès. Depuis l’été 1941, s’y opère l’essentiel des assassinats des juifs de Vilnius. Aux premières «décimations» de la population du ghetto, qui font plusieurs milliers de mort, succède une politique de mise à mort systématique des juifs de Vilnius et de la région dont Ponar devient le lieu principal. Les victimes sont acheminées quasi-quotidiennement par camions [35] [10] [12] à destination du Ponarenlager [25], également appelé la «base». Ceux-ci franchissent le portail qui permet l’accès au périmètre, gardé par des Shaulists, ceint par des barbelés garnis de feuillages obstruant la vue et ornés de panneaux interdisant l’accès du site. «Attention! Danger de mort! Terrain miné» ou encore «Entrée strictement interdite, y compris aux officiers allemands»[12 ; 510, 513].

Les juifs sont ensuite dirigés en direction des citernes, dans lesquelles ils pénètrent par les tranchées, et sont abattus par les tueurs lituaniens et allemands. Quand les fosses ne sont plus accessibles par les tranchées du fait de leur saturation, les victimes sont alignées à leur bord et abattues. Certaines citernes sont utilisées comme lieu de détention. Quant aux camions, ils repartent de la «base» chargés des biens des victimes. Entre septembre et novembre 1941 près de 20 000 personnes sont assassinées. Dès le mois de septembre Ponar devient synonyme de l’anéantissement de la population juive de Vilnius [19 ; 407-410] [23], qu’exprime plus qu’explicitement quelques semaines plus tard un tract du FPO, l’organisation de résistance juive de Vilnius:

Où sont passés les centaines d’hommes arrêtés pour être envoyés au travail par la police municipale? Où sont passés les femmes et les enfants nus tirés de leurs lits par une nuit terrible? Où sont passés les juifs qui ont été arrêtés à Yom Kippour? Et où sont passés nos frères du second ghetto? Ceux qui ont été emmenés du ghetto ne reviendront plus, parce que tous les chemins de la Gestapo mènent à Ponar. Et Ponar c’est la mort! Faites revenir à la raison ceux qui cèdent au désarroi de leurs illusions: vos enfants, vos femmes et vos maris ne sont plus! Ponar n’est pas un camp. On les a tous exécutés. [38 ; 241].

Plus tard, le rayon d’action de Ponar s’accroît, au-delà de Vilnius: la voie ferrée permet l’acheminement vers ce centre de mise à mort de populations de petits ghettos de la région tels que ceux des villes de Michaliszki, Oszmiana ou encore Soly.

D’autres sites répondant à la même finalité apparaissent durant cette période. À Kaunas, certains des forts datant du XIXe siècle qui entourent la ville sont utilisés aux mêmes fins par l’Einsatzgruppe A. Avec leurs fosses, leurs murailles, leurs cours intérieures et leurs innombrables pièces qui fournissent autant de cellules, ils constituent des lieux idoines pour organiser les opérations d’assassinats. Les Forts IV et VII, au sud de la ville, sont le lieu des premières exécutions durant l’été 1941, puis c’est le Fort IX, au nord, qui devient le point central de l’assassinat – il aurait été nommé par les Allemands le «Vernichtungsstelle [lieu d’anéantissement] Kauen»[12 ; 631], tandis que dès juillet le Fort VII été désigné comme «camp de concentration pour juif» (rapport d’Erich Ehrlinger, responsable de l’EK1B) [9 ; 272]. Il faut entendre ici «camp de concentration» dans son sens premier, lieu de rassemblement, et non KZ. Le rapport Jäger, du nom de son auteur, chef de l’Einsatzkommando 3, qui porte sur la période allant de l’été 1941 à la fin novembre de la même année, fait état de 16 011 personnes assassinées au Fort IX – le même document indique 4 254 victimes pour le Fort VII et 3 027 pour le Fort IV [10 ; 52 sq.].

Jusqu’en 1944 la population du ghetto, qui est, comme d’autres, régulièrement alimentée par les déportations de juifs d’autres pays, notamment du Grand Reich, est acheminée là pour y être exécutée. À Riga, les forêts de Bikernieki et Rumbula, à l’est de la ville, deviennent le lieu de l’élimination de la population juive locale, non sans avoir été préparées en amont, notamment avec le creusement de fosses pour 28 000 personnes [7 ; 367]. De même Babi Yar, après le massacre des 29 et 30 septembre, devient un site d’exécution permanent. Jusqu’à la reprise de la ville par les Soviétiques en novembre 1943, les juifs capturés dans la région de la capitale ukrainienne y sont assassinés. Là aussi le site se dote de structures, avec notamment la construction à proximité des ravins d’un camp, Syrets.

Cette rationalisation qui mène à l’apparition de ces premiers centres de mise à mort semble répondre à plusieurs facteurs. Il est sans doute probable qu’après plusieurs mois de fusillades «mobiles», l’expérience acquise par les tueurs les ait amenés à opter pour une méthode centralisatrice. Du strict point de vue meurtrier, cette rationalisation concentre les opérations en un seul point, qui réduit le nombre d’unités de tueurs nécessaires et maximalise leur efficacité, les exécutions ne dépendant plus des mouvements de ces unités les victimes leur étant directement livrées. Car les opérations des groupes de tuerie mobile ne se font pas sans difficultés d’organisation, comme le souligne dans son rapport Karl Jäger, chef de l’Einsatzkommando 3:

La réalisation de ce type d’opérations a été avant tout un problème d’organisation. La décision de systématiquement rendre libre de juifs [judenfrei] chaque district a exigé pour chaque opération une préparation approfondie, et une étude des conditions prévalant dans le district concerné. Il fallait rassembler les juifs en un ou plusieurs points. Selon le nombre, il fallait trouver un lieu avec l’espace nécessaire et creuser les fosses.

La distance à parcourir entre les lieux de rassemblement et les fosses était en moyenne de 4 à 5 km. Les juifs étaient acheminés vers le lieu d’exécution en groupe de 500, à intervalles d’au moins 2 km. Un exemple pris au hasard montrera à quel point ce travail a été difficile et éprouvant pour les nerfs: à Rokiskis, il a fallu acheminer 3 208 personnes sur une distance de 4,5 km avant de pouvoir les liquider. Pour venir à bout de cette tâche en l’espace de 24 h. 60 des 80 partisans [nationalistes] lituaniens disponibles ont dû être chargés des tâches de transport et de bouclage du secteur.

Les hommes restant que l’on a été sans cesse obligé de relever ont abattu tout le travail avec mes hommes. Des véhicules motorisés ne sont qu’occasionnellement disponibles pour le transport. Des tentatives d’évasions, ici ou là, ont été empêchées par mes hommes au péril de leur vie. Ainsi, par exemple, du côté de Marijampole, trois hommes du kommando ont abattu 38 fugitifs juifs et fonctionnaires communistes, dans un sentier forestier, sans qu’aucun d’eux ne réussisse à fuir.

Les distances à parcourir pour chaque opération aller et retour allaient de 160 à 200 km. Seule une gestion intelligente du temps nous a permis de mener à bien jusqu’à 5 opérations par semaine, tout en accomplissant le travail de routine à Kauen [Kaunas] sans que les tâches courantes prennent de retard.

À Kauen même, où nous disposions d’assez de partisans suffisamment bien entraînés, les opérations, comparées aux difficultés parfois énormes que nous avons eu à maîtriser au-dehors, peuvent être considérées comme de simples exercices3.

Avec les centres de mise à mort, les opérations de concentration et d’acheminement des juifs jusqu’au site d’assassinat ne dépendent pas des unités spécialisées dans le meurtre, mais sont réalisées par d’autres troupes, ou s’appuient sur des dispositifs déjà existant (tels que les administrations allemandes gérant les villes et ghetto). En outre, les sites désignés pour cette fin, dont l’usage devient pérenne, répondent aux différents besoins logistiques et fournissent les quelques infrastructures nécessaires: bâtiments pour loger les éventuels gardes ou des poignés de détenus en sursis chargés du tri des biens, de l’enfouissement des corps ou de leur destruction; périmètre clos, qui à la fois en restreint l’accès depuis l’extérieur et piège les victimes acheminées à l’intérieur; fosses pour les victimes. Enfin, cette rationalisation coïncide aussi avec la sédentarisation des Einsatzgruppen, qui, dès la fin de l’année 1941, se transforment d’unités mobiles en postes de la Sipo-SD quadrillant les territoires conquis de l’Ostland et de l’Ukraine [18].

LE PERFECTIONNEMENT DES CENTRES DE MISE A MORT

Peu de temps après l’apparition de ces centres de mise à mort dans le territoire soviétique, d’autres sont mis en place durant la fin de l’année 1941, cette fois dans les territoires annexés au Reich et dans le Gouvernement général. Là, aux politiques jusque-là meurtrières de ghettoïsation et de travail forcé succèdent des politiques d’assassinat, avec des dynamiques et des prétextes sensiblement identiques, qui débouchent sur la création des centres de mise à mort de Kulmhof (Chelmno) dans le Wartheland et de Belzec dans le Gouvernement général. Car avec l’enlisement de l’offensive à l’Est, les projets de déportations des juifs d’Europe au-delà de Moscou, pensés comme étant vite réalisables dans la foulée d’un rapide effondrement soviétique, se trouvent frappés d’obsolescence. Désormais, c’est à destination de territoires de la sphère allemande que les déportations s’organisent, notamment depuis le cœur du Reich qu’il faut débarrasser de sa population juive. Ainsi, le ghetto de Litzmannstadt devient la destination de populations juives déportées de différents points du Grand Reich, aussi bien de l’Altreich que du territoire autrichien, du protectorat de Bohême-Moravie que du Luxembourg: au total vingt mille personnes transférées en vingt convois qui se succèdent entre le 16 octobre et le 4 novembre 1941. Quant au Gouvernement général, où se trouvent déjà plus de 2 200 000 juifs, il est prévu d’y déporter également des juifs du Grand Reich, ainsi que ceux d’autres territoires, tel que la Slovaquie [24 ; 294-295].

Dans les deux cas, les autorités nazies locales – Arthur Greiser, Gauleiter du Wartheland, et Odilo Globocnik, HSSPf du district de Lublin, territoire destiné depuis 1939 à devenir la «réserve» juive du Gouvernement général – prennent prétexte de ces déportations à destination des territoires qu’ils contrôlent pour solliciter et obtenir de Berlin, en l’occurrence d’Himmler et d’Hitler [7 ; 66-67], l’autorisation de procéder à l’assassinat des juifs locaux pour contrebalancer ces afflux de populations. À la différence des premiers centres de mises à mort, dont le fonctionnement s’est peu à peu pérennisé en des lieux qui, par les avantages qu’ils présentaient, se sont avérés parfaitement adéquats, après coup, pour y poursuivre les opérations d’assassinats (les forts de Kaunas, la «base» de Ponar, les ravins de Babi Yar…), la création de ces nouveaux centres de mise à mort ne relève plus de l’improvisation mais est planifiée en amont.

Les sites destinés à recevoir les infrastructures nécessaires à la réalisation des assassinats sont choisis après repérages, sur la base de plusieurs critères parmi lesquels les deux principaux sont un relatif isolement et une accessibilité, routière et ferroviaire, aisée. Dans le Wartheland, le choix se porte sur le village de Kulmhof. Situé à une soixantaine de kilomètres de Litzmannstadt, ce village, dénommé Chelmno en polonais, est en cours de «re-germanisation»: les quelques dizaines de familles polonaises vivant là sont chassées au profit de colons Allemands [22 ; 31-32]. En outre, passe à proximité une voie ferrée, reliant le village de Eichstädt (Dabie) à la ville de Wartbrücken (Kolo), elle-même reliée à Litzmannstadt. Dans le district de Lublin, c’est à la lisière du village de Belzec qu’un site est choisi. Bénéficiant d’un relatif isolement, notamment en raison des forêts qui l’entourent, le village est cependant un centre ferroviaire important, par lequel passent les trains pour Lublin, ainsi que pour Lemberg (Lvov), dont le district est tout proche, où se trouve un ghetto de plus de cent mille juifs. Mais, si les travaux d’aménagement de Kulmhof et Belzec débutent sensiblement en même temps et que leur mission est l’assassinat des populations juives, ils ne partagent guère de points communs dans leur fonctionnement.

À Kulmhof, un manoir abandonné est choisi pour servir de lieu d’«accueil» pour les juifs qui y seront acheminés. Après s’être déshabillés dans le bâtiment, ils sont embarqués dans trois «camions à gaz», des véhicules dont les échappements sont reliés au compartiment où sont enfermées les victimes durant le trajet qu’effectuent les véhicules. Ces camions parcourent environ quatre kilomètres, rejoignant une clairière où est déchargée, dans des fosses creusées à cet effet, leur «cargaison». Plus d’une centaine de membres de la Sipo-SD et de la Schutzpolizei (SchuPo) sont affectés au fonctionnement du site, officiellement dénommé Sonderkommando Kulmhof ou Sonderkommando Lange, du nom de son premier commandant [22 ; 33]. Différents bâtiments des environs sont utilisés pour le fonctionnement administratif et logistique. Le personnel est logé dans des maisons du village; des granges sont destinées à l’entreposage des biens des victimes, de même qu’une église; une synagogue à Kolo [27 ; 68] et un moulin à Zawadki [22 ; 33], un village à proximité, sont destinés à détenir temporairement les juifs, avant qu’ils soient acheminés vers le manoir. De fait le centre de mise à mort du Sonderkommando Kulmhof n’est pas un site sur un périmètre délimité et ceint. Ses structures sont disséminées sur la dizaine de kilomètres qui s’étalent de la ville de Wartbrücken, principal point d’arrivée des convois de Litzmannstadt, et le manoir de Kulmhof, point de départ des camions à gaz, en passant par Arnsdorf (Powiercie) et Zawadki.

Belzec est au contraire érigé ex nihilo, dans un périmètre délimité où sont concentrées toutes les structures nécessaires. C’est dans un espace de moins de trois cents mètres de côté, clôt et directement relié à la voie ferrée qui le longe, que sont construites toutes les structures, de celles destinées aux gardes et à l’administration, soit au total une centaine d’hommes, jusqu’aux chambres à gaz – ici des bâtiments dotés de salles hermétiquement closes dans lesquelles se déversent les gaz d’un moteur – en passant par des salles de déshabillage. Là où les structures de Kulmhof sont dispersées, celles de Belzec sont concentrées en un endroit unique. En outre, Belzec est le premier centre de mise à mort doté d’un tel dispositif fixe, qui va s’imposer à partir de la fin de la guerre comme symbole de la «solution finale».

L’adoption du gaz de manière quasi simultanée à Kulmhof et Belzec ne doit rien au hasard et révèle que, si la création de ces sites a pour origine des initiatives locales, en revanche c’est Berlin qui prescrit la méthode d’assassinat, jouant un rôle coordinateur. En effet, durant ce même mois d’octobre 1941, des projets de doter de chambres à gaz d’autres sites, Riga et Minsk, sont évoqués – là encore des ghettos destinés à recevoir des déportations de l’Ouest. Si ces projets ne seront pas menés à terme, en revanche le document qui en fait état illustre le rôle central que joue Berlin. En réponse à un rapport du Reichskommissar pour l’Ostland, c’est le ministère du Reich aux Territoires occupés de l’Est qui se charge, en coordination avec Eichmann pour le Service antijuif du RSHA, de saisir la Chancellerie du Führer afin de fournir hommes et matériels nécessaires au gazage4.

La recommandation de cette méthode d’assassinat ne constitue pas une mise à profit du «progrès», d’une modernité, visant à améliorer la capacité meurtrière des centres de mise à mort. À cet égard, les cadences d’exécutions des grandes opérations de fusillades – 12 000 victimes à Berditchev le 15 septembre 1941, 23 600 à Kamenets-Podolski les 27 et 28 août 1941, 33 771 à Babi Yar les 29 et 30 septembre 1941, 17 000 à Rovno les 6 et 7 novembre, 16 000 à Riga le 30 novembre – égalent ou dépassent ce que seront les capacités meurtrières de Treblinka ou de Birkenau à l’acmé de leur fonctionnement, lors des huit semaines de la Grossaktion de Varsovie à l’été 1942 ou de la déportation des juifs de Hongrie au printemps 1944. L’usage du gaz constitue une réponse à un problème soulevé dès l’été 1941: les répercussions psychologiques qu’entraînent les fusillades, en premier lieu l’assassinat de femmes et d’enfants, sur les bourreaux. À la mi-août 1941 Himmler, spectateur à Minsk d’une exécution, avait demandé que soit trouvé un moyen «plus humain», pour les bourreaux, de réaliser les tueries [7] [16 ; 289 sqq.]. L’adoption du gaz vient répondre à ce problème, permettant d’introduire une distanciation «salvatrice» entre bourreaux et victimes, préservant ainsi les tueurs.

Le gazage avait initialement été développé comme méthode d’assassinat à la fin de l’année 1939 dans le cadre de la première politique de mise à mort initiée par le IIIe Reich, le programme T4[7 ; 244 sqq.] [20]. C’est par ce moyen, développé et coordonné par la Chancellerie du Reich (sous la houlette de Viktor Brack), qu’à partir de 1940 les malades désignés comme devant être éliminés sont exécutées, dans six cliniques et asiles du territoire allemand (Hartheim, Sonnenstein, Hadamar, Bernburg, Grafeneck, Brandenburg) transformés en centres de mise à mort. Techniques et expériences acquises lors de ce programme d’assassinat furent mises à profit à compter du mois de septembre 1941 pour répondre au «souhait» d’Himmler, après diverses autres expérimentations destinées à soulager les tueurs [33]. Des «camions à gaz», dont les échappements étaient réinjectés dans le compartiment arrière, asphyxiant les personnes s’y trouvant, furent construits et affectés aux Einsatzgruppen. Sans pour autant abandonner les fusillades de masses, les groupes mobiles de tuerie bénéficiaient désormais d’une autre méthode létale. Dans le même temps, alors que les projets d’élimination des populations juives se multiplient hors de la zone soviétique, le gazage s’impose comme le meilleur instrument pour mettre en œuvre de telles opérations et est prescrit pour doter les centres d’assassinats dont la construction est projetée. C’est cette méthode qui devient la «solution» retenue par le RSHA et recommandée lorsque des autorités locales sollicitent l’accord de Berlin pour procéder aux meurtres, comme avec Kulmhof et Belzec. On assiste là à un début de centralisation concernant les centres de mise à mort, non dans leur création, dont l’initiative vient de dirigeants nazis régionaux, mais dans leur fonctionnement.

Lorsqu’en décembre 1941 Belzec et Kulmhof sont achevés et prêts à entrer en fonction, les politiques d’assassinat se sont étendues, débordant de l’espace oriental pour pénétrer davantage encore en Europe: au génocide des juifs d’URSS et aux politiques de «décimation» initiées dans l’ancien espace polonais, s’ajoutent la politique mise en place en Serbie par la Wehrmacht qui, dans le cadre de politiques de représailles, a fusillé la totalité des hommes juifs (hormis ceux vivant dans la clandestinité) et celle du régime Oustacha, qui a lancé de son propre chef une politique d’assassinat contre la population juive locale (ainsi que contre les Tsiganes et les Serbes).

VERS LA DESTRUCTION TOTALE

Mais dans les mois suivants ces politiques d’assassinats s’étendent et se généralisent à l’échelle du continent européen. Si le moment de la prise de décision par Hitler de la destruction des populations juives demeure sujet à des débats historiographiques, qui la place entre la fin de l’année 1941 et le printemps 1942, la conférence de Wannsee, rassemblant quinze participants qui, hormis Reinhard Heydrich, sont tous des technocrates représentant différents ministères ou organisations, concrétise cependant un saut dans la politique de «solution finale». Parmi les principales propositions sur lesquelles se concentrent les débats historiographiques, celle de Christian Gerlach place la prise de décision en décembre 1941, à la suite de l’attaque japonaise et de l’entrée en guerre des États-Unis [13]. Peter Longerich [24] ou Florent Brayard [7] proposent des dates plus tardives, au printemps 1942. Enfin, a contrario, Christopher Browning avance lui une date plus précoce, à l’automne 1941 [9].

La tenue de cette réunion interministérielle le 20 janvier 1942 qui fixe pour les juifs la mort comme seul horizon [34] révèle deux transformations majeures. Tout d’abord, alors que jusque-là le IIIe Reich se donnait pour objectif de régler le sort des juifs de la «sphère d’influence allemande en Europe» («deutschen Einflußgebiet in Europa»), c’est désormais bien au-delà que portent les projets nazis. À Wannsee, c’est le sort de l’ensemble des juifs d’Europe, pays neutres ou en guerre avec le Reich compris, et même d’Afrique du Nord, qui est discuté. D’autre part, il s’agit de la première réunion interministérielle, à tout le moins documentée, concernant la «solution finale».

Désormais, ce n’est plus de manière partielle et fragmentée, au niveau local, qu’est décidé le sort des juifs, mais centralisée et dirigée par le RSHA, tout en impliquant de manière officielle l’appareil d’État dans toutes ses composantes, depuis les administrations traditionnelles jusqu’à la SS. C’est un plan d’ensemble, coordonné et dirigé depuis Berlin, qui doit être mis en œuvre à partir de ce moment. Pourtant, malgré cette centralisation, la méthode par laquelle doit être réalisée la destruction des populations juives, qui entre en œuvre de façon radicale à compter du printemps 1942, reste à l’initiative des échelons régionaux. C’est dans ce cadre, avec cette ultime mutation de la «solution finale», cette décision de passer à la destruction totale des populations juives d’Europe, que se développe une nouvelle série de centres de mise à mort, parmi lesquels les plus perfectionnés. Dans le Gouvernement général, l’opération Reinhard – la destruction de la principale communauté juive du continent – est organisée autour du modèle que constitue Belzec. Après une phase d’essais au cours de laquelle plusieurs centaines de juifs sont assassinés, le site entre en fonction le 27 mars 1942, avec l’arrivée des premiers convois provenant de Lublin. Ces premières déportations servent encore de phase de test, à grande échelle. En quatre semaines, près de 70 000 personnes sont assassinées à Belzec, avant que des travaux supplémentaires ne soient entamés pour perfectionner le site. Dans le même temps, la construction de deux autres centres calqués sur Belzec est lancée, à Sobibor, dans le district de Lublin à proximité de la frontière avec l’Ostland, et Treblinka, dans celui de Varsovie. Là encore les sites choisis sont isolés, entourés de forêts et desservis par une voie ferrée. Chacun est un rectangle de 600 par 400 mètres formant un périmètre clôt, organisé en trois zones. Deux sont directement liées à l’assassinat: la zone d’arrivée et de triage des biens, et celle dévolue à l’assassinat, pour lequel des chambres à gaz sont bâties. Le dernier secteur quant à lui sert à l’administration SS. Là encore, le meurtre est assuré grâce à des chambres à gaz.

Ces sites, qui sont les plus perfectionnés des centres de mise à mort à fonctionner en 1942, vont engloutir le judaïsme polonais. À la fin de l’année 1942, ce sont 1 274 166 personnes, en provenance du Gouvernement général dans leur immense majorité, qui y sont assassinées, selon les statistiques de la SS. Au total, au moins 1 500 000 personnes (et sans doute plus), sont tuées à Treblinka (750 000), Belzec (450 000) et Sobibor (de 170 000 à 250 000), auxquels s’ajoute le camp de concentration de Majdanek, qui sert ponctuellement de centre de mise à mort (60 000). Ces chiffres pour Treblinka, Belzec et Sobibor sont les minima communément admis [16] [42]. Yitzhak Arad propose des estimations différentes [2]. Selon le bilan dressé par Tomasz Kranz [21], les deux tiers de ces victimes ont été assassinés lors de deux opérations. La première lors de la dernière quinzaine du mois de décembre 1942, la seconde lors de l’Erntefest, qui conclut l’Aktion Reinhard en novembre 1943.

Pourtant, l’entrée en fonction de ces usines de mort ne fait pas disparaître les opérations de tuerie mobile, qui sont toujours réalisées tant dans les confins de l’imperium nazi, toujours en extension durant l’année 1942, que dans son centre, comme dans le Gouvernement général, qui disposent pourtant des centres de mise à mort les plus perfectionnées. Les fusillades continuent à y être opérées parallèlement. De nombreux petits ghettos sont «liquidés» par ce moyen, leur population assassinée sur place, sans doute en raison de problèmes logistiques comme dans le cas du shtetl de Lomazy [2 ; 59-60]. Mais même lorsque les ghettos sont vidés par des déportations à destinations de Treblinka, Belzec ou Sobibor, des opérations de tueries y sont menées. Ainsi, alors que 30 000 personnes sont déportées à destination de Treblinka depuis le ghetto de Radom du 5 au 17 août 1942, le 5 août six cents enfants sont exécutés sur place, puis le 16 août, ce sont mille personnes qui subissent ce même sort. Il en va de même à Cracovie, Lemberg, Stanislawow et de dizaines d’autres ghettos où des milliers d’habitants sont exécutés.

En outre, le modèle de ces centres d’assassinats perfectionnés du Gouvernement général ne s’impose pourtant pas comme modèle au-delà. Si le premier semestre 1942 voit l’apparition de plus d’une demi-douzaine de nouveaux centres de mise à mort, ceux qui se trouvent hors du Gouvernement général sont plus archaïques, présentant un profil ressemblant davantage aux premiers centres d’assassinats. Ainsi, à quelques kilomètres de Minsk, à Maly Trostenëts, sur le site d’un ancien kolkhoze, un centre de mise à mort proche de celui de Kulmhof est mis en place au printemps 1942 par le SD de Minsk [18 ; 337], dirigé par Eduard Strauch, lequel avait auparavant opéré à Rumbula. Les juifs du ghetto de la capitale biélorusse (qui à cette date sont en grande partie des déportés du Reich) y sont régulièrement acheminés par train, puis assassinés par fusillades ou camions à gaz à leur arrivée. Puis ce sont des convois en provenance du Reich qui y sont directement dirigés entre mai et début octobre 1942. Au moins 40 000 personnes, peut-être jusqu’à 60 000, sont tuées là durant l’année 1942.

Le gazage ne s’impose pas non plus comme unique méthode létale comme le montre l’exemple de Brona Góra (Bronnaïa Gora), dans la région de Brest-Litovsk, en Biélorussie également. Entre juin et octobre 1942, environ 50 000 juifs des principaux ghettos de la région (Brest-Litovsk, Pinsk, Kobryn, Drohiczyn, Janov, Horodetz [37]) sont acheminés vers cette localité isolée dans une forêt, où se trouve une station ferroviaire. Les wagons «étaient aiguillés sur la bretelle de la voie ferrée conduisant aux entrepôts militaires, à une distance de deux cent cinquante mètres de la gare centrale de Bronnaïa Gora. Les convois s’arrêtaient devant des fosses déjà creusées, après quoi les Allemands faisaient décharger les wagons sur une rampe préparée à l’avance et entourée de barbelés. Lors du déchargement des wagons, on obligeait les citoyens à se déshabiller et à mettre leurs vêtements en tas. On conduisait les condamnés aux fosses par un corridor étroit entre deux rangées de barbelés, puis on les y faisait descendre par des marches, et on les faisait coucher face contre terre, serrés les uns contre les autres. Une fois que la première rangée était remplie, des Allemands revêtus d’uniformes des SS et des SD procédaient à des tirs de fusils-mitrailleurs. Ils disposaient de la même façon la deuxième et la troisième rangée, jusqu’à ce que la fosse fût complètement remplie. […] Une fois les wagons entièrement déchargés et les citoyens fusillés, les vêtements et les effets de ces derniers étaient chargés dans des wagons et envoyés vers une destination inconnue»[12 ; 384-385].

Mais tous les centres de mise à mort n’ont pas été alimentés par des déportations après leur entrée en fonction. Dans certaines régions, ce sont les lieux de concentration des populations juives, vers lesquels des déportations ont déjà été réalisées précédemment, qui sont transformés en centre de mise à mort. Tel est le cas en Serbie avec le Judenlager Semlin (Sajmište), dans la banlieue de Belgrade, où l’ensemble de la population juive du pays encore en vie fin 1941 a été rassemblée. Au total ce sont 7 500 femmes et enfants qui se trouvent regroupés là au début 1942 [6]. Du mois de mars au 10 mai 1942 la totalité d’entre eux est assassinée, par l’usage d’un camion à gaz. Quotidiennement, une centaine de victimes est embarquée. L’assassinat se fait sur un trajet d’une dizaine de kilomètres à destination d’un champ de tir, où se trouvent les fosses. Dans le même temps, les bagages des victimes sont réexpédiés [6 ; 126-127].

On trouve le même cas de figure, plus tardif chronologiquement et plus archaïque techniquement, avec le Judenlager de Lemberg. Celui-ci est créé au début de l’année 1943 avec ce qu’il subsiste de population du ghetto. Durant l’année 1942, 75 000 personnes en ont été déportées à destination de Belzec, qui se trouve à proximité et dont l’un des objectifs est la destruction de la population de la Galicie. Lorsque Belzec cesse de fonctionner en décembre 1942, il reste près de 65 000 juifs dans le ghetto de Lemberg [26 ; 441]. Au début de l’année 1943, celui-ci laisse la place au Judenlager Janowska, regroupant dans un espace encore plus réduit les habitants encore en vie. Tout comme à Semlin, Janowska est transformé en centre d’assassinat. Le site est adossé à la sablière de Piaski, constituée de ravins. Ici ce ne sont pas des camions à gaz qui sont utilisés, mais les fusillades. Les détenus sont extraits du camp, emmenés dans la sablière, où ils sont abattus. Entre janvier et novembre 1943 la population regroupée à Janowska est ainsi anéantie. À partir de juin 1943, alors que les tueries se poursuivent, un kommando 1005 est mis sur pied, installé sur le lieu même et chargé de la destruction des cadavres [39]. Au final, ce sont au moins 50 000 personnes qui sont assassinées à Lemberg.

AUSCHWITZ, PARADIGME SINGULIER

Le développement du centre de mise à mort d’Auschwitz se déroule dans un cadre différent. Ce n’est qu’avec l’ultime transformation de la «solution finale», la décision de l’assassinat systématique, qu’Auschwitz devient un important centre de mise à mort. Créé en avril 1940 en Haute-Silésie, territoire polonais annexé au Reich, Auschwitz est d’abord un camp de concentration. Son développement n’est pas directement lié à la politique antijuive, mais s’inscrit dans l’histoire des camps de concentration et des politiques qui leur sont propres. C’est dans ce cadre que sont réalisées à Auschwitz les premières opérations d’assassinat, relevant de l’opération 14f13. Initiée en avril 1941 par l’IKL (l’inspection générale des camps), d’abord à Sachsenhausen puis généralisée à l’ensemble des camps, cette politique a pour objet l’élimination des détenus inaptes au travail et mène au développement de différentes techniques [29 ; 314-315]. Une seconde politique d’élimination est ensuite confiée aux camps de concentration pendant quelques mois, à compter de l’été 1941: celle de certaines catégories de prisonniers de guerre soviétiques [29 ; 315].

À Auschwitz, la mise en œuvre de ces deux politiques débouche à l’automne 1941 sur une méthode «originale» et inédite [11]. Un gazage d’environ 850 détenus relevant de ces deux catégories est réalisé une première fois le 3 septembre 1941 dans les sous-sols de l’un des blocks (le block 11) du camp. Ce test jugé concluant, la méthode est ensuite pérennisée par l’aménagement d’un bâtiment mieux adapté, la morgue (Krematorium) [7 ; 244 sq.]. Celle-ci présente plusieurs avantages: à l’extérieur du camp, elle est relativement isolée; dotée de crématoires (d’où le nom), elle permet de se débarrasser des corps; enfin le bâtiment peut être aisément modifié pour être transformé en chambre à gaz. Le 16 septembre, 900 prisonniers de guerre soviétique sont assassinés pour la première fois dans ce lieu, qui devient la première chambre à gaz d’Auschwitz.

Ce n’est que dans un deuxième temps qu’Auschwitz devient le lieu d’une politique concernant les juifs, de dimension régionale. Depuis la fin de l’année 1940 s’est développée en Haute-Silésie l’organisation Schmelt, un système de camps de travaux forcés (les ZAL) contrôlé par la SS et exploitant plusieurs dizaines de milliers de travailleurs juifs [15] [16 ; 454-458]. À partir de la fin 1941, les travailleurs juifs jugés inaptes au travail sont dirigés vers Auschwitz pour y être assassinés – le choix du site étant sans doute imputable à l’opportunité que constitue sa capacité meurtrière développée dans le cadre de la 14f13. Dès lors, les juifs des ZAL constituent l’essentiel des victimes du Krematorium[9 ; 357, 397-398]. Cependant ses capacités s’avèrent insuffisantes et, du fait d’un usage de plus en plus fréquent, un certain nombre d’inconvénients apparaissent, amenant la direction du camp à opter pour l’aménagement d’une chambre à gaz rejetée loin du périmètre du camp. Le lieu choisi se trouve à Birkenau où, à plus d’un kilomètre du camp II en cours de construction, se trouve une ferme. Celle-ci, désignée sous le nom de bunker, est transformée au début de l’année 1942 en chambre à gaz. C’est là désormais que sont effectués les assassinats des juifs des ZAL (et des détenus victimes de la 14f13) [11 ; 302-305], puis dans un second bunker, une autre ferme est également aménagée dans le même but à la fin du mois de juin 1942.

Ce n’est qu’à l’été 1942 qu’Auschwitz se voit confier un rôle dans la «solution finale», sans doute en raison tant de l’expérience acquise là en matière d’assassinat depuis la fin de l’année 1941 que de son positionnement géographique (au cœur de l’Europe allemande) et de sa desserte ferroviaire. Auschwitz devient alors le centre de mise à mort des populations juives de l’Europe non-allemande, le seul site à vocation internationale, destiné en premier lieu aux juifs des territoires d’Europe occidentale (France, Pays-Bas, Belgique). C’est ce rôle qui est à l’origine de l’expansion du centre de mise à mort de Birkenau avec le lancement, durant ce même été 1942, des projets de construction de quatre chambres à gaz couplées avec des crématoires (Krematorium II à V). Celles-ci seront achevées au printemps 1943, constituant une nouvelle évolution du site et lui conférant sa pleine dimension meurtrière, qui en fera l’épicentre de la «solution finale» en 1943-1944. L’ultime perfectionnement du centre de mise à mort de Birkenau intervient avec la préparation de l’«action» hongroise, au printemps 1944: la voie ferrée est prolongée, les rails entrant à l’intérieur du périmètre du camp, jusqu’aux crématoires II et III.

LA DERNIÈRE MUTATION

Les centres de mise à mort connaissent dans le courant de l’année 1942 une dernière mutation, qui leur confère une nouvelle dimension et parachève leur physionomie. Celle-ci intervient à la suite d’une mesure générale concernant les conséquences macabres de «solution finale»: la gestion des cadavres. La multiplication des fosses, souvent sommairement creusées, avec leurs milliers de victimes, n’est pas sans poser certains problèmes, particulièrement en territoire allemand. En février 1942 un échange intervient entre le RSHA et l’Auswärtiges Amt, en raison d’une plainte reçue par ce dernier à propos de la résurgence de cadavres dans le Warthegau [37 ; 157-158]. La conséquence est la mise sur pied d’une opération spéciale, l’Aktion 1005, qui a pour objet la destruction des corps des victimes de la «solution finale». Une unité de SS, dirigée par le SS Paul Blobel, est chargée de son organisation et de sa mise en œuvre à travers l’Europe. Des milliers de charniers doivent être ouverts, les cadavres détruits. Lancée à partir de juin 1942, l’opération est réalisée par l’utilisation de groupes de détenus, liquidés une fois leur tâche réalisée. Politique globale touchant à la «solution finale», la 1005 ne vise pas que les seules fosses des groupes de tuerie mobile mais englobe également les centres de mise à mort. Elle débute en juin 1942 à Kulmhof, avant d’être mise en œuvre à l’automne 1942 à Auschwitz [17] et Sobibor [2 ; 171], s’étendant ensuite aux autres centres d’assassinats.

La réalisation de l’Aktion 1005 dans ces lieux constitue une forme d’achèvement du «modèle». Elle a pour conséquence d’entraîner la constitution de groupes de détenus, maintenus en vie jusqu’à l’achèvement total de cette tâche. Or, les kommandos pérennes dans les centres de mise à mort étaient jusque-là rarissimes, quand ils n’étaient pas inexistants. De fait, la nécessité de procéder aux opérations d’exhumation et de crémation contraint les responsables des centres de mise à mort à préserver désormais, du moins jusqu’à la fin de la mission, les vies des détenus, en raison de l’absence de «réservoir» humain pour les remplacer. Car avec l’opération 1005, il devient nécessaire d’utiliser de la main-d’œuvre, de préférence juive, pour procéder aux opérations. Jusque-là ce n’est que rarement, et épisodiquement, que des juifs étaient détenus dans les centres de mise à mort.

À Kulmhof, ce sont d’abord des ouvriers polonais qui ont été chargés de creuser les fosses [27 ; 58-61], avant que deux groupes de détenus juifs soient constitués, le Hauskommando, travaillant dans le manoir, et le Waldkommando, assigné au creusement des fosses en forêt [19 ; 411-415] [22 ; 66-67]. Mais ces détenus sont rapidement et régulièrement exécutés, remplacés par de nouveaux arrivants extraits des convois. Parfois, comme à Treblinka, des déportés sont désignés à leur arrivée pour accomplir un certain nombre de tâches: rassemblement des biens des autres déportés, chargement dans les trains repartant… Une fois leur besogne remplie, au bout de quelques heures, ils sont, à leur tour, assassinés. Ce n’est que progressivement que sont constitués des Kommandos spécialisés, chacun chargé d’une tâche précise, dont seuls quelques membres (nommés Hofjuden, juifs de cour, par les SS) sont épargnés en raison de leurs qualifications. Là encore c’est avec la mise en œuvre de l’opération 1005, au début 1943, que les effectifs des Kommandos ne sont plus liquidés [32]. Ce sont d’ailleurs les évolutions successives de ces politiques de gestion des Kommandos qui, pour Richard Glazar, rescapé de Treblinka, scandent le fonctionnement du site, en quatre périodes [36 ; 191-192]. Dans certains lieux, l’absence de Kommando de détenus a d’ailleurs un impact direct sur le fonctionnement des opérations d’assassinats. À Babi Yar, l’usage des camions à gaz est rapidement abandonné pour cette raison. Les opérations de vidage des camions et d’enterrement des cadavres ayant été confiés aux SS, c’est à la suite des plaintes de ces derniers face à cette tâche «sale» et «éprouvante» qu’il est décidé de reprendre les fusillades [18 ; 344 sq.] [31].

L’Aktion 1005 intervient alors que les centres de mise à mort ont déjà rempli leur office, la destruction des populations juives locales, et que la phase d’assassinat est achevée ou en voie de l’être. À Belzec, les opérations de crémation commencent en décembre 1942, après l’arrivée des derniers convois, et constituent durant plusieurs mois, jusqu’à la liquidation du site en juillet 1943, l’unique activité qui y est menée. Dans certains endroits, il faut amener expressément des juifs pour pouvoir procéder à ces opérations. Ainsi à Ponar, ce sont soixante-dix juifs encore détenus à Vilnius qui sont extraits de prison et amenés là. Le groupe, renforcé de neuf prisonniers de guerre soviétiques et d’une femme polonaise, est installé, sous bonne garde, sur le site où il travaille pendant une année [38 ; 335-360]. À Bikernieki et Rumbula, où une équipe de détenus (le Hochwald-Kommando) avait été assignée à la gestion des fosses durant une partie du fonctionnement des sites5, succède l’installation de Kommandos 1005 pour lesquels des aménagements destinés à les détenir sur place sont réalisés [1]. Il en va de même au Fort IX à Kaunas et à Babi Yar à l’été 1943, à Maly Trostenëts et Semlin fin 1943…

Seul le cas d’Auschwitz-Birkenau diffère, là encore. Il s’agit du seul lieu où l’assassinat et la destruction des corps ont été opérés en parallèle durant une longue période, de la fin de l’année 1942 jusqu’à novembre 1944, date où les gazages sont arrêtés. Cette exception est liée à la permanence du lieu, le seul ayant fonctionné sans discontinuer pendant trois années, alimenté, à la différence des autres centres de mise à mort, avec des victimes provenant avant tout de l’extérieur de l’espace colonial allemand, les territoires orientaux revendiqués comme revenant naturellement au Reich et devant constituer le Lebensraum. Les centres de mise à mort ont rempli dans cet espace leur mission en quelques mois, ou à peine plus d’une année, éliminant la quasi-totalité des populations juives vivant dans les territoires de l’empire nazi entre la fin de l’année 1941 et le début 1943, soit quelque deux millions de personnes. À Auschwitz en revanche, la «solution finale» bat son plein à partir de 1943. L’épicentre de la Shoah se déplace de l’Europe orientale pour se concentrer là: 250 000 personnes y sont assassinées en 1943, soit autant que pour l’ensemble des autres centres de mise à mort durant cette même période; 500 000 en 1944, alors que plus aucun autre centre de mise à mort, hormis sporadiquement Chelmno, ne fonctionne.

C’est dans cette chronologie particulière que s’inscrit le développement du site d’Auschwitz qui, étape après étape, au fil de rationalisations successives, devient le centre de mise à mort le plus perfectionné, celui qui s’est imposé comme modèle central dans les représentations [41]. Pourtant, de tous, c’est celui qui est le plus particulier. Là aussi l’opération 1005 est mise en œuvre, provoquant des changements dans le fonctionnement du site et de la gestion des Kommandos de détenus utilisés. Comme ailleurs, les corps des victimes sont d’abord, jusqu’à la fin de l’année 1942, enfouis dans les prés à proximité des Bunkers 1 et 2 avant d’être déterrés puis brûlés. Ce n’est qu’ensuite qu’entrent en fonction au printemps 1943 les chambres à gaz couplés avec des crématoires – et ce n’est qu’avec cette entrée en fonction des quatre grandes chambres à gaz qu’une partie des effectifs du Sonderkommando est là aussi préservée, en raison de la nécessité d’avoir des personnes suffisamment expérimentées pour l’utilisation des crématoires.

La construction des crématoires n’est cependant pas directement due à l’opération 1005, mais à la spécificité d’Auschwitz, où la logique concentrationnaire alimente la politique d’assassinat. L’usage des crématoires ne constitue ni plus ni moins qu’un transfert de technique, celui de l’espace concentrationnaire – les camps ayant été équipés de crématoires à la fin des années 1930, au point d’être devenus une «norme» consubstantielle des KZ – au centre de mise à mort. C’est pour cette raison qu’Auschwitz et Majdanek, dont le rôle est cependant resté marginal en matière de «solution finale» mais qui relève également du système concentrationnaire, constituent les seuls centres de mise à mort dotés de crématoires. Bien que ces derniers soient devenus après guerre l’un des symboles de la «solution finale», ils n’en sont cependant pas l’un des marqueurs.

C’est toute la difficulté de définir les centres de mise à mort. Car les différents «marqueurs» (gaz, destruction des corps, crématoires…) qui paraissent s’y attacher sont ceux qui se sont imposés dans les représentations d’après-guerre. Ils relèvent avant tout d’un aspect purement technique. De la même manière, les centres de mise à mort ont été définis, a posteriori, comme étant des lieux où l’on a procédé simultanément à l’assassinat et à la destruction des corps. Or seul Auschwitz, et dans une moindre mesure deux des centres de l’Aktion Reinhard, eut un tel fonctionnement, en raison de l’addition de politiques successives (utilisation de la «main-d’œuvre juive», destruction des corps) étalées dans le temps. Et même si les centres de mise à mort de l’Aktion Reinhard partagent des ressemblances avec Auschwitz, ce n’est que de façon partielle. De fait Auschwitz, qui sert de modèle, n’en est pas un. C’est un «modèle» unique, sans équivalent. Si des traits communs peuvent être distingués entre certains centres de mise à mort, ceux-ci ne sont cependant pas essentiels, aucun centre de mise à mort ne ressemblant à un autre, si l’on excepte ceux du Gouvernement général – Treblinka, Belzec et Sobibor sont identiques car partageant la même unité administrative, ils ont été créés par la même autorité, celle d’Odilo Globocnik et Christian Wirth, en charge de mener à bien la «solution finale» dans cette région.

Ces aspects techniques, ces «marqueurs», sont subsidiaires par rapport à l’aspect principal, et pourtant le font perdre de vue. Car la fonction même des centres de mise à mort est ce qui les définit: la destruction des populations qui y sont dirigées. Leur logique s’oppose à celle des groupes mobiles de tuerie. Ces derniers procèdent aux assassinats sur place, là même où vivent les victimes. Les centres de mise à mort sont quant à eux des lieux vers lesquels ont été dirigées les victimes de chaque région, pour procéder à leur exécution dès leur arrivée. Ni la méthode utilisée, ni la gestion des corps ne constituent des éléments de définition, pas plus que le bilan meurtrier de chacun de ces sites.

Si les plus orientaux des centres de mise à mort (Riga, 40 000 victimes; Ponar, 80 000; Fort IX, jusqu’à 40 000; Maly Trostenëts, 40 000 à 60 000; Brona Góra, 40 000 à 60 000; Babi Yar, 60 000 à 80 000) présentent des bilans d’une tout autre échelle qu’Auschwitz, Treblinka, Belzec, Sobibor ou même Kulmhof avec ses 150 000 victimes, c’est que ces territoires ont été sillonnés par les groupes mobiles de tuerie, qui ont largement décimé les populations juives. Au contraire des centres les plus occidentaux, lesquels ont servi à la destruction de populations très largement intactes. Même si plusieurs centaines de milliers de juifs du Gouvernement général sont morts dans les ghettos, les camps de travaux forcés ou ont été victimes de tueries mobiles, l’immense majorité (au moins 1 600 000 personnes) a été engloutie dans les quatre sites de l’Aktion Reinhard. De la même manière, Auschwitz a servi essentiellement à l’assassinat de populations provenant de l’extérieur de l’imperium nazi (Hongrie, France, Slovaquie, Belgique), épargnées par ces opérations. La seule «Aktion Höss », la déportation de 437 000 juifs de Hongrie entre mai et juillet 1944, constitue le tiers des victimes juives d’Auschwitz-Birkenau (960 000 au total). Or c’est avec celle-ci que Birkenau a atteint le paroxysme de son développement, devenant l’usine de mort qui s’est imposée dans les représentations.

Auschwitz-Birkenau, tout comme les trois centres de l’Aktion Reinhard, a été en perpétuelle évolution, connaissant des modifications successives et un perfectionnement constant. Ce n’est que lors de leur dernière phase de fonctionnement, au fil des évolutions, qu’ils ont atteint cet «achèvement du modèle». S’il devait y avoir une distinction parmi les centres de mise à mort, ce n’est pas par le biais de la technique, mais par celui de l’aménagement à proprement parler de ces sites qu’elle devrait être opérée. D’une part, ceux dont la création procèdent d’une improvisation résultant de la mise à profit des avantages présentés par des lieux, lesquels ont facilité la pérennisation des pratiques d’assassinats (Ponar et ses citernes, les Forts de Kaunas…) ou favorisé l’installation des opérations (Kulmhof; Maly Trostenëts; Birkenau durant la période des bunkers, structures improvisés) sans que soient réalisés de véritables travaux de construction. Et d’autre part, les centres de mise à mort dont la construction fut planifiée et réalisée ex nihilo. Ceux-là ne sont qu’au nombre de quatre, représentant les structures d’assassinat les plus pensées par les bourreaux: Treblinka, Belzec, Sobibor et Birkenau, à compter de l’été 1943 et de l’entrée en fonction des quatre chambres à gaz couplées avec des crématoires. Mais de Semlin, qui a servi à la destruction de la totalité de la population juive encore en vie en 1942 en Serbie, soit 7 500 personnes, à Treblinka et son bilan cent fois plus élevé, en passant par Drobytsky Yar à côté de Kharkiv [30 ; 37] [3 ; 91], Maly Trostenëts, Ponar ou Chelmno, chacun de ces sites partage un point commun essentiel – celui d’avoir rempli l’objectif qui lui était assigné: la destruction des populations juives de toute une région.

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Notes.

1. Discours du général Erich Hoepner, cité par Christian Ingrao, Croire et détruire. Les intellectuels dans la machine de guerre SS, Fayard, 2010, p. 253.

2. Voir le chapitre de Masha Cerovic sur le front germano-soviétique.

3. Extrait du rapport Jäger. Le document est consultable dans son intégralité dans une version traduite en français:
http://www.phdn.org/histgen/documents/jaeger.html {url modifée (2020):
https://phdn.org/histgen/einsatzgruppen-shoah-par-balles/jaeger.html.

4.Der Reichsminister für die besetzten Ostgebiete (Dr. Wetzel) an den Reichskommissar für das Ostland (Lohse), Lösung der Judenfrage, 25 octobre 1941 (document Nuremberg NO-365) {en ligne…}.

5. Voir le témoignage d’Hermann Heymann in Andrej Angrick et Peter Klein, The Final Solution in Riga. Exploitation and Annihilation, 1941-1944, New York, Berghahn Books, 2009, p. 321.

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