« Négationnisme »
Article de l’Encyclopædia Universalis
Par Nadine Fresco
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Nous remercions vivement Nadine Fresco et l’Encyclopædia Universalis de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.
En raison de sa nature et de son ampleur, le génocide perpétré par le régime nazi contre les juifs a profondément marqué l’histoire contemporaine. La manifestation la plus paradoxale de cette empreinte est fournie par l’entreprise qui consiste à nier la réalité de ce génocide. Qualifiée de « révisionniste » par ses promoteurs à partir des années 1970 pour lui donner un semblant de scientificité, celle-ci est désignée à juste titre comme négationniste par les historiens.
Réactualisant une longue tradition antisémite de l’Occident, les négationnistes dénoncent un prétendu complot juif international qui aurait fabriqué de toutes pièces cette « escroquerie du XXe siècle » dans le but de justifier l’existence de l’État d’Israël et d’extorquer de scandaleuses réparations à une Allemagne innocente.
Le négationnisme a connu en France un développement particulier. En effet, deux de ses principaux précurseurs — Maurice Bardèche et Paul Rassinier — étaient français. De plus, l’histoire de sa diffusion y est marquée, à partir des années 1970, par une convergence de vues et d’actions entre des milieux d’extrême droite et des personnes issues d’un milieu radicalement opposé, celui des groupuscules d’ultra-gauche.
1. Le mensonge obligé de l’extrême droite
La dénonciation négationniste apparaît dès l’époque de la guerre froide, qui a immédiatement succédé à la victoire des Alliés en 1945, dans les milieux d’extrême droite de divers pays d’Europe, puis en Amérique du Nord et du Sud, dans certains pays arabes, en Australie, notamment là où d’anciens responsables nazis ont trouvé refuge.
En 1950 a lieu la première rencontre des principaux chefs néo-fascistes européens, dont le Britannique Oswald Mosley, l’ancien Waffen SS Karl-Heinz Priester et le Français Maurice Bardèche. L’année suivante voit la naissance, en France, de l’hebdomadaire Rivarol, principale tribune des vichystes récemment épurés, favorables à l’amnistie et à la réhabilitation du maréchal Pétain, puis de la revue Défense de l’Occident, conçue d’abord par son fondateur, Maurice Bardèche, comme l’organe français du Mouvement social européen, que lui et quelques autres admirateurs du IIIe Reich viennent de fonder à Malmö, en Suède. Adaptant son discours au nouveau contexte international, l’extrême droite s’empare du thème d’une « nation Europe » en danger face à la menace communiste. Mais il lui faut également, pour espérer regagner en audience, réécrire l’histoire de la Seconde Guerre mondiale : euphémiser et minimiser les crimes nazis avant d’en venir à nier celui d’entre eux qui, précisément, faisait la spécificité du nazisme, le génocide. Parallèlement à l’exaltation des hauts faits de l’armée du IIIe Reich, qui aurait défendu l’Occident contre la barbarie communiste, et à la justification de la SS, qui n’aurait participé qu’à de rares massacres et dans le seul but de répliquer au « terrorisme », livres et pamphlets d’extrême droite dénoncent sans relâche les crimes des Alliés, dans lesquels sont comptés, pêle-mêle, les bombardements de civils, les déplacements de populations, le pillage industriel de l’Allemagne, la dénazification et le procès des responsables nazis.
Maurice Bardèche (1909-1998), ami intime et beau-frère de Robert Brasillach, l’écrivain collaborationniste fusillé à la Libération, s’est évertué dès 1947 à démontrer que les crimes des nazis et de leurs auxiliaires français n’étaient en rien différents de ceux des Alliés. Pour blanchir les collaborateurs les plus engagés et rendre le nazisme historiquement supportable, il nie la réalité de l’assassinat de millions d’êtres humains tués pour la seule raison qu’ils étaient nés juifs. Il décrète que cette extermination n’a été en fait qu’une falsification de l’histoire, inventée par les vainqueurs de la guerre. Dans un de ses tout premiers livres, au titre éloquent (Nuremberg ou la Terre promise, 1948), il accuse les juifs d’avoir entraîné la France « dans une guerre désastreuse mais souhaitable, parce qu’elle était dirigée contre un ennemi de leur race », ajoutant que « cette guerre qu’ils ont voulue, ils nous ont donné le droit de dire qu’elle fut leur guerre et non la nôtre. Ils l’ont payée du prix dont on paie toutes les guerres. Nous avons le droit de ne pas compter leurs morts avec nos morts ». C’est ce livre, traduit en allemand dès 1950, avec un sous-titre particulièrement explicite, Nürnberg oder Europa (« Nuremberg ou l’Europe »), qui donne le coup d’envoi outre-Rhin à la campagne négationniste. Dans la revue Défense de l’Occident, qu’il dirige durant les trente années de parution, divers auteurs exposent périodiquement « la vérité sur les camps de concentration allemands », et tout particulièrement ce qu’ils appellent d’abord le « mystère » puis le « mythe » des chambres à gaz. Bardèche, en antisémite conséquent, s’évertue à propager la vulgate négationniste, le plus souvent associée dans les colonnes de sa revue à une dénonciation de l’existence d’Israël.
Tout en reconnaissant volontiers les mérites de Bardèche, c’est Paul Rassinier (1906-1967) que les négationnistes, en France et ailleurs dans le monde, revendiquent la plupart du temps comme père fondateur de leur entreprise. Dans la même stratégie de légitimation qui les fait se réclamer d’une « école révisionniste », la figure de Rassinier, dont ils rappellent à l’envi le parcours — socialiste, résistant, déporté, député —, est une référence autrement plus présentable, pour une société marquée par la Seconde Guerre mondiale, que celle d’un Bardèche, qui, dans Qu’est-ce que le fascisme ?, en 1961, se définissait lui-même comme « un écrivain fasciste ».
2. Du pacifisme au négationnisme : Paul Rassinier
Le fait est que les prémices du négationnisme apparaissent chez Rassinier alors qu’il est encore inscrit dans un univers politique fort éloigné de celui de l’extrême droite. Fils d’un petit paysan du Territoire de Belfort, l’instituteur Rassinier milite activement au Parti communiste de 1923 à 1932, puis, à partir de 1934, au parti socialiste S.F.I.O. « Munichois » acharné, de la tendance de Paul Faure opposée à celle de Léon Blum, il manifeste son adhésion au pacifisme intégral dans ses éditoriaux pour l’hebdomadaire socialiste belfortain qu’il dirige jusqu’à la guerre. Le 7 mars 1942, dans Le Rouge et le Bleu, un mensuel collaborationniste publié par l’ancien socialiste Charles Spinasse, il écrit encore que « des millions de Français se sont trouvés jetés dans l’absurde guerre de 1939 par fidélité à l’esprit de parti ou par discipline de parti ». En 1943, il contribue néanmoins à la parution du premier numéro d’un journal clandestin conçu par des étudiants parisiens en même temps qu’il fait partie d’un groupe de résistants belfortains au sein du mouvement Libération-Nord. Mais, décidément pacifiste, il s’y montre constamment hostile à toute action armée. Arrêté en novembre 1943, il est déporté au début de l’année suivante en Allemagne, où, après le camp de concentration de Buchenwald, il passe treize mois, jusqu’à la Libération, dans celui de Dora. Il rentre à Belfort en juin 1945. Souffrant des séquelles de son arrestation et de sa déportation, il est bientôt mis à la retraite anticipée. Malgré son état de santé, il reprend aussitôt son activité politique et militante. Nommé député en août 1946 lorsque le secrétaire de la fédération socialiste S.F.I.O. du Territoire de Belfort, dont il est l’adjoint, démissionne en sa faveur, il est battu deux mois plus tard par une alliance locale que le maire radical de Belfort noue alors avec les communistes. Cette défaite survient dans l’existence de Rassinier alors même que, pour la première fois de sa longue vie de militant politique, il détenait enfin un mandat électif, une reconnaissance, une légitimité. Or c’est de ce cuisant échec de l’automne de 1946 que datent ses premières manifestations publiques d’antisémitisme, à l’encontre de Pierre Dreyfus-Schmidt, son adversaire radical, dans les éditoriaux amers et violents qu’il publie en première page de l’organe local de la S.F.I.O., dont il est le rédacteur en chef.
À peine quelques mois après cet échec, Rassinier quitte, en 1947, ce Territoire de Belfort où il avait constamment vécu jusque-là. Durant le dernier tiers de son existence, successivement à Mâcon, à Nice et à Asnières, dans la banlieue parisienne, il se consacre essentiellement à l’écriture, notamment de livres de dénonciations qui feront de lui, après sa mort en 1967, le père fondateur revendiqué par les négationnistes. Dès son premier ouvrage, Passage de la ligne, paru en 1949, il dédouane largement les nazis des atrocités commises dans les camps de concentration. Pour le deuxième, Le Mensonge d’Ulysse, publié l’année suivante, il a demandé à un pamphlétaire d’extrême droite, Albert Paraz, d’écrire une préface, dans laquelle des déportés sont notamment dénoncés comme de « très basses fripouilles ». Ce qui vaut à Rassinier d’être exclu de la S.F.I.O. en 1951. Deux ans plus tard, il adhère à la Fédération anarchiste. La petite réputation de spécialiste des questions économiques qu’il acquiert dans le milieu libertaire et pacifiste à travers ses publications et conférences n’est pas remise en cause lorsque plusieurs de ses articles, à partir du bref passage au pouvoir de Pierre Mendès France en 1954, sont exclusivement consacrés à la dénonciation nominale de « M. René Mayer (alias Rothschild) » et d’autres banquiers juifs. Le pamphlet sur le même thème qu’il publie en 1955 sous le titre Le Parlement aux mains des banques, toujours dans un bulletin anarchiste, n’est en fait que la copie résumée d’un ouvrage paru quatre mois plus tôt, Les Financiers qui mènent le monde, d’Henry Coston (1910-2001), l’un des auteurs antisémites les plus prolifiques de l’extrême droite française depuis les années 1930. Également éditeur, ce dernier diffuse d’ailleurs dès cette année 1955 une réédition du Mensonge d’Ulysse, dont une traduction allemande paraît, quelques années plus tard, dans la maison d’édition de l’ancien SS Karl-Heinz Priester. En 1962, Maurice Bardèche devient, à son tour, l’éditeur de Rassinier pour un premier livre, Le Véritable Procès Eichmann ou les Vainqueurs incorrigibles, où le génocide des juifs est présenté comme « la plus tragique et la plus macabre imposture de tous les temps » et dans lequel Rassinier, poursuivant une dérive déjà bien entamée vers les hommes et les idées d’extrême droite, parle des « admirables livres » de Bardèche sur Nuremberg et de leur « rare objectivité ». Le deuxième ouvrage de Rassinier publié par Bardèche, en 1964, s’intitule Le Drame des juifs européens, drame qui est, selon son auteur, « non pas que six millions d’entre eux ont été exterminés comme ils le prétendent mais seulement dans le fait qu’ils l’ont prétendu ». Paru en 1967, le tout dernier livre de Rassinier, Les Responsables de la Seconde Guerre mondiale, décrit de manière obsessionnelle les menées d’un « judaïsme mondial » tirant les ficelles de tous les « bellicistes » — Roosevelt, Churchill, les socialistes français — tandis que seul Hitler s’efforçait de sauver la paix. Cette dénonciation ultime de Rassinier paraît chez l’éditeur Fernand Sorlot, qui s’était fait connaître dès 1934 en publiant une traduction française de Mein Kampf. Il avait été condamné à vingt ans d’indignité nationale pour avoir publié sous l’Occupation les Appels aux Français du maréchal Pétain, des livres tels que L’Allemagne nouvelle et, en 1942, L’Enjeu de la guerre : les juifs, titre auquel Les Responsables de la Seconde Guerre mondiale du « socialiste » Rassinier, ainsi qu’il se qualifie encore lui-même dans cet ouvrage, feront comme un écho, vingt-cinq ans plus tard, chez le même éditeur.
3. De l’hypercritique littéraire au négationnisme : Robert Faurisson
Né en 1929, Robert Faurisson est en 1974 un obscur universitaire, maître de conférences en littérature. Il est sans affiliation politique connue et se dit apolitique. En 1960, professeur de français dans un lycée à Vichy, il a pourtant connu un affrontement plutôt musclé avec un commissaire de police venu ôter la plaque commémorative que les « Amis du maréchal Pétain » avaient apposée devant le bureau occupé par celui-ci pendant la guerre dans un grand hôtel de la ville. Il a brièvement fait parler de lui au sein du monde de la critique littéraire lorsqu’il a proposé en 1961 un article, d’abord anonyme, sur le sonnet Voyelles de Rimbaud, dans lequel il explique que ce sonnet reposait tout entier sur une « mystification ». Chez Faurisson, l’hypercritique des documents, qui conduit systématiquement à rejeter leur authenticité, est élevée au rang de méthode. Il poursuit ainsi son entreprise de « démystification » des œuvres littéraires, proposant notamment une « traduction » en français des Chimères de Nerval après avoir consacré sa thèse de doctorat, soutenue en 1972, à démontrer que Les Chants de Maldoror de Lautréamont n’étaient qu’une « supercherie » dont ont été victimes pendant un siècle « l’immense cortège des dupes » où l’on compte « quelques-uns des plus grands noms de la littérature, de la critique et de l’Université ». Dans le livre issu de cette thèse (A-t-on lu Lautréamont ?, Gallimard, 1972), où il expose sa théorie, Faurisson évoque au passage les « mythes encore plus extravagants » suscités par la Seconde Guerre mondiale, en ajoutant qu’« il ne fait pas bon s’y attaquer » parce qu’« on court quelque risque à vouloir démystifier ».
Il s’y attaque néanmoins, à partir du milieu des années 1970, jusqu’à inonder les rédactions de journaux, en 1978, d’un texte polycopié contenant ce qu’il appelle les « conclusions des auteurs révisionnistes », parmi lesquels figure en bonne place Paul Rassinier, dont la mort en 1967 avait empêché que leur contact aille au-delà d’un bref échange épistolaire et dont Faurisson se proclame le disciple. Ces conclusions polycopiées, au nombre de sept, sont exposées comme des évidences afin d’impressionner le lecteur, dupé par ce que Faurisson appelle la version « exterminationniste » de l’histoire. Elles constituent le credo de la vulgate négationniste : « 1. Les “chambres à gaz” hitlériennes n’ont jamais existé. 2. Le “génocide” ou la “tentative de génocide” des juifs n’a jamais eu lieu : en clair, jamais Hitler n’a donné l’ordre (ni admis) que quiconque fût tué en raison de sa race ou de sa religion. 3. Les prétendues “chambres à gaz” et le prétendu “génocide” sont un seul et même mensonge. 4. Ce mensonge, qui est d’origine essentiellement sioniste, a permis une gigantesque escroquerie politico-financière dont l’État d’Israël est le principal bénéficiaire. 5. Les principales victimes de ce mensonge et de cette escroquerie sont le peuple allemand et le peuple palestinien. 6. La force colossale des moyens d’information officiels a, jusqu’ici, assuré le succès du mensonge et censuré la liberté d’expression de ceux qui dénonçaient ce mensonge. 7. Les artisans du mensonge savent maintenant que leur mensonge vit ses dernières années; ils déforment le sens et la nature des recherches révisionnistes; ils nomment “résurgence du nazisme” ou “falsification de l’histoire” ce qui n’est qu’un juste retour au souci de la vérité historique. »
Le disciple Faurisson radicalisait ainsi ce qui n’avait été qu’esquissé par Rassinier. Celui-ci, en effet, avait peu traité des chambres à gaz dans ses ouvrages, cette « irritante question », comme il la qualifie à deux reprises, transformant en une quinzaine d’années ses doutes en affirmations et ses soupçons en dénonciations. Faurisson, lui, inscrit la question des chambres à gaz au cœur de son propos : il affirme apporter les preuves scientifiques de leur inexistence et prétend vouloir ouvrir sur ce point une controverse de bon aloi avec les historiens. Mais, jusqu’à la fin de 1978, il ne trouve pas de tribune, à l’exception de celle que Maurice Bardèche lui offre en juin dans Défense de l’Occident.
Or, le 28 octobre suivant, le magazine L’Express fait paraître sous un titre choc — « À Auschwitz on n’a gazé que les poux » — un entretien avec l’octogénaire Louis Darquier « de Pellepoix », réfugié en Espagne après avoir dirigé, de mai 1942 à février 1944, le commissariat général aux Questions juives sous le régime de Vichy. Dans cet entretien, Darquier assène que les juifs « avaient voulu la guerre », qu’« il n’y a pas eu de génocide », que « la solution finale est une invention pure et simple », entretenue par « cette satanée propagande juive », que « les juifs sont toujours prêts à tout pour qu’on parle d’eux, pour se rendre intéressants, pour se faire plaindre » et qu’après la guerre ils « ont fabriqué des faux par milliers » et qu’« ils ont intoxiqué la terre entière avec ces faux ». Il précise alors : « Je vais vous dire, moi, ce qui s’est exactement passé à Auschwitz. On a gazé. Oui, c’est vrai. Mais on a gazé les poux. » À peine quelques jours après la parution de cet entretien, qui fait scandale, Faurisson, enseignant à l’époque à l’université de Lyon II, adresse une lettre à plusieurs journaux, dans laquelle il dit espérer que les propos rapportés par L’Express « amèneront le grand public à découvrir que les prétendus massacres en “chambres à gaz” et le prétendu “génocide” sont un seul et même mensonge ». Le mois suivant, Le Matin puis Libération citent les conclusions du professeur et soulignent leur lien avec les déclarations de Darquier. On commence alors à parler d’une affaire Faurisson, lequel obtient du même coup ses premiers droits de réponse. Le 28 décembre 1978, Le Monde décide de publier un article du même, intitulé « “Le problème des chambres à gaz”, ou “la rumeur d’Auschwitz” », contrecarré sur la même page et le lendemain par plusieurs réfutations, mais en assortissant sa propre décision d’un commentaire — « M. Robert Faurisson a, dans une certaine mesure, réussi » — qui posait à lui seul l’épineuse question des choix et de la responsabilité de la presse. Le négationnisme devenait une affaire publique.
4. L’exploitation des circonstances
De 1945 à la fin des années 1960, la conscience de l’étendue et de la nature des crimes perpétrés par le régime nazi et ses complices avait rendu inacceptable, ou malaisé à faire entendre, un discours antisémite largement répandu avant la guerre. C’est pourquoi ni les écrits de Bardèche et de Rassinier ni ceux de leurs correspondants étrangers ne rencontrèrent d’écho au-delà d’un cercle essentiellement composé de nazis, d’anciens de la collaboration et de militants d’extrême droite. En revanche, à partir des années 1970, les circonstances favorisant la diffusion du négationnisme se multiplient.
En France, la parution des articles de Faurisson s’inscrit dans une série d’événements qui contribuent à rappeler le passé collaborationniste, refermé officiellement depuis l’épuration de 1945 : interview déjà mentionnée de Louis Darquier dans L’Express; diffusion par la télévision française, qui s’y était jusque-là refusée, de Holocauste, fiction télévisée américaine sur le sort des juifs pendant la guerre, vue dans le monde entier et dont la forme surtout déclenche des polémiques; mais aussi, en 1979, inculpation pour crimes contre l’humanité de Jean Leguay, ancien délégué en zone occupée du secrétaire général de la police sous Vichy, René Bousquet, et responsable à ce titre de la déportation des juifs, une inculpation qui ne débouche pas sur un procès (Leguay meurt en 1989, au moment où, après dix ans, son dossier aboutit) mais qui précède et annonce celles de l’ancien milicien Paul Touvier en 1981, de Maurice Papon et de Klaus Barbie deux ans plus tard.
La recrudescence du négationnisme traduit aussi, sous une forme paroxystique, une modification progressive du regard porté sur les juifs dans le monde, en rapport avec l’évolution géopolitique d’Israël. Déjà, les partis communistes aux ordres de Moscou, peu après avoir, stratégiquement, soutenu puis salué la création de l’État d’Israël en 1948, s’étaient mis à dénoncer le « cosmopolitisme », qu’ils qualifièrent bientôt de « sionisme ». L’expédition de Suez en 1956 avait fait apparaître Israël comme l’allié des puissances occidentales dans la région. Mais c’est avec la victoire militaire des Israéliens lors de la guerre des Six-Jours de juin 1967 que cette évolution se radicalisa.
Pour la gauche française dans son ensemble, protester contre une politique israélienne d’expansion et de répression, défendre les droits des Palestiniens, soutenir leur revendication d’un État n’entraîna pas, ni sur le moment ni par la suite, le moindre dérapage antisémite, aussi chargé et inextricable que semblait être le conflit israélo-palestinien. Dans l’extrême gauche cependant, ce changement géopolitique conduisit certains à de véritables révisions. Il y avait en somme deux images. Celle de rescapés du plus effroyable des massacres, trouvant enfin un pays — Israël — où vivre en paix et libres d’être juifs. Et celle d’agents « sionistes » de l’impérialisme américain, persécutant les Palestiniens. La guerre des Six-Jours permettait enfin d’effacer la première image, de ne plus voir que des bourreaux dans les anciennes victimes, des oppresseurs dans les anciens opprimés et — luxe inouï —, elle autorisait l’inversion suprême, traiter des juifs de nazis. Dix ans plus tard, pour une poignée de militants, qui venaient de connaître, après Mai-68, une longue période de quasi-chômage politique, les « conclusions » de Faurisson arrivèrent à point nommé, autrement plus audibles désormais que celles auxquelles était parvenu Rassinier, disparu au moment de la guerre des Six-Jours.
5. Des militants fourvoyés de l’ultra-gauche
De fait, en France, les alliés les plus actifs de Faurisson, lorsque celui-ci sort de l’anonymat par le scandale, ne viennent pas en premier lieu de l’extrême droite, comme on aurait pu s’y attendre et comme c’était le cas ailleurs, mais bien d’une frange particulièrement étroite de l’extrême gauche.
L’archéologie de cette « conjonction des extrêmes » (R. Lewin) qui caractérise le négationnisme français permet de repérer une minuscule strate datant de 1960, un article publié dans Programme communiste, la revue confidentielle d’une branche ultra-minoritaire de l’extrême gauche, dite « bordiguiste », du nom d’Amadeo Bordiga, un des fondateurs du Parti communiste italien. Dans cet article, intitulé « Auschwitz, ou le grand alibi », l’avant-garde autoproclamée de la révolution que constitue ce groupuscule ne nie pas la réalité du génocide perpétré contre les juifs. Mais elle explique que celui-ci a été utilisé par les impérialistes vainqueurs des nazis comme un alibi destiné à duper les prolétaires en leur faisant croire à une différence, de fait fictive, entre démocraties et régimes fascistes. Pour ces bordiguistes, en effet, la pire conséquence du fascisme est bien cette idéologie antifasciste, produite par le capitalisme, expliquaient-ils, pour leurrer la classe ouvrière en lui désignant un faux ennemi, prétendument diabolique, et renforcer ainsi, en la dissimulant, l’exploitation dont les prolétaires sont les victimes. En 1970, un certain Pierre Guillaume, né pendant la guerre, engagé successivement dans divers groupuscules révolutionnaires, reproduit cet article sous forme de brochure et le diffuse dans la librairie qu’il a ouverte en 1965 au quartier latin, La Vieille Taupe. Jusqu’à sa fermeture en 1972, les étudiants parisiens de la génération de Mai-68 viennent s’y approvisionner en textes révolutionnaires de diverses obédiences et nourrir une réflexion destinée à changer le monde, et non à restaurer celui que regrettent les Bardèche et autres nostalgiques de l’Europe national-socialiste.
Battant la semelle depuis que les derniers feux de Mai-68 se sont éteints sans déboucher sur le « grand soir » tant espéré, Pierre Guillaume découvre l’existence de Faurisson en 1978, lorsque celui-ci fait sa percée médiatique. Le spécialiste de la démystification littéraire révèle alors aux cadets des bordiguistes de 1960 qu’Auschwitz n’était pas seulement un alibi, mais tout bonnement un mythe. Les chambres à gaz n’avaient pas existé. Le génocide n’avait pas eu lieu. Les juifs avaient inventé toute cette histoire pour escroquer les Allemands au bénéfice d’Israël.
Rejoint par quelques autres militants de cette extrême gauche extrême, dite ultra-gauche, Pierre Guillaume met aussitôt au service de l’universitaire lyonnais sa pratique de la dialectique et de l’agit’prop, en diffusant des tracts, des pamphlets, les textes de Faurisson et en republiant Le Mensonge d’Ulysse de Rassinier dans une maison d’édition créée pour la circonstance, au nom de son ancienne librairie, La Vieille Taupe. Durant les premières années de leur active collaboration avec Faurisson, les membres de ce regroupement d’un genre particulier se défendaient des accusations d’antisémitisme qui ne manquèrent pas de leur être adressées en affirmant n’être animés que du désir de lutter contre « l’impérialisme sioniste ». La révélation de Faurisson était certes de taille. Mais, de même que le « socialiste » Rassinier n’avait pas été arrêté dans son combat par le fait de le mener en collaboration avec Bardèche, Sorlot ou l’ancien SS Priester, de même les quelques théoriciens purs et durs de la nouvelle Vieille Taupe n’ont-ils pas été arrêtés dans leur engagement par les « conclusions » de Robert Faurisson, version contemporaine pourtant flagrante des dénonciations antisémites séculaires d’un complot juif mondial et autres Protocoles des Sages de Sion.
Cette dérive des négationnistes français venus de l’extrême gauche connut une sorte de point d’orgue, le 12 septembre 1998, en l’église parisienne de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, confisquée depuis de nombreuses années par des catholiques intégristes. Une messe en latin y était célébrée ce jour-là à la mémoire de Maurice Bardèche, mort quelques semaines plus tôt, le 30 juillet. Jean-Marie Le Pen avait fait parvenir un hommage au défunt, en qui il saluait « un historien d’avant-garde » et « le prophète d’une renaissance européenne ». Dans l’assistance, où se côtoyaient plusieurs générations, fleurons et anonymes, de l’extrême droite française, dont Pierre Sidos et Henry Coston, on remarquait la présence de Pierre Guillaume, qui avait donc parcouru en deux décennies la distance entre sa petite librairie révolutionnaire des alentours du Panthéon et l’église intégriste du quartier Maubert.
6. Entre tentative de légitimation académique et coups médiatiques
Depuis l’affaire Faurisson, tous les efforts des négationnistes se sont portés sur des opérations médiatiques préparées selon une double stratégie : celle de la légitimation et celle du scandale, « agent par excellence de la dissolution du consensus » (P. Loraux).
Sur le premier terrain, l’Université constituait une cible essentielle pour le succès de leur entreprise. En témoigne, en 1985, la tentative, soutenue par Faurisson et ses alliés de La Vieille Taupe, de faire obtenir à Nantes, grâce à un jury de complaisance, une thèse d’université à un négationniste. Ingénieur agronome à la retraite inscrit en histoire à l’université de Paris-IV, le candidat, Henri Roques, prétend, en usant des procédés hypercritiques systématiquement pratiqués par Faurisson, ôter tout crédit au témoignage portant sur les chambres à gaz de l’officier SS Kurt Gerstein. Roques se garde bien alors de rappeler son passé chargé de militant d’extrême droite, notamment le fait que, de 1953 à 1956, il avait été, sous le pseudonyme d’Henri Jalin, le secrétaire général d’un mouvement ouvertement fasciste et raciste, la Phalange française. Le jury de Nantes lui accorde la mention « très bien ». Trois de ses membres, son président, le germaniste de l’université de Lyon III Jean-Paul Allard, le directeur de thèse, Jean-Claude Rivière, professeur de littérature médiévale à Paris-IV, et le père mariste Pierre Zind, professeur d’histoire des religions à Lyon-II, sont liés au Groupement de recherche et d’étude pour la civilisation européenne (G.R.E.C.E.), principale organisation de la « nouvelle droite ». Le scandale n’éclate qu’au début de 1986, mais la tentative de légitimation est finalement déjouée : après une enquête révélant de multiples irrégularités dans l’inscription universitaire ainsi que dans la préparation et la soutenance de la thèse (dont une fausse signature, sur le procès-verbal de délibération, d’un membre du jury absent de la soutenance et de la délibération), le président de l’université de Nantes décide, le 3 juillet 1986, d’annuler la soutenance et de refuser la délivrance du diplôme. Cette décision fut confirmée par le Conseil d’État. Pour sa part, le ministre délégué chargé de la Recherche suspendait pour un an le directeur de thèse.
Au cours des années 1980 et 1990, divers cas de négationnisme apparaissent dans la recherche et l’enseignement français. Serge Thion, chercheur au C.N.R.S, spécialiste de l’Asie du Sud-Est, qui publie dès 1980 Vérité historique ou vérité politique ? Le dossier de l’affaire Faurisson. La question des chambres à gaz à La Vieille Taupe, collabore à l’organe fondé par Pierre Guillaume, Annales d’histoire révisionniste, et crée en 1996 un des sites Internet les plus prolifiques de la propagande négationniste, Aaargh, (Association des anciens amateurs de récits de guerre et d’holocauste). La concordance de ces faits sur vingt ans avec l’utilisation de son appartenance au C.N.R.S. et la raréfaction de plus en plus manifeste de sa production scientifique pendant dix ans à mesure que se multipliaient ses textes négationnistes lui valent d’être finalement révoqué du C.N.R.S. en 2000. Bernard Notin, maître de conférences en sciences économiques à Lyon-III et membre du conseil scientifique de cette université, est suspendu en 1990 après la parution, dans la revue Économies et sociétés, de son article « Le Rôle des médiats [sic] dans la vassalisation nationale : omnipotence ou impuissance ? », où il traite du thème des chambres à gaz comme d’un exemple insigne de manipulation des masses par le pouvoir médiatique. La graphie du terme « médiat » affectée par l’auteur devient vite un signe de reconnaissance chez les négationnistes.
Sur le terrain des provocations médiatiques, les initiatives viennent principalement du Front national. Les thèmes négationnistes y sont progressivement diffusés, de manière de plus en plus audible, par diverses composantes du parti, nationalistes-européens ou catholiques traditionnalistes, surtout à partir de la percée électorale de 1983, qui sort l’extrême droite de son isolement pour la première fois depuis la guerre. En 1986, Jean-Marie Le Pen range Henri Roques parmi les « chercheurs » et autres « spécialistes » de la « technique historique » (National Hebdo, 5 juin 1986). En 1987, interrogé lors d’une émission radiophonique sur ce qu’il pense des énoncés « révisionnistes », il répond que les chambres à gaz sont « un point de détail de l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale ». Au journaliste qui s’étonne d’une telle formulation, le président du Front national réplique alors : « Voulez-vous me dire que c’est une vérité révélée, à laquelle tout le monde doit croire, que c’est une obligation morale ? » (Libération, 15 septembre 1987). Juste un an après cette déclaration, en septembre 1988, lors de l’université d’été du Front national, J.-M. Le Pen prolonge, au profit de sa propre stratégie d’occupation du terrain politique, son exploitation de la tactique de scandale pratiquée par les négationnistes, en raillant le ministre de la Fonction publique, Michel Durafour, qu’il nomme au micro « Monsieur Durafour et Dumoulin » puis « Monsieur Durafour-crématoire ». L’exploitation périodique de cette rhétorique par le Front national a contribué à la banalisation de cette version contemporaine du discours antisémite qu’est le négationnisme, tout comme elle n’a cessé de contribuer, plus largement, à une forte banalisation du discours raciste.
Au printemps de 1996, l’effet de scandale recherché par les négationnistes se manifeste à nouveau bruyamment lorsqu’on apprend que, au nom de l’amitié, l’abbé Pierre apporte sa caution au collage antisémite paru sous le titre Les Mythes fondateurs de la politique israélienne, écrit par Roger Garaudy et publié en « samizdat » à l’instigation de La Vieille Taupe. L’auteur, d’abord chrétien, puis membre du bureau politique du Parti communiste français, chantre de l’orthodoxie stalinienne jusqu’en 1970, était alors redevenu chrétien jusqu’à ce que, jugeant que le christianisme « relaie une certaine idéologie sioniste », il décide finalement, en 1983, de se convertir à l’islam. Il qualifie son livre d’« anthologie de l’hérésie sioniste » lors de la conférence de presse qui lance cette parution. Il y fait sensation en donnant lecture de la lettre de soutien de l’abbé Pierre, qui lui livre une de ses « convictions relative à la portion juive de l’univers humain » et lui raconte le « choc horrible » qu’il avait ressenti à la lecture du livre de Josué en découvrant « comment se réalisa une véritable “Shoah” sur toute vie existant sur la “Terre promise” ».
7. Un réseau international
La France n’est que l’un des sièges de l’entreprise négationniste, qui s’est développée dans le même temps ailleurs en Europe et dans le monde et qui dispose depuis 1978 d’un organe d’échange et de communication basé à Los Angeles, l’Institut pour la révision historique (Institute for Historical Review) avec son Journal for Historical Review, fondé par l’éditeur d’extrême droite Willis Carto. La littérature négationniste constitue en fait un seul corpus, une vulgate constamment répétée, souvent dans des termes semblables, les variantes d’un même texte renvoyant les unes aux autres, d’un rédacteur à l’autre, de manière circulaire, à coups de citations et d’attributions mutuelles de titres supposés honorifiques, chargés d’impressionner le lecteur non informé en gratifiant l’entreprise d’une légitimité intellectuelle et sociale qui lui fait défaut. Parmi ces rédacteurs, reviennent notamment, à côté des Français Roques ou Faurisson : Arthur Butz, professeur associé d’informatique à la Northwestern University (Illinois), auteur en 1976 de l’ouvrage négationniste le plus diffusé dans le monde anglophone The Hoax of the Twentieth Century (L’Imposture du vingtième siècle); Wilhelm Stäglich, ancien magistrat allemand, auteur en 1978 du livre Der Auschwitz-Mythos (Le Mythe d’Auschwitz); Ernst Zündel, figure centrale des mouvements néo-nazis nord-américains et allemands; Fred Leuchter, prétendu « expert », dont le rapport sur les chambres à gaz a été écarté par le juge comme « ridicule » et « absurde » lors du procès du précédent au Canada, en 1988; Germar Rudolf, autre « expert », doctorant en chimie à l’Institut Max-Planck de Stuttgart; enfin le Britannique David Irving, seul historien de profession parmi ces plumitifs.
Les nouveaux moyens de communication informatique permettent désormais à ce type de discours d’être diffusé à l’échelle de la planète. Le Front national a été, en France, le premier parti à se doter, en 1995, d’un site sur Internet. Dans d’autres pays, notamment aux États-Unis, ce nouveau média a été rapidement utilisé par divers groupements racistes et formations d’extrême droite, auxquels Internet procure une force de propagande autrement plus efficace que la diffusion antérieure de pamphlets polycopiés ou les prises de parole devant des auditoires restreints et déjà acquis. La production négationniste y est également omniprésente, ses promoteurs cherchant à inonder le réseau de la même manière que Robert Faurisson saturait les rédactions des journaux français dans les années 1980, mais sur une tout autre échelle. La violence des textes antisémites sur les sites diffusant la littérature négationniste démontre à l’envi la collusion entre ces discours, et aussi jusqu’où est allée la dérive de la frange d’ultra-gauche, qui prétendait, en adhérant aux dénonciations faurissonniennes, œuvrer pour la révolution. Rassinier l’avait bien montré : il est rare que quelqu’un revienne de dérives de cette sorte, entamées bien avant d’être visibles, poussées par des ressentiments anciens mais demeurés imperceptibles jusqu’à ce qu’une cause telle que la cause antisémite, de manière autrement plus fondamentale que la cause révolutionnaire jusque-là proclamée, mobilise corps et âme ceux qui y trouvent enfin la vérité qu’ils cherchaient. Cette diffusion sur Internet montre aussi combien la rhétorique négationniste, née en Europe au sujet d’événements qui s’y sont déroulés, a été progressivement reprise, souvent au nom de l’islam, dans de nombreux pays arabes, où, malgré les protestations d’intellectuels indignés par le négationnisme et l’exploitation qui en est faite, Roger Garaudy est souvent salué pour son pamphlet antisémite comme un héros de la liberté et de la cause palestinienne.
Un des sites négationnistes les plus actifs, qui s’appelle précisément Radio Islam, a été fondé dans les années 1990 par un officier marocain fondamentaliste réfugié en Suède, Ahmed Rami, et hébergé d’abord sur le serveur d’une American Islam Society. En 1997, on pouvait y lire ce commentaire : « Nous dénonçons la campagne juive de calomnie dirigée contre le seul parti politique français libre, le Front national, et son leader Jean-Marie Le Pen, le seul vrai homme d’État français qui a osé dire non à l’arrogance du pouvoir juif. Et ce n’est pas un détail ! » On y trouvait également le Nuremberg ou la Terre promise de Bardèche, plusieurs traductions des Protocoles des Sages de Sion, des « caricatures politiques » lourdement antisémites, le site du parti russe ultranationaliste Pamyat et les déclarations antisémites de Louis Farrakhan, leader du mouvement noir américain Nation of Islam. En 2001, le même site, visitable en onze langues européennes et en arabe, s’est notamment enrichi du traité de Luther publié en 1542 Des juifs et de leurs mensonges, de Mein Kampf et des textes de Faurisson proposés en plusieurs langues.
8. Les limites de la réplique
L’immense et nouvel espace de communication que constitue Internet est difficile à soumettre à la législation de la liberté d’expression telle qu’elle s’applique dans l’écrit et l’audiovisuel. Son étendue, sa constante recomposition, son fonctionnement technique, par sites, hébergeurs, liens et autres composantes potentiellement mobiles constituent autant d’obstacles à l’application d’une telle législation. Mais les problèmes posés sont loin d’être seulement techniques. Les points de vue, en effet, ne cessent de s’opposer entre, d’un côté, ceux pour qui le négationnisme est un délit, au même titre que d’autres propos racistes, antisémites ou xénophobes, et, de l’autre côté, les défenseurs radicaux de la liberté d’expression et ceux qui craignent qu’un recours à la justice ne transforme l’histoire en vérité officielle. Malgré la Déclaration universelle des droits de l’homme ou les traités, par exemple européens, de lutte contre le racisme et la xénophobie, ces débats achoppent aussi sur la disparité des formules de répression nationales. Ainsi, en Grande-Bretagne, le négationnisme n’est pas reconnu comme un délit. Si David Irving fut condamné par un tribunal britannique en avril 2000 comme antisémite, raciste et collaborant avec des néo-nazis, c’est parce que lui-même avait déposé une plainte en diffamation contre l’universitaire américaine Deborah Lipstadt, à qui il reprochait d’avoir ruiné sa réputation d’historien en le décrivant comme un admirateur d’Hitler dans son livre consacré au négationnisme en 1993. En Allemagne, la loi ne sanctionne pénalement que la négation du génocide perpétré par les nazis, alors que, en Espagne ou en Suisse, c’est la négation de tout crime contre l’humanité qui est passible de poursuites. En France, votée à un moment où le Front national obtenait des scores électoraux préoccupants pour la démocratie, la loi Gayssot du 13 juillet 1990, qui sanctionne la contestation des crimes contre l’humanité définis par le statut du Tribunal de Nuremberg, est un ajout à la loi Pleven de 1972 réprimant la diffamation « envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ». De nombreux sites racistes et négationnistes sont basés aux États-Unis, où le célèbre premier amendement de la Constitution, interdisant l’établissement d’une loi « qui limite la liberté de parole, ou celle de la presse », leur évite les poursuites auxquelles ils s’exposent en France, en Belgique, en Suisse ou en Allemagne.
À l’essai de destruction totale des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale aura donc succédé une tentative de négation de ce fait historique. L’une est le corollaire de l’autre, comme on le voit pour d’autres meurtres de masse, produisant eux aussi un déni à la mesure de l’horreur perpétrée. Il est dès lors nécessaire, pour comprendre ces phénomènes de négation, leur portée et leurs limites, de les analyser eux-mêmes comme des faits historiques. Mais il est sans doute nécessaire aussi d’accepter de penser que les instruments de bonne foi dont disposent aujourd’hui les démocraties — la parole, l’écriture, la justice — ont une portée et, heureusement, des limites qui ne leur donneront jamais le pouvoir de réduire à néant l’agrégat de perversions, de délires sans limites et de manipulations politiques que forme le négationnisme.
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